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Roberto Baggio : « Proche des buts, j’avais l’impression que le temps ralentissait »

Propos recueillis par Stéphane Régy et Lucas Duvernet-Coppola, à Milan, à l'occasion du So Foot #108 Spécial 10 ans et numéros 10
10 minutes
Roberto Baggio : «<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>Proche des buts, j’avais l’impression que le temps ralentissait<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>»

À l'été 2013, Roberto Baggio avait donné rendez-vous dans un salon lounge d’Alitalia, à l’aéroport de Milan Malpensa. Pour passer les douanes, nous avions pris un billet pour la destination la moins chère, Birmingham en l'occurrence, juste pour parler au « divin codino », discrètement, pendant 18 minutes. La silhouette était arrondie avec les ans, et la queue de cheval avait disparu. Roberto ne partait évidemment pas pour Birmingham, mais pour Tokyo, afin d'y célébrer les 20 ans de la Japan League, en compagnie d’autres vieilles gloires du football italien.

Vous jouez encore au foot, Roberto ?Je ne joue plus. Je paye malheureusement le prix de toutes mes blessures. Mon genou est un désastre. D’ailleurs, j’ai aussi des problèmes au dos, parce que j’ai mal couru pendant toute ma carrière à cause de ce genou. Je règle l’addition. Je la règle maintenant.

Que représente le numéro 10 selon vous ?Le numéro 10 a toujours été le point de référence pour chaque équipe. Mais il y a des choses que le numéro dix ne peut pas faire : faire le pressing sur l’adversaire, ou participer à la phase défensive, par exemple. Ce n’est pas dans les cordes du fantasista. En Italie, il y a eu une période où avoir ce rôle était difficile, parce que le numéro dix n’était plus vraiment en vogue, surtout avec le 4-4-2, où le 10 ne rentre pas dans les plans. Pendant des années, ça a été dur. Mais je me suis trouvé très bien dans mon rôle, à une époque où c’était très difficile. N’oublions pas que Zola est parti en Angleterre, parce qu’il ne trouvait pas sa place en Italie. Ce qui est un peu absurde, non ? Cela donne l’idée de l’époque… Une époque très particulière…

L’époque a changé à ce niveau-là selon vous ?Heureusement, les numéros dix reviennent, ces joueurs qui peuvent apporter un petit quelque chose en plus à l’équipe. Vous savez, le football change, et on s’adapte. Maintenant, le joueur fait naturellement des choses qu’on ne lui demandait pas avant. Il s’entraîne à tout. La culture a changé, beaucoup de choses ont changé. Le football des années 90 est une chose, celui des années 2000 en est une autre. Maintenant, c’est encore différent, c’est encore plus évolué. Tout le monde s’inspire des plus grandes équipes.

Et vous l’aimez, cette époque ?Moi, j’aime le football, car c’est ma passion. Après, si vous me demandez si je vois des matchs qui m’amusent, je vous réponds que j’en vois très peu. Certaines équipes jouent un football divertissant, spectaculaire. Je pense au Bayern ou à Dortmund, quand ils sont arrivés tous les deux en finale de la Champions. Le Barça aussi. Pour revenir sur ce que je disais avant, certains joueurs participent maintenant aux phases défensives comme si c’était naturel pour eux de le faire. Regardez Ribéry. Il était incroyable. Je l’ai toujours beaucoup aimé. À son âge, il a appris à défendre. À mon époque, tu avais des tâches bien précises à accomplir sur le terrain. Nous, nous devions aussi avoir un mental un peu différent. Nous devions être lucides, et voir clair. Si je courais derrière un adversaire sans le ballon pour essayer de lui prendre la balle pendant soixante mètres, je n’étais ensuite pas assez lucide pour faire ce que j’avais à faire. À moins d’être un marathonien, mais moi, marathonien, je ne l’ai jamais été.

Je regardais toujours les matchs de Flamengo à la télévision. J’adorais Zico. Il faisait des tours de magie sur le terrain, des coups incroyables.

C’est quoi la lucidité ?Quand tu es frais, c’est la capacité de voir les choses avec sang-froid. Ce que tu ne peux pas faire quand le souffle te manque. Je vivais de départs rapides, de bonds, d’agilité, de dribbles, de soubresauts. Je vous le répète : si je courais pendait 60, 70 mètres, je n’avais plus la force de faire un centre décisif. C’est un changement de mentalité, de football. Maintenant, les entraînements sont vraiment différents. Nous, nous étions un troupeau de moutons. Certains étaient plus forts que d’autres et arrivaient à tout faire. Moi, je n’y arrivais pas.

Vous l’aviez toujours voulu ce numéro 10 au fait ?Quand j’étais petit, je rêvais de jouer au football, de devenir footballeur, et mon seul but, c’était d’amuser les gens. Le numéro dix est celui qui amuse le plus les gens. Cela ne veut pas dire que les autres postes ne sont pas importants, au contraire. Mais lorsque tu as le numéro dix sur les épaules, tu sais que le supporter va plus attendre de toi que d’un autre. Et c’est normal. Sinon, tu porterais un autre numéro.

Vous aviez un modèle du genre quand vous étiez plus jeune ?J’adorais Zico. Je regardais toujours les matchs de Flamengo à la télévision. Et ce n’était pas comme aujourd’hui, où tous les matchs passent à la télé. Non, à l’époque, c’était un événement quand un match était diffusé. On regardait toujours quand il y avait un match brésilien. C’est comme ça que je me suis pris de passion pour Zico. Il faisait des tours de magie sur le terrain, des coups incroyables. Il frappait bien les coups francs, il marquait de toutes les façons. C’était magnifique de le voir jouer.

Et vous, comment avez-vous fait des tours de magie, comment avez-vous réussi à amuser les gens ?Pour amuser les gens, c’était simple : j’essayais de faire quelque chose que les autres ne faisaient pas. Ce n’était pas forcément compliqué, ça pouvait être extrêmement simple. Voilà l’idée. Et le numéro dix a une caractéristique : voir l’évolution d’une situation avant les autres, voir l’action avant qu’elle ne se passe. À savoir faire une seule passe, quand d’habitude, on aurait besoin d’en faire trois pour arriver au même point donné. Et c’est justement ça qui enthousiasme les gens, et qui les rend heureux. C’est une caractéristique que tout le monde n’a pas et une composante du numéro dix.

C’est inné ou on s’entraîne pour voir avant les autres ?Je crois que c’est quelque chose que l’on obtient en s’entraînant. Quand j’étais petit, je jouais du matin au soir. Tu t’entraînes, tu joues, tu t’entraînes. Alors, quand une action se passe, tu l’as déjà vécue mille fois, ailleurs. Il y a quelque chose qui consiste à comprendre, en quelque sorte, la tendance d’une action. Mais il y a aussi le travail, l’effort, la fatigue, l’entraînement. Quand je me rapprochais des buts, j’avais l’impression que le temps ralentissait. Parce que j’étais sûr de ce que je devais faire. J’étais très lucide. Bon, pas toujours, évidemment. Parce qu’il y a aussi des adversaires, il y a des obstacles. Mais moi, j’arrivais avec l’idée de faire quelque chose de très précis. Après, l’adversaire essaie de te prendre la balle, c’est normal. Mais moi, j’avais les idées claires.

Contre l’Argentine en 1990, l’Italie perd aux tirs au but. Contre le Brésil en 1994 aussi. Et en 1998, pareil, contre la France. Le tout sans perdre un match. Si tu y penses, c’est étrange. Mais c’est comme ça.

Vous préfériez marquer ou passer ?J’ai toujours éprouvé beaucoup de plaisir à faire marquer des buts. Je vivais le but comme une immense satisfaction, mais j’avais aussi cette même satisfaction quand je faisais marquer un coéquipier, ou quand j’envoyais un coéquipier devant le gardien adverse, dans des conditions de marquer un but.

Vous vous souvenez d’une passe en particulier ?J’ai fait tellement de passes de ce genre que je ne saurais pas trop quelle action a été la plus belle. Si je devais garder une passe, ce serait une passe qui n’a pas abouti à un but. Je jouais à l’Inter, c’était contre Venise, à San Siro. J’ai fait un centre, sur le côté droit, en coup du foulard, pour Zamorano. Hélas, sa tête arrive sur le gardien. C’est peut-être ma passe la plus, disons, particulière.

Quel rapport vous aviez avec les tifosi ? Je savais qu’il y avait des gens qui attendaient de moi des choses importantes. C’était beau. Mais j’ai toujours eu des bons rapports avec les supporters, partout où j’ai joué. Les supporters adversaires me sifflaient rarement, et s’ils me sifflaient, c’est parce qu’ils avaient peur que je marque. Je n’ai jamais eu de problèmes. Les gens me respectaient pour ce que j’étais.

Vous retenez quoi de vos Coupes du monde, avec la douloureuse épreuve des tirs au but ?Moi, j’ai un très bon souvenir de mes trois Coupes du monde. Parce que j’ai bien joué à chacune des Coupes du monde que j’ai jouées. Hélas, il m’a manqué la victoire. J’ai fait une demi-finale et un quart de finale. Contre l’Argentine, l’Italie perd aux tirs au but. J’ai perdu une finale aux tirs au but. Et je me suis fait éliminer en France aux tirs au but. Le tout sans perdre un match. Si tu y penses, c’est étrange. Mais c’est comme ça.

Quand j’étais petit, je rêvais de remporter la Coupe du monde avec l’Italie, contre le Brésil. C’était le rêve parfait, mon rêve préféré. Sauf que je ne savais pas comment ce rêve finissait. Il s’est terminé de la pire façon possible.

On se souvient évidemment de ce tir au but manqué en finale du Mondial 1994 contre le Brésil. Vous aviez déclaré vouloir revenir à Pasadena. C’est toujours dans vos projets ?J’avais dit que je voulais y retourner, mais c’était une blague. J’avais dit que mon penalty était sorti du stade, et qu’il avait blessé quelqu’un en atterrissant, et qu’on m’avait dénoncé. Mais non, je n’ai pas le projet d’y retourner. Pas parce que c’est un endroit qui est associé à un terrible souvenir. Mais je n’ai pas de raison pour y aller. Ce n’est pas fini.

C’est possible d’oublier ce tir au but contre le Brésil ou pas du tout ?C’est ancré en moi. Il restera là pour toute ma vie. Quand j’étais petit, je rêvais de remporter la Coupe du monde avec l’Italie, contre le Brésil. C’était le rêve parfait, mon rêve préféré. Sauf que je ne savais pas comment ce rêve finissait. Et bien voilà : il s’est terminé de la pire façon possible. J’ai toujours pensé qu’il aurait mieux valu perdre cette finale trois-zéro que de la perdre aux tirs au but. C’est mon plus grand regret, une amertume immense. Si tu perds le match, tu perds le match, voilà, c’est fini. Là, c’est une erreur, mais une erreur de quoi ? Hein ? Une erreur de quoi ? Un ballon frappé trop haut de dix centimètres (il montre l’espace avec ses doigts, ndla). Ça reste toute ta vie. Et pas que pour moi. Chaque fois que je vois des tirs au but, je me mets dans l’idée de celui qui va rater. C’est inscrit en moi pour toute la vie. C’est cruel, surtout lors d’une Coupe du monde, après quatre ans de mises au vert, d’entraînement, de voyages, de matchs. Tu joues tout ça en trois minutes de tirs au but… C’est dommage. Je préfère le but en or, au moins tu perds le match, c’est moins cruel que les tirs au but. Je n’ai jamais dépassé cet épisode. Je ne le dépasserai jamais. J’ai appris à vivre avec. J’essaie de ne pas trop en souffrir, en tout cas pas plus que ce que j’ai déjà souffert. Mais chaque fois que j’y pense, que j’en parle, ça revient. Ma philosophie de vie m’a beaucoup aidé, car cela m’a appris à regarder de l’avant sans revenir en arrière. Mais c’est quelque chose qui est là. C’est une blessure qui est là et qui dort. Puis, vous m’en parlez, et là, cette blessure se réveille.

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