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Qui es-tu, le rage-quit dans FIFA ?

Par Alexandre Aflalo et Arthur Baudin
10 minutes
Qui es-tu, le rage-quit dans FIFA ?

Quiconque prétend n’avoir jamais fui d’un match de FIFA perdu, ou ressenti une fierté presque sadique en poussant son adversaire à la déconnexion, ment certainement. Expression ultime de l’accumulation de frustrations et parfois préalable à une manette brisée contre un mur, le « rage quit » fait partie du quotidien des gamers. On est donc allé chercher dans leur tête ce que tout cela pouvait bien vouloir dire.

Un énième écran envoyé au paradis de l’électronique témoigne d’accès de colère qui peuvent parfois déborder. Pourtant, il l’assure : « Avec le temps, [il] arrive à mieux les gérer ». Lui, c’est Mahmoud « Brak » Gassama, un des tauliers du YouTube game sur FIFA depuis des années aux côtés de son pote Bruce Grannec.

Un type aussi connu pour son grand sourire communicatif et ses performances sur le carré vert virtuel que pour ses manettes fracassées en 720p, sur YouTube ou en live sur Twitch. Alors, forcément, le meilleur pour parler de rage, et surtout de rage quit : « La première chose que ça m’évoque, c’est la frustration, pose-t-il d’entrée. Le rage quit découle d’une accumulation, d’une sorte de montée en pression et à la fin bah, c’est la libération. T’as tellement subi, tellement encaissé, que tu ne peux pas aller plus loin. C’est un point de rupture. »

Comportement explosif et sadisme

Lorsque vous perdez une partie et que le destin vous échappe, que vous vous sentez complètement impuissant, vous reprenez un certain contrôle en décidant de mettre fin à la partie.

Petite session de rattrapage pour les noobs : le « rage quit », c’est, parce que votre partie ne se déroule pas comme vous l’auriez souhaité, quitter le jeu et offrir la victoire sur tapis vert à votre adversaire. « C’est un comportement explosif, qui mélange de la colère et de la détresse face à une situation qui échappe au joueur, définit Yann Leroux, docteur en psychologie et spécialiste des jeux vidéo. C’est aussi une tentative de reprendre le contrôle sur le cours des choses. Lorsque vous perdez une partie et que le destin vous échappe, que vous vous sentez complètement impuissant, vous reprenez un certain contrôle en décidant de mettre fin à la partie. » En somme, l’équivalent gaming de retourner la table du Monopoly parce que les dés vous ont à nouveau envoyé rue de la Paix, où se trouvent six hôtels appartenant à votre grand frère, et que vous regardez d’un coup la banqueroute droit dans les yeux. Ou, pour reprendre le langage footballistique, d’un grand tacle par derrière de frustration à la 89e minute quand votre équipe est menée, et qui vous vaut un rouge direct.

Au fil des années, FIFA, plus que PES, est devenu un titre référence en la matière. La faute notamment à des mécaniques de jeu qui ont tendance à pousser les joueurs à bout (la « DDA » ou le fameux « script » par exemple, mythe (ou réalité ?) très répandu dans la communauté des joueurs qui a toujours été farouchement nié par EA) ou à la place prise par la compétition dans le jeu, qui confère à tous les matchs un enjeu supérieur : « Ce qui fait que je rage quit, c’est très souvent l’injustice, et par rapport à FIFA, il y a beaucoup d’injustice aujourd’hui, développe Brak. Même si ça existe dans d’autres jeux, FIFA reste LE plus représentatif du rage quit. » Laurent-David Samama, journaliste et auteur de l’essai Éloge de la défaite, abonde : « Ce qui est intéressant avec FIFA, c’est qu’il s’agit d’un des derniers territoires de jeu pur. Un espace-temps hors de la réalité où plus on marque, plus on jouit. Ça pousse donc à marquer toujours plus, et donc à pousser à bout son adversaire. En cela, c’est assez sadique quand on y pense. »

Sentiment d’échec et d’incompétence

Quand vous jouez aux jeux vidéo, puisque tous vos succès tiennent à vos compétences, il en va de même pour les échecs. Il y a un effet bien plus direct sur l’estime de soi quand vous perdez.

Évidemment, tous les rage quit ne se valent pas. Ni même n’ont forcément de rapport avec la rage. Celui effectué dès le 1-0 après avoir pris un but « de merde » , ou celui en toute fin de match quand l’adversaire arrache la victoire après quatre contres favorables, n’est pas le même que celui concédé quand on se sent juste impuissant face à un adversaire au-dessus. « Quand je suis face à un adversaire plus fort, mais que je vois que j’arrive à le tenir, je vais rester parce que ça va me permettre de m’améliorer, déroule Brak. Mais s’il enquille les buts et que je ne peux pas me défendre, là ça ne sert à rien. Parfois, c’est juste du pragmatisme : il n’y a rien de constructif à rester jusqu’au bout, donc j’arrête les frais. » Un seul dénominateur commun, finalement : la défaite, ou plutôt le sentiment d’échec, ou d’incompétence. « Quand on rage-quit, on blâme le jeu et les autres pour éviter d’être confronté au fait qu’on manque de compétence », explique la docteur en psychologie et spécialiste de l’expérience utilisateur dans les jeux vidéo Célia Hodent. « Les expériences montrent que lorsque le sentiment de compétence n’est pas satisfait, l’agressivité est le comportement le plus probable, acquiesce Yann Leroux. Quand vous jouez aux jeux vidéo, puisque tous vos succès tiennent à vos compétences, il en va de même pour les échecs. Il y a un effet bien plus direct sur l’estime de soi quand vous perdez. »

Mais que se passe-t-il réellement là-haut, dans la tête du joueur qui rage quit ? Pour Yann Leroux, s’il est évident que le passage à l’acte résulte d’un surplus d’émotions, il possède également une dimension salvatrice que peu mettent en lumière : « Une des choses qui alimentent ces comportements, c’est l’idée que l’expression d’émotions aussi intenses a une valeur cathartique. Vous vous déchargez de vos mauvaises émotions, vous rage-quittez, puis ça va mieux. » Certains matchs représentent donc une prison psychique où les émotions sont décuplées. En bon échappatoire, le rage quit permet au joueur de se libérer d’un poids néfaste à son humeur. « C’est un peu comme dans un couple : t’es avec ta meuf, elle te rend ouf, ou l’inverse, et l’un des deux craque, c’est la dispute, s’amuse Brak. Mais à la fin, t’es libéré. Après ça va mieux, et vous vous retrouvez. »

Sa répression est sans doute nécessaire, car elle permet de mettre à l’écart les émotions négatives qui pourraient empêcher le joueur de prendre les bonnes décisions.

Libéré, ou pas, puisque selon plusieurs études, l’expression de l’agressivité dans un média est loin de diminuer les comportements agressifs. Un groupe de chercheurs publié dans le Journal of American Medical Association Pediatrics(1) conclut même qu’à court terme, l’expression de la rage encourage la personne à être davantage agressive. C’est un seul et même mécanisme cérébral dont le joueur est victime, puisqu’il l’empêche d’apprendre de ses erreurs. Des études basées sur l’imagerie cérébrale ont montré que le fonctionnement de l’amygdale, région du cerveau qui est activée lorsque la personne ressent des émotions négatives comme la colère, la douleur ou la tristesse, est réprimée pendant les parties. « Sa répression est sans doute nécessaire, car elle permet de mettre à l’écart les émotions négatives qui pourraient empêcher le joueur de prendre les bonnes décisions, explique Leroux, qui constate cependant un dysfonctionnement lié à ce mécanisme. Cette répression a aussi pour conséquence de gêner les connexions entre l’amygdale et l’hippocampe, qui est responsable de la mémorisation des expériences. » Donc plus l’amygdale est réprimée et moins l’hippocampe garde en mémoire les expériences : le joueur n’apprend pas de ses erreurs, récidive, et les noms d’oiseaux fusent.

Culture de la rage

Il y a également des facteurs sociaux nuisibles au calme du joueur. La culture de la communauté, par exemple, fait passer le rage quit comme un moyen de communiquer aux autres joueurs que les standards du groupe ont été intégrés. « Dans FIFA ou dans League of Legends, il y a une certaine tolérance à l’expression d’émotions négatives, voire un encouragement, déplore Yann Leroux. Les joueurs sont éduqués à agir de cette manière-là, alors qu’on peut les éduquer à jouer autrement. » Dernier exemple en date très parlant dans FIFA : avec l’apparition de nouveaux objectifs récemment permettant d’obtenir des cartes icône dans le jeu, et qui nécessitent un certain nombre de victoires, il est « attendu » des joueurs qu’ils quittent le jeu à 1-0, pour faire gagner du temps à leur adversaire.

Dans FIFA ou dans League of Legends, il y a une certaine tolérance à l’expression d’émotions négatives, voire un encouragement. Les joueurs sont éduqués à agir de cette manière-là, alors qu’on peut les éduquer à jouer autrement.

La solution ? Modifier une mentalité que la communauté s’applique jusqu’ici à transmettre aux nouveaux joueurs. La fonction principale du jeu vidéo, à savoir prendre du plaisir, est balayée pour mettre en lumière le côté compétitif et obscène du « divertissement » . L’effet dominos ne tarde pas : les joueurs intègrent le rage quitcomme outil communicationnel et s’emploient à tout faire pour éviter cette forme d’humiliation. Certains s’appuient sur des moyens peu éthiques pour parvenir à l’emporter, au grand dam du joga bonito. Deux mois après la sortie de FIFA, il n’est aujourd’hui pas rare de tomber contre un adversaire qui enchaîne huit virgules avant de fixer le gardien : un geste simplissime à effectuer in game, mais ô combien efficace (on parle de « META » , qui est l’anagramme de « most effective tactics available »). Sans cette culture de la rage en plein essor, ces comportements n’auraient peut-être jamais vu le jour.

Le rage-quit comme baroud d’honneur

C’est un doigt d’honneur. Ça touche à la corde sensible, tout en sachant qu’en vérité, la défaite est toujours un révélateur.

La victoire étant devenue l’unique objet de convoitise dans FIFA, pratiquer le rage quit fait aveu d’un revers quasi insultant. « Le rage quit nous offre un visage peu glorieux de nous dans la défaite, confie Laurent-David Samama. C’est l’échec qu’on n’avale pas. L’échec qu’on se refuse à analyser. » L’auteur n’hésite pas à faire un parallèle entre la politique de la terre brûlée, relevée du dialecte militaire et qui consiste à détruire ses biens pour que l’adversaire ne s’en empare pas, et le rage-quit. « C’est un doigt d’honneur. Ça touche à la corde sensible, tout en sachant qu’en vérité, la défaite est toujours un révélateur. » Par conséquent, rage-quitter se veut symptomatique de plusieurs caractéristiques chez le joueur. C’est le moment où on est soi-même, vulnérable avec la mise en évidence de nos fragilités. Tandis que dans le triomphe, nous montrons une meilleure version de nous-mêmes, glorifiante et pleine de pudeur.

Un jeu vidéo est un jeu. S’il provoque d’intenses émotions qui conduisent à rage-quitter, c’est qu’il est sans aucun doute temps de faire une pause.

Cependant, le rage-quit peut être considéré comme honorable, non pas par votre adversaire qui célèbre en solitaire dans son salon, mais si l’on se penche suffisamment sur sa fonction de révélateur. « Même si la chose est connotée très négativement, ça m’évoque plutôt un réflexe assez sain. Comme une sorte de baroud d’honneur. D’expression de fierté. Ou plutôt qui nous ferait exister totalement dans la défaite, examine Laurent-David Samama. Plutôt que de ravaler sa fierté, on décide soudain de tout foutre en l’air. C’est loin de l’idéal du fair-play. C’est « humain, trop humain » comme dit Nietzsche. » Depuis quelques années, EA Sports tente de réprimander le rage-quit avec notamment la réduction du nombre de crédits attribués. Étonnamment, les sanctions restent très légères et ne semblent pas dissuader les joueurs. L’entreprise ricaine considère sûrement – elle aussi – le rage quit en acte de fierté plus qu’honorable. Ou bien il fait désormais partie intégrante de la machine. Enfin, quelle qu’en soit la réponse, « un jeu vidéo est un jeu, rappelle Yann Leroux. S’il provoque d’intenses émotions qui conduisent à rage-quitter, c’est qu’il est sans aucun doute temps de faire une pause. »

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