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Sadio Mané, l’homme providentiel du Sénégal
Auréolé du titre de champion d’Afrique remporté par une sélection sénégalaise dont il est le capitaine, Sadio Mané a vu sa légende prendre un peu plus d’épaisseur au pays. N’oubliant pas le milieu modeste dont il est issu, l’attaquant de Liverpool se mue de plus en plus en un ambassadeur de gala de la Téranga et des plus démunis. Et qu'en sera-t-il s'il arrive à ouvrir les portes du Qatar après une double confrontation face à l'Égypte de Mohamed Salah ?
« À coup sûr l’une des plus grandes légendes sénégalaises de tous les temps », Jürgen Klopp, metteur en scène allemand. « Son tir au but victorieux lors de la finale ? Un chef-d’œuvre, tout simplement », Mario Balotelli, admirateur italien. « Un seigneur du football », Macky Sall, président du Sénégal. Si le nouveau Sadio Mané était placardé dans les couloirs du métro à la manière d’un blockbuster américain ou d’une comédie française, voilà les critiques que son distributeur aurait mis en avant. Dans les salles camerounaises, entre les mois de janvier et février derniers, le joueur des Reds était le personnage principal d’une épopée qui a vu son Sénégal décrocher son premier trophée continental. Et c’est peu dire que les retombées de ce sacre collectif ont fait passer, à quelques jours de souffler ses 30 bougies, le garçon de Bambali dans une nouvelle dimension. Celle dans laquelle ont pu se draper avant lui George Weah, Samuel Eto’o ou Didier Drogba : star planétaire et ambassadeur de luxe de leur pays, voire de leur continent. Son entraîneur à Liverpool s’en est aperçu quand Mané est descendu de l’avion qui le ramenait de la CAN. « C’était un grand tournoi, le plus grand de sa vie jusqu’ici. Il a franchi un cap énorme, affirmait Klopp en conférence de presse. Je ne pourrais pas avoir plus de respect pour ce que Sadio a fait. […] La pression sur ses épaules était absolument incroyable. Je n’ai généralement aucun problème à faire face à la pression, mais, quand il a marché jusqu’au penalty, j’ai pensé que c’était un moment vraiment difficile dans la vie. Il y a fait face, il l’a maîtrisé, j’ai été vraiment impressionné. »
La scène à laquelle Klopp fait référence remonte à quelques jours à peine. Le 6 février, autour de 22h45, pour être précis. Le numéro 10 des Lions de la Téranga se retrouve pour la seconde fois de cette finale contre l’Égypte face à la muraille Mohamed Qotb Abou Gabal Ali, dit Gabaski. Maître de l’exercice (5 arrêts depuis les 9,50 m pendant tout le tournoi), le portier des Pharaons avait fait honneur à sa réputation – et aux consignes de Mohamed Salah – en détournant 120 minutes plus tôt le penalty du Gaïndé. Mais cette fois, Sadio Mané a au bout de son pied droit un tir au but qui peut offrir à son peuple un ticket direct pour le paradis. Il faut en avoir, des tripes, pour tenir cette pression et ne pas décevoir les 16 millions de Sénégalais, sans compter toute la diaspora et autres soutiens. Une course franche, directe et rythmée par des petits pas, une frappe tendue dans le coin gauche de la cage – le même côté que pour son échec, mais avec une meilleure exécution –, tout ce qu’il fallait pour voir une montagne de coéquipiers se former sur le nouveau héros. Une fois extirpé de cette joyeuse mêlée, Sadio Mané ne sera plus jamais le même. Oui, à partir de cet instant, il est un prophète dans son pays.
La force du Lion
Qu’on se le dise : ça n’a pas toujours été le cas. Malgré son statut de champion d’Angleterre et d’Europe, l’attaquant a longtemps été contesté en sélection. « Il y a eu des critiques envers lui, se souvient Jules Boucher, son premier coach du côté de Génération Foot, à Dakar. Après le Mondial 2018 ou la CAN 2019, certains disaient de lui qu’en équipe nationale, il ne se mouillait pas assez, qu’il allait peu au charbon. » Peut-être parce que le joueur de 29 ans est un homme qui ne tient pas forcément à jouer le jeu des médias, à base de gestes guerriers et de regards de braise sur le terrain, de déclarations tapageuses et de sorties incontrôlées en dehors. Sadio Mané est plutôt du genre à « ne pas faire beaucoup de bruit » et à bien cacher, du moins en apparence, son aura de chef d’équipe, pourtant acquise dès le plus jeune âge. « Quand je l’ai connu, il avait déjà des qualités de leadership, continue Jules Boucher, aujourd’hui à la tête de sa propre académie à Dakar. Il était calme, discipliné, pieux, mais surtout immensément efficace. » Le terrain, les actes : voilà la principale justification de son rôle.
Ce tempérament, il le tient sans doute de sa jeunesse passée à Bambali, un petit village agricole à 400 bornes au sud de Dakar, et de sa formation à la dure, lorsqu’il a quitté le foyer sans en avertir sa mère pour aller se confronter à son rêve. « [Enfant], j’avais souvent faim et je devais travailler dans les champs, confiait-il au média ghanéen Nsem Woha. J’ai vécu des moments difficiles et je jouais au foot pieds nus. » Des peaux de pamplemousses rembourrées de tissus en guise de ballon, c’est sur des friches qu’il apprend les rudiments du football et évite les récoltes de mil avec son oncle, alors qu’il a perdu son père à 11 ans. Et c’est précisément cette échappatoire nommée football qui conduit ce fan de Ronaldinho et El-Hadji Diouf à croiser la route de Jules Boucher, ancien pro passé par Pau, Tours et le Paris FC. « Mon ami Pape Dieng s’occupait d’une équipe de navétane de M’bour, la Super Rail, et avait amené ses quatre meilleurs joueurs dont Sadio. Il jouait 10. Au bout de quinze minutes, j’ai compris qu’il avait toutes les qualités pour le très haut niveau. J’ai donc arrêté le match, pour que les joueurs aillent se rafraîchir, mais surtout pour rappeler mon ami Pape Dieng. » Jules Boucher recrute alors le jeune Sénégalais dans l’académie Génération Foot, située à Dakar. Tous les matins, son nouveau coach l’attend sur la plage de Diamalaye, pour le préparer physiquement à une nouvelle aventure : le foot de haut niveau. Un palier qu’il franchit avec une telle aisance qu’il aide en une saison à peine l’AS Génération Foot à atteindre la D2 sénégalaise, avant de taper dans l’œil d’Olivier Perrin, responsable du centre de formation du FC Metz, qui a noué un partenariat avec l’académie sénégalaise. « Sadio avait un talent exceptionnel, se souvient le formateur français. Il pouvait prendre le ballon dans ses 18 mètres, puis éliminer tous ses adversaires jusque dans l’autre surface pour donner une passe décisive ou marquer. C’était fou… »
« Il veut rendre ce qu’on lui a donné »
« Fou », c’est le qualificatif qui collera à toutes les étapes de sa carrière. Direction Metz, puis Salzbourg et le moule Red Bull, Southampton et enfin Liverpool. À chaque étape, Sadio Mané s’enveloppe d’une couche supplémentaire, le rendant – si ce n’est plus résistant au froid – plus solide et rayonnant. En club comme en sélection, il fait preuve d’une certaine exemplarité. Sur le terrain, mais aussi en dehors, avec une générosité chevillée au corps. « Quand il était à l’académie, illustre Jules Boucher, il avait insisté pour que je prenne un de ses amis, Luc Djiboune. Il me disait :« Vous allez voir coach, il est plus fort que moi. » Il s’est avéré que ce n’était pas du tout le cas, mais j’ai gardé Luc une année pour qu’il reste auprès de Sadio, qu’ils partagent leur chambre à l’internat. Ça montre bien ce qu’est Sadio : il veut rendre ce qu’on lui a donné. » La célébrité à laquelle il a accédé depuis ne l’a pas changé. « En tant qu’être humain, je ne pense pas qu’il y en ait beaucoup de meilleurs que lui, s’enflamme John Green, responsable du club des supporters du Liverpool FC. Dans le monde d’aujourd’hui, beaucoup de footballeurs ont plein d’argent et ne se préoccupent que d’eux, oublient d’où ils viennent et leurs origines. Pas Sadio. »
Depuis plusieurs années, de fait, Sadio Mané s’implique via ses économies propres pour le développement de sa région d’origine, et notamment de son village natal, Bambali, où 60% de la population vit sous le seuil de pauvreté. « Pourquoi voudrais-je dix Ferrari, vingt montres en diamant ou deux avions ? lâchait-il, toujours dans les colonnes de Nsem Woha. Aujourd’hui, avec ce que je gagne grâce au football, je peux aider mon peuple. » En 2019, il finance ainsi la construction d’un lycée, doté d’un complexe sportif et d’une bibliothèque, le tout pour 270 000 euros. En 2021, il récidive en offrant un ordinateur et une enveloppe de 250 000 francs CFA (environ 380 euros) aux meilleurs élèves de l’établissement, et achève la construction d’un hôpital flambant neuf pour 350 millions de francs CFA (environ 500 000 euros). À son actif également, la fondation d’une mosquée, d’un stade, d’une station essence et des dons de biens de première nécessité, comme des vêtements, des chaussures et de la nourriture. Le bon samaritain verserait également l’équivalent de 70 euros par mois à tous les habitants de la région de Sédhiou au Sénégal, afin de contribuer à leur subsistance. Pourtant, Sadio Mané ne se vante jamais de ses accomplissements. Jules Boucher, admiratif, estime que le Liverpuldien tire cette bonté de son parcours, mais aussi de sa foi : « C’est quelqu’un qui est très religieux. Un fils d’imam, qui ne rate pas une prière. » Vu la manière dont le Sénégalais applique les préceptes de sa religion, il n’est pas étonnant que certains chercheurs de Stanford aient mesuré une diminution des comportements islamophobes dans le comté de la Mersey et une amélioration de la perception des musulmans qu’ont les gens du coin depuis que Mané et Salah portent le maillot rouge.
Dans la tradition de Bill Shankly
En Afrique, les actions caritatives de Sadio Mané sont de notoriété commune depuis un moment. Aujourd’hui, c’est aussi le cas à Liverpool. « Un de nos jeunes supporters est atteint du syndrome de Down, témoigne John Green. Sadio Mané l’a invité à Melwood pour faire une interview avec lui. Il a été si authentique, si naturel, si humain : les supporters en sont très conscients. » Car oui, les suiveurs acharnés des Reds aussi bien que les citoyens de Liverpool se sont pris d’affection pour l’attaquant. « Il est resté les pieds sur terre, abonde John Green. C’est un homme très humble, qui vit dans un quartier sympa au nord de Liverpool, où les gens continuent à le croiser au supermarché. » Ainsi, les actions de Sadio Mané s’intègrent parfaitement à l’état d’esprit de la métropole du nord-ouest de l’Angleterre, qui n’a jamais été une ville comme les autres, et dont le club de foot a toujours eu une raison sociale. « Bill Shankly, entraîneur mythique du Liverpool des années 1960, disait que le socialisme, selon lui, c’était que tout le monde s’aide les uns les autres, se rappelle John Green. De la même façon, Mané pense aux autres avant de penser à lui. Il utilise sa richesse pour aider les habitants de sa région natale. Je crois que c’est assez unique : je n’ai jamais entendu qu’un autre joueur avait construit un hôpital ou une école. Peut-être Didier Drogba, mais pas à l’échelle de ce qu’a fait Sadio. »
Et c’est finalement peut-être pour cela que Sadio Mané est une pièce si importante du dispositif de Jürgen Klopp, dont on dit qu’il a réincarné la philosophie de Bill Shankly. « Jürgen veille à ce que les joueurs aient une certaine éthique de travail, témoigne John Green. Sadio l’a, sur le terrain, grâce à sa folle débauche d’énergie, et en dehors. Bob Paisley, l’héritier de Shankly, disait que vous deviez être modeste dans la victoire et humble dans la défaite. Je ne connais pas une personne plus humble que Mané. » Le retour de Mané, après sa victoire à la CAN, en est une nouvelle preuve. Alors que les dirigeants du club de la Mersey tenaient à célébrer leur champion d’Afrique, celui-ci a lui-même insisté pour que rien ne se produise, « par respect pour Mo Salah ». Un geste simple et discret, particulièrement apprécié du côté des supporters de Liverpool, qui n’avaient pas besoin de ça pour continuer à chanter leur amour pour le Sénégalais. Car oui, dans l’ombre des comptines ultra-célèbres composées pour Salah ou Roberto Firmino, Sadio Mané a également la sienne sur l’air d’ABBA « Voulez-vous ». Plus discrète, moins tapageuse que les autres, elle porte néanmoins un message très simple, puisqu’elle exhorte Mané à ne faire qu’une chose : écouter la foule de Liverpool lui chanter son admiration. Elle a bien raison, il se pourrait bien que Sadio lui rende tout cet amour au centuple.
Retrouvez ici le sommaire du n°79 de So Foot Club.Par Valentin Lutz et Mathieu Rollinger
Propos de Jules Boucher, John Green et Olivier Perrin recueillis par VL et MR