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Robert Herbin, les voix du silence
Fils de tromboniste et mélomane lui-même, il fut le premier ingénieur des bancs de touche et un dévot silencieux de la préparation athlétique. Avec Herbin, l’entraîneur professionnel français est passé du statut « d’éducateur » à celui de « technicien ».
Lorsqu’en 1972, Robert Herbin prit en main les destinées tapageuses de l’équipe de toute la France, l’héritage était, c’est le moins qu’on puisse dire, assez lourd à porter. À l’âge du Christ, le jeune rouquin s’installait sur le trône des rois Jean (Snella) et Albert (Batteux). Le palmarès entre 1963 et 1972 donne une idée de la croix à soulever : à eux deux, en neuf saisons, c’est deux championnats remportés par Snella, quatre par Batteux (plus une deuxième place) sans compter les trois doublés de 1964, 1968 et 1970. Alors, comme pour leur rendre un hommage silencieux, il renvoya sans un mot les classiques à leurs étagères poussiéreuses. Comment ? En faisant ce que les jeunes font toujours : acquiescer aux anciens tout en faisant exactement le contraire. Quand ses illustres prédécesseurs prônaient depuis vingt ans un football méthodique (Snella) et ludique (Batteux), Herbin prôna, lui, la discipline militaire et l’efficacité scientifique. Avec le jeune Stéphanois, une nouvelle génération prenait le pouvoir et mettait définitivement à sac l’inventivité du « petit jeu » rémois. Et avec lui tout une tradition du football français.
Football industriel et football petit-bourgeois
Car l’idée d’Herbin, c’est de sortir la France de son ornière littéraire et méridionale. Le modèle, c’était le Nord. La jeunesse, c’était l’Ajax. C’est à cette époque que naît une petite musique dans les colonnes et les conversations d’experts, la plus entêtante sans doute depuis la défaite de Waterloo : les inventeurs de la Coupe d’Europe étaient incapables de la gagner. Le refrain ne date pas d’hier. Le sacerdoce d’Herbin sera donc, dès le premier jour de son mandat, de le reprendre à son tour pour en proposer une interprétation nouvelle. Pour faire entrer les Verts dans la modernité, il convenait de rompre avec le monde d’avant, confortablement installé dans ses mythes petit-bourgeois, et d’embrasser enfin l’âge industriel.
Première mesure : éviter à tout prix les interminables causeries de son prédécesseur. Le football d’Herbin sera donc un football « qui n’a en tête qu’un seul objectif : le résultat, et qui élimine de sa manière de jouer tous les ingrédient superflus ». Il organisera une équipe « wagnérienne » (selon ses propres mots) autour de quatre principes : 1/ professionnalisme et médicalisation de la préparation physique ; 2/culture de l’efficacité ; 3/polyvalence des postes avec pressing agressif et 4-3-3 façon Michels ; 4/discrétion et humilité dans la gestion. Le coup de génie de Robert Herbin est ainsi d’avoir su profiter du fin recrutement stéphanois (et de celui de Pierre Garonnaire en particulier), d’un centre de formation opérationnel depuis plusieurs années (avant la création de la DTN qui s’en inspirera largement d’ailleurs) et des innovations tactiques proposées par l’équipe que tout le monde aimait à imiter en Europe en 1972, l’Ajax Amsterdam.
Littéraires ou matheux ?
Le Sainté d’Herbin n’a rien inventé, rien révolutionné. Pourtant, il a tout changé. Sans conteste, il est le grand vainqueur de la querelle idéologique qui déchira le football français de l’après-guerre jusqu’à Séville 1982 (pour aller vite). Quand l’âge de Batteux, Arribas ou Snella ou même d’Hidalgo (qui fait figure à ce titre de parenthèse enchantée pour les idéalistes) était encore celui de la parlotte, celui d’Herbin sera celui de la technique. L’entraîneur changea de statut dans les esprits français. Il n’était plus un artiste créateur de systèmes harmonieux, mais l’artisan appliqué d’une méthode fondée sur l’effort et la répétition. Avec Herbin, le football français qui avait jusque-là hésité entre littéraires et matheux, entre intellectuels et praticiens, choisissait pour de bon le camp de la technique et renonçait – en tout cas officiellement – à celui de la conversation. L’intraitable Herbin s’était souvent plaint des bavardages de Batteux et invoquait toujours « l’efficacité » comme « priorité des priorités ». Fils de tromboniste et mélomane lui-même, il fut le premier ingénieur des bancs de touche, dévot silencieux de la préparation athlétique. Avec Herbin, l’entraîneur professionnel français est passé du statut d’éducateur à celui de technicien.
De Gaulle, Herbin et Mitterrand
Du coup, pourquoi « le Sphinx » ? Pourquoi un nom de scène éminemment mythologique (et littéraire donc) pour un tel adorateur de la technique ? Sans doute parce que la France, pays de la controverse par excellence, fière de son passé littéraire et encyclopédique, pressentait que le vent avait tourné dans son dos. La modernité qui approchait serait celle des rigides théorèmes et plus vraiment des vagues théories, de la planification scientifique et plus du tout de la conversation. Le temps opérant soigneusement son travail de sape, on apprit donc à admirer les taiseux. On se dit peu à peu que leurs bouches closes étaient le gage d’une profondeur et d’une longueur de vue inaccessible au profane. C’en était fini des De Gaulle, Kopa et Batteux, incorrigibles bavards. Avec Herbin, on apprit définitivement à se méfier des discoureurs et des insolents. Vinrent ensuite d’autres incarnations de cette énigme française : Mitterrand quelques années plus tard et enfin Zidane. Au pays du caquetage, le silence était devenu un critère de scientificité. Et à y regarder de plus près, rien de surprenant. Herbin, en bon mélomane, le savait bien. Le meilleur moyen de faire taire une foule qui bavasse, c’est encore de se tenir droit, la regarder dans les yeux, et de faire silence.
Par Thibaud Leplat