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Un mystère nommé Mediapro
Sans prévenir, la multinationale Mediapro a renversé la table des droits TV du foot français en mai 2018, en s'adjugeant la quasi-totalité des matchs de Ligue 1, sur la période 2020-2024. Une tornade médiatique venue tout droit d’Espagne et qui reste encore nimbée de mystère, alors que l’entreprise ibérique assure vouloir créer sa propre chaîne pour diffuser le championnat de France, dès le prochain exercice. Voilà qui donne envie de savoir ce que mijote dans sa grande marmite stratégique ce géant de l’audiovisuel, passé récemment sous pavillon chinois.
Un drôle de paradoxe. Voilà comment qualifier actuellement la situation du groupe Mediapro en France. En s’adjugeant pour 780 millions d’euros annuel les droits TV domestiques de la Ligue 1, ce mastodonte de l’audiovisuel espagnol a mis la main sur 8 des 10 matchs de l’élite diffusés chaque journée de 2020 à 2024, et est logiquement sur toutes les lèvres depuis. Pourtant, Mediapro ressemble encore dans l’Hexagone à une équation aux nombreuses inconnues : pourquoi ce nouvel entrant sur le marché des droits TV français s’aventurerait donc à payer aussi cher pour la Ligue 1 ? Quel traitement le groupe réserve-t-il au championnat de France ? A-t-il vraiment les armes pour siphonner la concurrence et se faire sa place sur un marché hyper concurrentiel et atomisé ? Alors que Mediapro devrait théoriquement lancer sa propre chaîne pour retransmettre la Ligue 1 la saison prochaine, le pourquoi du comment de sa venue en France fait sévèrement cogiter la concurrence. Mais pour apporter un semblant de réponse à l’énigme, encore faut-il savoir de qui l’on parle, précisément.
« Le Corte Inglés de l’audiovisuel »
Quelques nombres en guise d’amuse-gueule. Avec presque 7000 salariés, près de 2 milliards de chiffre d’affaires en 2018 et un EBITDA (schématiquement, le bénéfice avant imposition et versement des intérêts) de 222 millions d’euros cette même année, Mediapro est un beau bébé. Créée en 1994, la société est toujours dirigée par son fondateur, le Barcelonais Jaume Roures, un drôle de zozo, à la fois ancien trotskiste, sympathisant supposé de l’indépendantisme de la Catalogne et roi d’un empire médiatique international à faire baver d’envie Charles Foster Kane. Car Mediapro est partout. D’abord en Espagne, où l’entreprise a récemment acheté puis revendu à Telefonica, une multinationale espagnole de télécommunications, les droits de la Ligue des champions et de la Ligue Europa, pour 1,08 milliard d’euros. Telefonica, qui est aussi le nouveau détenteur de l’essentiel des droits TV de la Liga sur la période 2019-2022, a par ailleurs engagé Mediapro pour la réalisation technique de tous les matchs de la Liga. Car Mediapro n’est pas qu’une agence de médiation, qui se contente de négocier, acheter puis revendre avec bénéfice des droits sportifs aux chaînes de télévision.
La revente de droits TV ne constitue en effet qu’une branche de ses activités, l’entreprise espagnole s’assumant comme un groupe audiovisuel aux compétences multiples : outre la réalisation de matchs de football, Mediapro produit des séries (The Young Pope, pour ne citer que la plus connue), des documentaires et des émissions de télé réalité aussi bien pour des chaînes généralistes espagnoles (Antena 3, la Sexta ou la Cuatro), étrangères (comme HBO ou encore Telefe, une chaîne privée argentine ) que pour Netflix ou Amazon prime video. Le groupe produit également des films (plus de 50 depuis sa création) et a notamment des longs métrages de Woody Allen à son glorieux tableau de chasse, comme Midnight in Paris et Vicky Cristina Barcelona. Moralité ? « Mediapro, c’est un peu le Corte Inglés ou les Galeries Lafayette de l’audiovisuel, comme on dit en Espagne, explique José Vicente García Santamaría, professeur à l’université Carlos III de Madrid, et auteur de « Les groupes multimédia espagnols : Analyse et stratégies » . Ils savent un peu tout faire dans le secteur, que ce soit la réalisation, la production ou la retransmission de sport, de films, d’émissions… Leur vraie force, ce n’est pas leur capacité financière, car leur chiffre d’affaires est très en dessous de celui d’autres monstres du secteur audiovisuel comme la Sky, Telefonica ou Disney, mais bien leur savoir-faire technique. » Un savoir-faire qui a permis à Mediapro de faire adopter aux 42 clubs de D1 et D2 espagnols Mediacoach, un outil d’analyse statistique très perfectionné, et Automatic TV, un système de production multi-caméra entièrement automatisé visant à affiner et optimiser l’analyse vidéo des clubs professionnels ibériques, également utilisé dans tous les stades de Liga et Liga 2.
Cap sur l’international
Voilà pour la carte d’identité du nouveau venu. Reste encore à savoir ce qu’il vient trifouiller dans l’Hexagone, en mettant les mains dans le cambouis de notre bonne vieille Ligue 1. Mediapro, dont 80% du chiffre d’affaires est aujourd’hui engendré hors d’Espagne, semble de fait de plus en plus enclin à se tourner vers l’international, alors que l’entreprise n’est peut être plus tout à fait aussi souveraine dans la péninsule ibérique. En atteste sa récente perte des droits TV domestiques de la Liga au profit de Telefonica, sur la période 2019-2022. « Telefonica est une entreprise très puissante, avec 48 milliards de chiffre d’affaires annuel, ils sont dans une autre dimension que Mediapro, poursuit José Vicente García Santamaría. Pour faire court, le marché espagnol est hyper concurrentiel en ce moment, donc Mediapro cherche des opportunités d’investissement à l’étranger. » À l’étranger, et pas seulement en France, alors que Mediapro, qui a échoué à obtenir les droits de la Serie A de 2018 à 2021, négocie actuellement pour obtenir ceux relatifs à la période 2021-2024, pour une somme estimée à 1,3 milliard d’euros annuel.
En France, la firme espagnole a annoncé vouloir créer dès la saison prochaine sa propre chaîne 100% football pour un montant qui pourrait s’élever à 25 euros par mois, et ce, sans conclure d’accord de distribution avec la concurrence (à l’image de celui que RMC Sport a passé avec Canal + pour la diffusion des matchs de la C1). « Nous écartons l’idée de sous-licencier une partie de nos droits » , déclarait Jaume Roures, le patron du groupe, dans une interview donnée au Figaro en novembre 2018. « Car si nous revendons une partie des droits à Canal +, par exemple, nous appauvrissons l’offre de notre propre chaîne et ce n’est pas le but… J’ai évoqué le prix de 25 euros par mois pour notre chaîne, ce qui correspond à un simple calcul du prix payé pour les droits… Avec 4 millions d’abonnés, nous serions rentables. »
Le contre-exemple beIN Sports
Voilà qui semble démesurément optimiste : beIN Sports, lors de son lancement en 2012 en France, avait tablé sur une offre football et multisports plus étoffée que celle que proposera Mediapro, mais reste pourtant un gouffre financier dans l’Hexagone, 7 ans après sa création. « beIN, c’est aujourd’hui autour de 3,5 millions d’abonnés et avec une politique de prix beaucoup plus attractive que celle de Mediapro, décrypte Antoine Feuillet, doctorant à l’université de Caen Normandie et spécialiste des questions relatives aux droits TV sportifs. Ils ont aussi des déficits annuels récurrents, même si leur objectif n’était pas tellement la rentabilité, il s’agissait pour le Qatar de s’implanter en France. Pour Mediapro c’est différent, ils ont l’idée de faire de l’argent, comme un diffuseur classique. Là, comme ça, à court-moyen terme, dans un marché français hyper fragmenté où les droits TV sont éparpillés entre les diffuseurs, ça paraît très compliqué pour l’entreprise d’être rentable. »
Pour attraper dans ses filets un maximum de téléspectateurs, la firme espagnole mettra peut-être aussi le paquet pour les droits de la C1 et de la C3 de 2021 à 2024, pour lesquels les enchères ont débuté mi-octobre. « Si Mediapro remporte les droits des compétitions européennes, on peut imaginer qu’ils puissent devenir assez incontournables aux yeux du fan de foot français, déroule Antoine Feuillet. Avec la Ligue des champions, la grande majorité des droits de diffusion de la Ligue 1 et de la Ligue 2 ( la retransmission de 8 matchs de seconde division par journée sont entre les mains de l’entreprise espagnole), ils auront tous les produits les plus importants pour les fans français. Les championnats étrangers, à l’exception notable de la Premier League, sont en effet plus accessoires. »
Tout cela relève néanmoins encore du conditionnel, alors que la viabilité économique du projet de Mediapro laisse encore perplexe de nombreux spécialistes. Début septembre 2018, Maxime Saada, le président du directoire du groupe Canal +, assurait même au micro de France Inter que la chaîne française avait entamé les négociations avec la société espagnole, pour passer des accords de distribution sur les rencontres de Ligue 1 : « Ils ont pris contact tout de suite. On s’est vu très vite. C’est quand même un acteur qui est avant tout un courtier et qui a besoin de Canal+ pour distribuer. Nous sommes le premier distributeur de beIN Sports en France, comme on est le premier distributeur d’OCS, la chaîne de cinéma d’Orange… Oui, Canal+ a perdu les droits de la Ligue 1 en 2020. Mais moi, je vous garantis qu’on diffusera de la Ligue 1 post-2020. Je suis certain de ça. » . Des propos contradictoires avec les objectifs annoncés de Jaume Roures donc, alors que le grand manitou de Mediapro a depuis annoncé que son entreprise ne sous-licencierait pas les droits de la Ligue 1 à une autre chaîne. « Mais le marché est tellement fragmenté que les accords de distribution semblent quasi inévitables, nuance Antoine Feuillet. D’ailleurs, le directeur général en France que Mediapro a engagé, Julien Bergeaud (jusqu’ici directeur général de Discovery France, propriétaire d’Eurosport, N.D.L.R.) est un spécialiste des accords de distribution. »
Sous pavillon chinois
Si l’entrée de Mediapro sur le marché français est un investissement à risques, le groupe espagnol semble néanmoins avoir des bases économiques solides. Le rachat de la majorité de ses parts en février 2018 par Orient Hontai capital, un fonds d’investissement filial d’Orient Securities, une société de gestion chinoise dont l’actionnaire principal est la municipalité de Shanghai, suscite néanmoins quelques interrogations. « Orient Securities, ce n’est pas une énorme entreprise en Chine, avance Simon Chadwick, professeur d’économie du sport à l’université de Salford et spécialiste du football chinois. Niveau dimension, ils n’ont rien à voir avec des sociétés comme Alibaba, Wanda ou Suning. Personne ne parle de ce fonds en Chine d’ailleurs. C’est assez typique de ce qu’on voit en ce moment, avec des investisseurs chinois de taille moyenne à l’échelle mondiale, qui prennent des parts dans des clubs de foot. » Avec des résultats pas toujours garantis, à l’image des récents déboires de Sochaux, Milan ou encore d’Aston Villa. Si le mariage avec Mediapro fonctionne, Orient Hontai capital devrait néanmoins permettre à l’entreprise ibérique d’élargir sa surface financière et son pouvoir économique. Encore faut-il savoir pourquoi ce fonds chinois s’est décidé à racheter la majorité des parts de la société espagnole.
« Dites-vous bien que le paysage audiovisuel, sportif et extra sportif, est en train de changer en profondeur, reprend Simon Chadwick. Les Chinois veulent profiter de ces mutations pour devenir des acteurs majeurs du marché et peut-être concurrencer les multinationales de l’audiovisuel que sont Amazon, Netflix, ESPN, Disney etc. Travailler avec Mediapro, un expert reconnu de l’audiovisuel, leur offre aussi une opportunité d’apprendre, d’effectuer un transfert de technologie. » À cet égard, la prise de participation majoritaire d’Orient Hontai Capital dans Mediapro est peut-être le signe avant-coureur d’une offensive chinoise sur les droits TV du football mondial dans les années à venir.
« Une entreprise comme Suning (environ 60 milliards de chiffres d’affaires annuel en 2018), qui est par ailleurs propriétaire de l’Inter, a acquis quasiment tous les droits TV du foot en Chine, aussi bien ceux du championnat domestique que ceux des grands championnats étrangers, poursuit Antoine Feuillet. À terme, on ne sait pas s’ils voudront être diffuseurs sur le sol européen. Mais les évolutions du marché footballistique, par exemple la création d’une super ligue européenne, inciteront peut-être des super structures chinoises et américaines à entrer dans la bataille pour les droits TV. Le cas échéant, si ces groupes y mettent le prix, des sociétés comme Mediapro ou Canal ne pourront pas les concurrencer. En bref, il y a de plus en plus de risques de dépossession des droits européens du football des mains des médias européens. » Une menace qui reste néanmoins encore hypothétique, alors que Mediapro doit déjà prouver être capable de gagner son pari dans l’Hexagone. À ce jour, le groupe n’a encore ni dévoilé son organigramme français, ni nommé son secrétaire de rédaction. En attendant, la Ligue 1 ronge son frein et une certitude demeure : le mystère Mediapro est encore loin d’être résolu.
Par Adrien Candau
Tous propos recueillis par AC, sauf mentions