- Disparition de Maradona
V.H. Morales : « Rien n’égale l’invention de l’homme »
« Je veux pleurer ! Grand Dieu, vive le football ! Golazo ! Diegoal ! Maradona, c’est à pleurer, pardonnez-moi ! » Dans le stade Aztèque le 22 juin 1986, le commentateur Víctor Hugo Morales fait passer une émotion aussi historique que puissante à toute l’Argentine lorsque Diego Armando Maradona inscrit ce qui sera ensuite baptisé par la presse le « but du siècle ». Devenu une légende continentale grâce à ces paroles, l'Uruguayen se confie sur sa passion pour le football.
Comment est née votre passion pour le football ?Au moment où j’ai reçu ma première passe, quand j’étais jeune garçon. Dans ces pays comme l’Argentine ou l’Uruguay, tu évites de jouer avec la tête et tu te concentres sur les pieds. Je suis né avec la fierté de faire partie de l’Uruguay, une nation championne du monde de football. J’ai grandi en observant les photographies et les affiches qui montraient l’Uruguay à nouveau champion du monde (en 1950 au Brésil, N.D.L.R).
Au pays, c’est une partie de notre identité nationale. Cela s’est mis en route dès les années 1920, mais depuis le football est entré dans la culture charrúa comme un langage. Dès cinq ou six ans, je tapais dans la balle. Cette pratique a duré trente ans.
En Amérique latine, il y a un réel engouement pour les commentateurs sportifs. Quelle est l’importance de la parole dans un match de football dans cette région ? L’Amérique latine est l’un des lieux les plus favorables à ce que le football soit aimé par des centaines de millions de personnes. Tu peux jouer au football à partir de rien, il te suffit de bouts de scotch et d’une feuille de papier pour avoir une balle. Avec cette balle, trente ou quarante enfants peuvent s’amuser à organiser un match et jouer entre eux pendant des heures. Sur ce continent, le niveau de vie de la population est globalement pauvre. La seule chose qui offre la possibilité à toutes les classes de pouvoir communier ensemble, c’est le football.
Dès lors, la parole du commentateur sportif est essentielle, qui plus est quand elle est transmise par la radio. Depuis les années 1950, ce concept s’est élevé au rang d’art. Les gens préféraient écouter un match à la radio que devant la TV, car cela leur plaisait encore plus. Dans les années 1960 ou 1970, j’ai le souvenir de voir grandir la popularité des narrateurs sportifs rioplatenses. Au Brésil, les commentaires sont eux aussi excellents, mais ils parlent à moins de monde, car la langue portugaise n’est pas aussi étendue sur le territoire.
La radio est aussi un moyen de faire travailler l’imagination pour vos auditeurs…(Il coupe.) C’est très juste. Faire travailler l’imagination, c’est l’essence même du commentaire d’un match à la radio. Il faut imaginer tous les gens amassés dans une mégalopole ou isolés dans la campagne et se mettre à la place de tous les citoyens du pays. Les gens veulent savoir que les joueurs de l’équipe sortent sur la pelouse dans un stade qui bouillonne, car le moment du match est arrivé, qu’ils jouent sous un soleil de plomb ou sous une pluie battante, qu’ils viennent pour sauver leur peau ou sont à la recherche de la gloire.
Tous les auditeurs doivent être attrapés par cette immense émotion qui traverse l’esprit. Il faut raconter l’intensité d’un duel entre deux joueurs, entrer dans une forme de poésie orale avec la balle. En réalité, les images engendrées par le cerveau humain grâce à la radio sont beaucoup plus fortes que celles que les gens peuvent avoir devant une télévision. Rien n’égale la pure invention de l’homme. En cela, les commentateurs possèdent une mission essentielle à faire travailler la créativité des hommes.
Qu’est-ce qui vous a procuré le plus de plaisir dans toute votre carrière de commentateur radio ? Sans hésiter, le second but de Diego Maradona contre l’Angleterre lors du mondial 1986. Cette action merveilleuse de Diego est allée jusqu’à changer ma propre vie, au-delà de toute l’émotion que j’ai ressentie ce jour-là. Ce but m’a donné une reconnaissance internationale. Très sincèrement, je reste encore bouche bée de voir les stigmates que ce but laisse dans les consciences et les sociétés latino-américaines. Tout ce que j’ai pu vivre grâce à ce but, je le dois à Diego. Je lui serai toujours reconnaissant pour cela.
Au moment du but du siècle, vous remerciez Maradona « pour ces larmes » qu’il vous procure. C’était vous-même qui parliez ou c’était la voix de l’Argentine ?
Le fait d’affronter l’Angleterre dans ce quart de finale est quelque chose de très spécial. Quatre années auparavant, la guerre des Malouines avait créé de fortes tensions avec l’intervention de l’armée anglaise et une vive douleur intérieur chez les Argentins. C’était la toute première fois que les pays se retrouvaient à la suite de la guerre.
C’était une fierté pour le peuple argentin, car enfin, l’Argentine et l’Angleterre combattaient à armes égales. Onze contre onze, sans aucun autre type d’aide extérieure envers les participants. Pour l’Argentine, c’était l’heure de la revanche. Même si bien entendu, la guerre n’est pas le football, nous avions, dans notre cœur, une forme de satisfaction. Beaucoup d’Argentins décédés dans les Malouines auraient aimé voir Diego Maradona marquer ce but. Ce match allait bien au-delà du simple sport.
Encore aujourd’hui, vous faites pleurer tous les Argentins qui écoutent ce moment d’histoire. L’amour du football ne s’arrête jamais dans le temps ? Cet amour ne connaît aucune limite. Depuis 25 ou 30 ans, la popularisation de la télévision change même le cours des choses. Dans un bar argentin aujourd’hui, tu peux voir du football italien, puis du football espagnol, puis du football français… Sans oublier les matchs du championnat argentin. L’Argentine vit football en permanence, et la promotion de cette tradition est devenue encore plus forte.
Parce que l’Argentine aime analyser la beauté de ce sport, la pénétration sociétale est totale. En revanche, je ne sais pas s’il faut parler d’amour. L’amour est une notion que je considère liée au passé, aux souvenirs. Désormais, nous sommes plus confrontés à l’exigence de la confrontation. Gagner ou perdre. Si la FIFA ne fait pas quelque chose pour donner du crédit aux belles actions, je crois que nous pourrions un jour finir par nous ennuyer. Au fur et à mesure des années, le football a tendance à oublier le jeu et accorder beaucoup trop de crédit aux intérêts financiers.
À quoi aurait ressemblé votre vie sans le football ? Le football me donnait la possibilité de devenir plus populaire qu’à travers un autre sport. Ce qu’il faut savoir, c’est que je suis un passionné de la radio avant le foot. Depuis mes 18 ans, j’ai travaillé comme chroniqueur et journaliste sportif, mais aussi politique ou culturel. J’aime le football et tout ce qu’il représente, mais si le football n’avait pas existé, j’aurais poursuivi ma vie à travers la radio. J’ai commenté la boxe, le basket, les courses automobiles… Ma vie de commentateur trouve aussi son sens ailleurs que dans le foot.
Est-ce que cela vous dérange d’être toujours associé aux deux buts de Maradona alors que votre carrière de journaliste est bien plus large que cela ? J’ai beaucoup de gratitude envers ceux qui parlent de mes commentaires, car c’est une partie de ma vie. Je le redis, je dois beaucoup à Diego. Sans lui, ma popularité n’aurait pas été aussi grande, c’est évident. Quand on parle de la personne connue que je suis devenue, cela est lié à la chance que j’ai eue de pouvoir commenter un match aussi historique et de pouvoir atteindre massivement les consciences.
Le fait de me mettre en lumière par rapport à Diego m’honore. Maradona est sans doute la personne pour laquelle j’ai la plus grande affection, car mis à part ce but de 1986, j’ai connu d’autres émotions par Diego. Le premier but que j’ai commenté depuis l’Argentine était le premier de Maradona pour Boca dans son premier match officiel contre Talleres le 22 février 1981. Il avait déjà eu un écho important, car son but était beau à voir, et donc à décrire. C’était un slalom au bout duquel Maradona est fauché dans la surface. Son penalty est ensuite tiré d’une manière très douce, au ras du poteau. J’avais comparé le but de Maradona à la trajectoire d’une larme sur un visage humain. Sans ce but, peut-être que je n’aurais pas été au stade Aztèque pour commenter le quart de finale contre l’Angleterre, ou son but contre la Grèce lors de la Coupe du monde 1994. En matière de récit pur, je crois que ce but contre les Grecs était le point culminant de ma carrière. Mais cela reste moins fou que face aux Anglais en 1986, où la passion est incontrôlable. La violence de l’émotion est si forte qu’il est impossible de la maîtriser, il faut la laisser s’exprimer à travers la voix. Ce moment était unique.
Propos recueillis par Antoine Donnarieix