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Tout ce qu’il faut savoir sur le petit pont

Par Swann Borsellino et Aquiles Furlone
Tout ce qu’il faut savoir sur le petit pont

Il a brisé des carrières et causé des embrouilles, mais continue à faire lever les foules, particulièrement en Amérique du Sud. De Diego Maradona aux cours de récréation du monde entier, en passant par George Best et celui passé par Riquelme entre les chevilles de Mario Yepes en 2000, le petit pont rythme l’histoire du football depuis des décennies. Il était temps de faire le tour de la question à propos du dribble ultime du football.

Article paru initialement dans le SO FOOT #140.

Le dribble le plus efficace ? « Aujourd’hui, on est souvent dans le sensationnel, dans l’image, mais le petit pont, c’est avant tout l’efficacité. » Jean-Claude Lafargue, directeur technique de Clairefontaine, estime que le petit pont est souvent le bon geste, car il permet d’avancer sur le terrain : « Sur un petit pont, on peut casser une ligne et éliminer deux ou trois joueurs. C’est une arme fatale dans les quarante derniers mètres. » Briseur de reins et de lignes, Javier Pastore abonde dans ce sens : « C’est juste plus rapide, plus efficace, tu n’as pas besoin de faire autant de mouvements que quand tu dribbles. Un petit pont, ça permet d’aller vers l’avant. » Selon Hugo Tocalli, ancien adjoint de José Pékerman, directeur du centre de formation de San Lorenzo, les bienfaits du petit pont sont aussi dans la tête : « Je me suis rendu compte qu’un joueur qui en rentre un dès le début du match, c’est bien au niveau du mental. Il prend confiance, il tente des trucs et bien souvent, il les réussit. » Pour le plus grand bonheur de l’écrivain Martin Caparros, pour qui le petit pont est le geste ultime : « Le dribble, c’est la tromperie, c’est faire croire que je vais aller à un endroit pour passer de l’autre côté. Alors que le petit pont, c’est la grande tromperie. »

Une humiliation, vraiment ? Champion du monde 1978 chez lui, en Argentine, Norberto « Beto » Alonso était le genre de joueur que les défenseurs voulaient épingler à leur tableau de chasse. « Le petit pont était l’une de mes armes. Ça me servait à faire redescendre les types qui voulaient me croquer les jambes. Quand tu mets un petit pont à un mec qui veut t’intimider avec des coups, tu le fracasses mentalement parce qu’il se fait humilier devant des milliers de personnes. » Javier Pastore a également déjà cédé au péché d’orgueil : « En France, le petit pont pour faire le petit pont, je ne l’ai fait qu’une fois, parce que j’étais énervé, je ne sais plus contre qui. Juste pour le geste. » Celui qui se présente comme le spécialiste mondial du geste est d’ailleurs un compatriote du Parisien, Walter Erviti. Le joueur de Banfield, qui se dit « né pour mettre des petits ponts » et dit ne pas le faire pour humilier, ne récolte pas que des ola : « J’ai reçu beaucoup de coups. Mon premier entraînement à San Lorenzo, j’avais mis un petit pont à « Pampa » Biaggio. Il n’a pas aimé et m’a mis son crampon dans le trou du cul. Ruggeri, notre coach, m’avait même dit à la fin de la séance : « Estime-toi heureux, avec moi, tu ne serais pas sorti vivant du terrain. » » Mais en quoi le petit pont serait-il plus humiliant qu’un autre dribble ? Pour l’écrivain Martin Caparros, « le petit pont est le geste de l’humiliation. On annule l’adversaire, on l’efface. En Argentine, il y a bien entendu une connotation sexuelle. C’est « je te la mets entre les jambes ». » Beto Alonzo opine du chef : « Il y a quatre façons de passer un mec : par la gauche, par la droite, par-dessus sa tête et entre ses jambes. La plus humiliante pour l’adversaire est la dernière. » Ou de réussir les quatre à la suite, évidemment.

C’est quoi, le petit pont moulon ? C’est la deuxième guerre de vocabulaire Nord-Sud la plus importante derrière l’affrontement sauvage entre le pain au chocolat et la chocolatine : « petit pont massacreur » ou « petit pont moulon » ? Né dans l’Essonne, Ricardo Faty est de la première école : « Quand j’y repense, le petit pont massacreur, quand on était petit, c’était vicieux… Depuis l’enfance, on a ce fantasme du petit pont, avant même de savoir jouer, en fait. » Ce jeu de cour de récréation consistant à se ruer sur un élève ayant vu le ballon lui passer entre les jambes pour le rouer de coups n’a pas fait rire tout le monde. En 2008, au Havre, puis à Sevran, des élèves ont été hospitalisés à la suite de traumatismes crâniens. Dire que certains étaient à l’école avec Lionel Messi…

Pourquoi les Anglais parlent de noix de muscade ? Le terme anglais « nutmeg » est le plus employé à l’échelle mondiale pour définir le petit pont. Pourquoi ? Comment ? Deux théories s’opposent. La première, évoquée par Alex Leith dans son ouvrage Over The Moon, Brian – The Language of Football, se base sur la racine « nuts » , autrement dit les testicules du joueur qui encaisse le petit pont. La seconde, développée par Peter Seddon dans Football Talk – The Language & Folklore of The World’s Greatest Game, se base sur l’export de la noix de muscade entre l’Amérique et l’Angleterre, à la fin du XIXe siècle. « La noix de muscade était un business tellement lucratif que certains exportateurs ont mixé des répliques en bois et des vraies pour les envoyer en Angleterre. Dès lors, being nutmegged est vite devenu synonyme de stupidité de la part de la victime, de naïveté, et d’intelligence de la part du dribbleur. » Cependant, une troisième piste pointe le bout de son nez : de nombreux auteurs pensent toujours que le « nutmeg » vient du langage cockney – l’argot ouvrier anglais – qui signifie « jambes » . Plusieurs façons de le dire donc, mais une seule signification.

Comment dit-on « petit pont » ailleurs ? Les termes français « petit pont » ou anglais « nutmeg » ne sont pas utilisés à l’international. En Argentine, on parle de caño. Fabian Mauri, fondateur et rédacteur en chef du magazine éponyme, passe au tableau : « C’est un tube de métal qu’on utilise pour la construction et, en Argentine, ça a plusieurs significations, ça renvoie à un imaginaire un peu canaille. Pendant la dictature, on appelait aussi caño les bombes artisanales faites à la maison par la guérilla pour attaquer les militaires. Un caño, c’est aussi un joint. Désormais, à cause du caño au football, c’est devenu une expression à la mode utilisée par les jeunes pour dire que c’est génial, ou quand une meuf est hyper belle, ils disent« Esa mina es un caño! » » Une autre légende veut que celui qui a reçu un petit pont doit un petit pécule à l’auteur du dribble. C’est pour cela qu’en Ukraine, en Écosse, en Malaisie et même en Papouasie Nouvelle-Guinée, on parle de « P’yatdesyat kopiyok » , « 50p » , « 50sen » ou « one kina » , soit une petite pièce. Encore plus fou ? En Jamaïque, on parle de « salad » , alors que les Sud-Africains utilisent le terme « iShibobo » . Pour info, c’est également le nom d’un groupe de rap qui a dégainé un clip avec Benni McCarthy sur un sample du groupe Europe. Comme un petit pont à la grande histoire de la musique.

Une espèce en voie de disparition ? Le point commun entre la violette de Rouen, le gorille de l’Est, le zèbre des plaines et le petit pont ? Ils seraient voués à disparaître. Pour ce dernier, le réchauffement climatique n’est pas en cause. Alors, qui est le coupable ? La culture du résultat, en premier lieu. « Les supporters, entraîneurs et journalistes font de plus en plus de la victoire la seule alternative possible et valable. Dans ce contexte, le joueur qui tente un petit pont doit être sûr qu’il sera efficace, sinon il sera accusé d’être indolent » , tranche Diego Murzi. Selon Hugo Tocalli, ancien gardien de but et entraîneur argentin, les caños se raréfient à mesure que le réservoir d’artistes s’amenuise : « On en voit de moins en moins car il y a moins d’artistes. Les artistes, c’était les numéros 10, et ils sont en voie d’extinction. Ce sont eux qui tentaient les petits ponts, généralement. Aujourd’hui, le foot se court plus qu’il ne se joue. » En attendant, il y a YouTube.
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