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Tomás Felipe Carlovich, la légende est partie
Tomás Felipe Carlovich, dit « El Trinche », est décédé des suites d’une violente agression ce vendredi à Rosario à l’âge de 71 ans. Son talent était comparé à celui de Maradona et Messi par des personnalités comme Menotti, Bielsa ou Pékerman, alors qu'il n’avait joué que quatre matchs professionnels dans sa carrière. Vie et mort d’un mythe si argentin, dont même Pelé aurait été jaloux.
La rencontre a lieu dans un luxueux hôtel du centre de la troisième ville d’Argentine, en février dernier. Quelques heures avant d’affronter Rosario Central dans son bouillant Gigante de Arroyito, Diego Armando Maradona, entraîneur de Gimnasia La Plata, reçoit un invité dans sa suite. C’est un homme de 71 ans, bien plus grand que le Pibe de Oro, des cheveux cendrés, longs et sales, et portant sur les épaules un polo rose saumon un peu trop large. Le Diez, ému en l’apercevant, s’empresse de l’embrasser. En souvenir de cette rencontre, le champion du monde 1986 lui dédicace un maillot et écrit cette phrase prononcée 27 ans plus tôt à son arrivée dans cette même ville comme joueur de Newell’s Old Boys : « PourEl Trinche. Tu étais meilleur que moi. » El Trinche, c’est Tomás Felipe Carlovich, footballeur né à Rosario qui n’a disputé que quatre matchs professionnels dans les années 1970, n’a jamais joué avec la sélection et a effectué la majorité de sa carrière dans des équipes de deuxième et troisième divisions. Il devrait être un inconnu. D’ailleurs, seules cinq secondes d’images en noir et blanc témoignent de son passé de footballeur. Pourtant, son histoire, sa légende se transmet encore de génération en génération dans sa ville natale et au-delà.
Alors quand sa mort a été annoncée ce vendredi des suites d’une violente agression subie après un idiot vol de vélo, c’est tout le pays qui a été secoué. « Avec lui, c’est un peu le football qui est mort », écrivait même le quotidien Clarín. Un football romantique, presque imaginaire. « Il faut reconnaître qu’à Rosario, ce sont les meilleurs pour fabriquer des mythes », écrivait le célèbre journaliste et auteur national Martín Caparrós, dans son livre El Interior. Ici est né le drapeau argentin, le Che Guevara, l’écrivain et populaire auteur de bandes dessinées Roberto Fontanarrosa, le tango – cela reste à prouver, mais certains Rosarinosl’assurent sans ciller – ou encore le fameux « rock nacional » grâce aux Gatos Salvajes ou plus tard Fito Páez. « On a aussi les plus belles femmes du pays », soutient, comme beaucoup, René, un conducteur de taxi de la ville. Rosario est surtout fière de son football, reconnu comme le berceau du beau jeu en Argentine de la main de César Luis Menotti ou encore Marcelo Bielsa. La rivalité entre ses deux clubs locaux, Newell’s Old Boys et Rosario Central, est souvent présentée à juste titre comme la plus passionnée du pays. « Et puis Messi est né ici, Maradona a joué ici, mais le meilleur qu’on ait jamais vu, c’est leTrinche Carlovich », assure René.
L’inventeur du double petit pont
Les Rosarinosqui partagent l’avis du chauffeur de taxi sont nombreux. Quasiment tous – même ceux qui n’étaient pas nés – assurent l’avoir vu jouer un jour. La naissance du mythe a une date : 17 avril 1974. L’Albiceleste, alors dirigée par Vladislao Cap, se prépare pour la Coupe du monde en RFA. Ce jour-là, elle affronte en match amical une sélection composée des meilleurs joueurs de Rosario au stade de Newell’s devant près de 35 000 spectateurs. Le onze titulaire local : cinq joueurs des Leprosos, cinq de Rosario Central (parmi lesquelles un certain Mario Kempes) et un de Central Córdoba, le troisième club de la ville qui évolue en deuxième division. Ce dernier porte le numéro 5 sur le dos. Il est gaucher, milieu de terrain, grand, fin, moustachu et des cheveux noirs longs jusqu’aux épaules. Une sorte de fusion physique entre George Best et le Brésilien Sócrates. Son nom : Tomás Felipe Carlovich. Le grand public ne le connaît pas encore, ses rencontres n’étant pas télévisées, mais ses performances depuis deux ans et demi en Primera B lui valent déjà une importante popularité locale. Le mythe urbain raconte même que des supporters de Newell’s Old Boys et Rosario Central oubliaient leur rivalité le temps d’un week-end pour aller ensemble voir jouer le Trinche. Mais face à la sélection argentine, le talent de ce fils d’immigrés yougoslaves, cadet de sept enfants, éclate enfin aux yeux de tous. « Il avait des gestes qui défiait les lois de la gravité, assure Cai Aimar, qui l’accompagnait sur le terrain ce jour-là. Il leur a mis une danse. »
Ceux qui l’ont vu à l’époque le décrivent comme un dribbleur lent, mais insaisissable, spécialiste des coups du sombrero, des talonnades et « du double petit pont. C’est-à-dire aller et retour sur un joueur. Ça semble assez invraisemblable, non ? », s’amuse Alejandro Caravario, auteur de Trinche, la légende du génie secret du football argentin. Entre réalité et légende, la frontière est souvent fine avec Carlovich. Une chose est sûre : l’Argentine, menée 3-0 à la pause par les locaux, est dominée par un inconnu de 27 ans. Une autre l’est moins : le sélectionneur de l’Albiceleste aurait demandé à son homologue adverse de le sortir en début de deuxième période pour stopper l’humiliation. Fou du Trinche, Marcelo Bielsa a un jour avoué que, pendant quatre ans, il était allé le voir jouer tous les samedis. José Pékerman, lui, n’hésitait pas à rouler les 300 km qui séparent Buenos Aires de Rosario pour apercevoir l’ovni. Le technicien, qui a placé le joueur dans son onze de rêve, le compare à Fernando Redondo. D’autres, plutôt à Juan Roman Riquelme. Ou les deux. « On avait l’impression que le ballon venait naturellement à lui, comme un ballon intelligent qui appréciait d’être bien traité. Il jouait au football avec une énorme facilité, il le comprenait », soutient César Luis Menotti, autre fan. L’ancien sélectionneur l’appréciait tellement qu’il assure l’avoir convoqué en 1976 avec la sélection, pour une rencontre amicale. Mais selon le Flaco, interrogé dans un documentaire consacré au Trinche, le milieu de terrain ne serait jamais apparu : « Je crois qu’il avait préféré aller pêcher. Je ne sais plus. Je pense qu’il aimait plus jouer au foot qu’être professionnel. »
« J’aime les femmes, ça c’est vrai ! »
« La convocation n’est jamais arrivée chez moi », contredisait Carlovich à So Foot, il y a quelques années. Tout le monde dit que j’aurais pu jouer dans une grande équipe. Mais moi, j’étais heureux à Central Córdoba, et ça me suffisait. C’était comme jouer au Real Madrid, mais chez moi. » Le Trinchen’a pas voulu d’une grande carrière. Même si le Milan, un club français dont l’identité ne sera jamais révélée et le New York Cosmos de Pelé se seraient – selon la légende – intéressés à lui à une époque. Le Brésilien aurait eu peur que l’Argentin ne lui fasse de l’ombre. En tout cas, c’est ce qui se dit dans la province de Santa Fe. Une rencontre avec Rosario Central où il a débuté chez les jeunes et trois autres avec Colón marquent donc ses seuls passages parmi l’élite. Le professionnalisme, la concentration, les entraînements bien calibrés ? Pas pour El Trinche. Lui veut s’amuser. Avoir davantage de liberté, comme quand il jouait gamin dans son quartier de Belgrano de Rosario. Son terrain restera donc les divisions inférieures. Moins de pression, d’obligations. Ses clubs : Flandria, Independiente Rivadavia, Deportivo Maipú, Newell’s Old Boys de Cañada de Gómez. Et donc Central Córdoba, où il jouera à quatre reprises. « On ne le voyait presque jamais quand on travaillait le physique, le lundi, explique le gardien de but Eduardo Quinto Pages, un de ses anciens coéquipiers.En revanche, lors des séances d’opposition, il était là et personne n’était capable de lui piquer le ballon. Quant aux matchs, impossible de compter le nombre de fois où il ne se présentait pas. On se préparait à jouer sans lui et soudain, il apparaissait juste avant le coup d’envoi avec les dirigeants qui étaient allés le chercher chez lui et lui avaient glissé quelques billets supplémentaires pour qu’il vienne jouer. »
Parfois, Carlovich préférait rester chez lui ou faire un match avec les gamins du quartier plutôt qu’une rencontre officielle. Il arrivait aussi qu’il disparaisse complètement, sans donner aucune explication. De quoi alimenter les plus folles rumeurs : l’alcool, la fête, la pêche, les femmes. « Je n’aime ni la bière, ni le whisky, ni la fête et je ne sais même pas lancer un fil de pêche, confiait le Rosarino à So Foot. Mais j’aimais les femmes, ça c’est vrai. » Jusqu’au bout, il n’en fera qu’à sa tête. En juin 1986, l’équipe de Central Córdoba se prépare à partir pour Buenos Aires où elle doit jouer le maintien en deuxième division face à Almagro. Pour ce qui doit être le dernier match de sa carrière, El Trinche ne se présente pas. À son appartement ? Personne. Le bus finit par partir sans lui. Le lendemain, jour du match, des supporters s’apprêtent à leur tour à faire le voyage jusqu’à la capitale. Juste avant de s’en aller, ils voient apparaître l’homme le plus recherché de Rosario : Carlovich, vêtu d’une chemise à fleurs largement déboutonnée, une BD de Patoruzú sous le bras. Grâce aux fans, le joueur arrivera à temps pour la deuxième période, mais n’empêchera pas la défaite. Plusieurs témoins affirmeront néanmoins qu’il fut sans conteste le meilleur joueur du match.
« Qu’on continue de m’aimer comme on m’aime aujourd’hui »
« Avec le temps, il s’est converti en symbole d’un football romantique qui n’existe pratiquement plus », expliquait dans un documentaire le champion du monde 1986 Jorge Valdano, idole de Newell’s. L’image d’un footballeur insouciant, libre et rebelle devenu à Rosario (surtout grâce aux écrits de la plume locale Roberto Fontanarrosa) un symbole de contre-culture, nommé citoyen illustre de la ville en 2002 et dont la légende inspirera même une œuvre théâtrale. Malgré la gloire urbaine, Carlovich, « seul, sans femme » et sans le sou quand il s’était confié à So Foot, ne capitalisera jamais sur sa carrière. « Il vivait au jour le jour. Parfois, il demandait de l’argent pour être interviewé. Sa célébrité lui servait pour manger, raconte l’auteur de sa biographie, Alejandro Caravario. Quand je l’ai vu, il vivait encore dans la petite maison dans laquelle il est né. Même s’il était seul, il y avait toujours de l’animation chez lui, les amis ou les voisins du quartier. Sinon, il lui arrivait encore de sortir dans des bars avec ses anciens potes de Central Córdoba. Un peu comme un adolescent. » Il y a deux semaines, comme un terrible présage, un journaliste d’une radio locale l’interrogeait sur l’image qu’il aimerait laisser : « J’aimerais que les gens continuent de m’aimer comme ils m’aiment aujourd’hui. Même si je suis vieux, je continue de me déplacer à vélo dans tout Rosario et partout on me salue encore. Même les bus me klaxonnent ! Avec ça, je suis heureux. J’ai perdu beaucoup de choses dans ma vie, mais tout ça me fait sentir encore vivant. »
Mercredi dernier, Tomás Felipe Carlovich, 71 ans, était donc toujours sur son vélo. Un nouveau. Encore. Après avoir subi quatre vols. Aux alentours de 17 heures, alors qu’il circulait dans son quartier à l’ouest de la ville, à l’intersection des rues Córdoba et Paraná, il croise la route d’un jeune individu lui aussi à bicyclette. Ce dernier l’arrête, le frappe violemment à la tête et lui vole son vélo. El Trinche reste au sol, semi-conscient, muet, retrouvé quelques minutes plus tard par un de ses anciens coéquipiers et ami de Central Córdoba, Juan Lescano. Transféré à l’hôpital, l’ancien joueur succombe à ses blessures deux jours plus tard. Le mythe, lui, survivra. « À Rosario, nous avons tous grandi en écoutant ton histoire, a posté ce vendredi sur Twitter Maxi Rodríguez, capitaine et idole de Newell’s Old Boys. Aujourd’hui commence la légende. Repose en paix. Tu es la fierté de la ville. » Depuis toute l’Argentine, les hommages abondent. La colère aussi, après ce qui est justement décrit comme un assassinat. « J’espère que justice sera faite, a écrit Diego Armando Maradona, sur Instagram. Je t’avais enfin rencontré il y a peu et déjà tu es parti. » La publication est accompagnée d’une photo de leur rencontre en février. Ce jour-là, El Trinche avait confié avoir glissé à l’oreille du Diez: « Maintenant que je t’ai vu, je peux partir tranquille. »
Par Georges Quirino-Chaves, à Buenos Aires