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Quand Sarrebruck jouait en France

Par Jérémie Baron
7 minutes
Quand Sarrebruck jouait en France

La sensation de la saison outre-Rhin s’appelle FC Saarbrücken, première équipe de quatrième division à se présenter dans le dernier carré de la Pokal, ce mardi après-midi face au Bayer Leverkusen. Le FCS n'a pas attendu 2020 pour se faire remarquer : durant toute la saison 1948-1949, la formation sarroise a distribué les raclées contre les équipes de D2... française. Une très éphémère et curieuse page de l'histoire du foot hexagonal, qui porte même un nom : « l'affaire sarroise ».

La magie de la Coupe prend aussi l’accent germanique : le mardi 3 mars dernier, le FC Sarrebruck profitait d’un scénario de dingue pour taper le Fortuna Düsseldorf (1-1, 7-6) et s’incruster parmi les quatre derniers candidats au trophée national. Et si l’actuel pensionnaire de Regionalliga Südwest se pose ici entre le Bayer, l’Eintracht et le Bayern comme un cheveu sur la soupe, il faut rappeler qu’à une époque pas si lointaine au cours du XXe siècle (bon ok, un peu lointaine quand même), il était tout simplement l’un des cadors du football allemand. Et c’est d’ailleurs son statut de chef de file des équipes sarroises qui en a fait un objet politique à l’orée des années 1950.

C’est au découpage post-Seconde Guerre mondiale que le destin du Fußball-Club Saarbrücken (anciennement FV Saarbrücken avant 1945) a pris une drôle de tournure. Devenu en 1947 un État indépendant placé sous tutelle française, le territoire de la Sarre fait l’objet de fantasmes de la part du gouvernement français, qui souhaite que l’Allemagne ne soit plus qu’un lointain souvenir pour la région accolant le Luxembourg et la Moselle. C’est dans cette optique, et sous l’impulsion du haut-commissaire en Sarre Gilbert Grandval, que l’on s’attaque au sport. Et c’est ainsi que le club de la capitale du Land, finaliste du championnat allemand en 1943, champion de l’Oberliga Südwest (zone d’occupation française) en 46 mais qui s’est vu retirer le droit d’affronter des équipes allemandes, commence à enchaîner les amicaux face à des adversaires français. Cela commence par le grand Stade de Reims, le 27 avril 1947, pour un revers 5-3. Suivront le FC Nancy, le FC Metz, Lille, l’ASSE qui sera battu 5-1 ou encore le Stade français pour un nul 1-1, alors que de nombreux autres matchs franco-sarrois auront également lieu.

Sarrebruck de décoffrage

Et un peu plus d’un an plus tard, alors qu’une place s’est libérée en deuxième division à cause des tracas financiers de l’AS Angoulême, on y intègre à la dernière minute l’écurie sarrebruckoise pour la saison 1948-1949. « Sarrebruck avait une équipe très forte, mais la ligue sarroise était très faible, explique Carsten Pilger, journaliste allemand auteur de deux livres sur le FCS. À part Neunkirchen, il n’y avait aucune autre équipe assez puissante. C’était une solution pour évoluer face à des équipes du même niveau. » En conséquence, les joueurs sarrebruckois (qui ne sont que quatorze) passent sous contrat professionnel le 26 juillet 1948 pour satisfaire aux exigences françaises, cas exceptionnel.

Malgré tout, c’est plus en tant qu’invité que le club vient s’ajouter aux dix-neuf formations du championnat, si bien que la plupart du temps, le FCS ne figure pas dans les classements publiés. Selon la légende, les équipes françaises auraient pris ces matchs par-dessus la jambe, les Girondins de Bordeaux refusant même l’opposition. D’abord défait en début de parcours, notamment à Nantes (5-2), le vingtième convive se met rapidement à enregistrer les succès, dont pas mal de scores fleuves : le RC Lens prend tarif (5-1, 3-0), le FC Rouen encaisse un violent 10-1, l’Olympique de Nîmes trépasse (3-1, 5-1), l’AS Monaco mord la poussière (6-0, 2-0), le LOU – ancêtre de l’OL – déguste (3-0, 4-0), le SC Toulon vole en éclats (7-4, 6-1), l’US Valenciennes-Anzin – futur VAFC – avale un 9-0, le CA Paris se fait retourner (6-0, 4-1)…

« Des matchs fantômes »

Le bilan sur 38 parties (avec la victoire à deux points) laisse rêveur, avec 59 unités engrangées, 26 succès, 7 nuls et 5 défaites, pour 148 pions plantés et 50 mangés, soit une différence de +98. De quoi, carrément, terminer virtuellement devant le « vrai » champion lensois et son dauphin bordelais, 53 points chacun. Ce n’est pas pour rien si Le Courrier Picard, au moment de la venue du FCS au stade Moulonguet pour fesser l’Amiens AC (7-1 après le 2-0 de l’aller), n’hésite pas à parler de « leader officieux de la 2e division ». Mention spéciale à l’attaquant sarrebruckois Herbert Binkert (légende du club, décédé en janvier dernier), au coude-à-coude avec le Girondin Camille Libar (41 caramels), mais qui n’aura pas droit au statut de meilleur buteur. Ses coéquipiers ne sont d’ailleurs pas en reste, puisque Peter Momber (27 pions), Karl Berg (21), Franz Immig (12), Robert Schreiner (11) et Jockel Balzert (10) se placent également parmi les dix plus gros buteurs de la saison. Du moins officieusement, toujours.

Extrait du Courrier Picard du 18 avril 1949

Le mystère reste tenace concernant cet exercice. « Ce sont des matchs fantômes, c’est comme s’ils n’avaient pas été là », commente Pierre Lanfranchi, historien du sport qui s’est intéressé à l’épisode sarrebruckois. « Il y a très peu d’informations sur cette saison, déplore Carsten Pilger. On dit parfois que les équipes françaises ne prenaient pas les matchs au sérieux et envoyaient leur réserve, mais le FC Sarrebruck était très fort, assez fort pour devenir champion d’Allemagne, à la hauteur du Kaiserslautern des frères Walter et de Horst Eckel. Donc c’est crédible. C’est l’équipe la plus forte de l’histoire du club, elle a enregistré des records et était capable de battre les grandes équipes européennes. » Au terme de cette drôle de saison, l’idée d’intégrer le FCS à la Fédération française de football est posée sur la table, pour le voir officiellement concourir en première ou deuxième division ; président de l’institution et bien au fait du positionnement des politiques à ce sujet, Monsieur Jules Rimet milite dans ce sens. Mais rien ne va se passer comme prévu.

Unanimité et marche arrière

En vérité, si les volontés gouvernementales font tout pour, aucun des deux camps ne souhaite vraiment ce mariage arrangé. « L’idée sarroise est totalement farfelue, lâche même Lanfranchi. Mettre le FCS en deuxième division française n’a jamais rendu concrète la proximité entre la Sarre et la France. L’objectif assumé était de dire que la saison 1948-1949 était une année test avant l’intégration officielle. Mais à partir de 1949, la question franco-sarroise en elle-même devient beaucoup moins importante. Si on avait mis Sarrebruck dans le championnat français en 1946 ou 1947, ça aurait marché. Les gens ne s’y seraient pas opposés. En 1949, c’était devenu très facile de s’opposer aux décisions politiques. Une alternative s’était créée avec la possibilité de l’ouverture de la République fédérale et la reconnaissance de la Fédération allemande. » Alors que côté français (avec l’Alsace en fer de lance) comme sarrois (lors de l’assemblée plénière de la Fédération de Sarre le 17 juillet), on rejette sèchement la proposition d’intégrer les clubs de Sarre au football bleu-blanc-rouge, le cas spécifique du FCS est étudié le 23 juillet 1949 au conseil fédéral de la 3F. Et là aussi, aucune surprise et même l’unanimité : 354 membres votent contre tandis que les sept autres s’abstiennent. Un évènement qui entraînera la fin d’un mandat de 30 ans pour Rimet, non réélu lors du renouvellement partiel du bureau. Lanfranchi : « Les gens voulaient se donner une bonne image de résistants en s’opposant à des Sarrois encore associés à l’Allemagne, et aussi faire sauter Rimet qu’on accusait à juste titre d’avoir suivi les décisions politiques et de ne pas avoir accepté la noble autonomie du sport. »

« On dit que beaucoup de clubs ne voulaient pas de Sarrebruck en première ou deuxième division par peur de le voir devenir champion de France, pose de son côté Carsten Pilger. Quelques années après la guerre, ça aurait été une situation incroyable. Après, pour les Sarrebruckois, c’était plus facile de mettre la pression au haut-commissaire : ils ne pouvaient pas jouer en Allemagne, mais les Français ne voulaient pas non plus d’eux. » Résultat après deux ans de matchs amicaux et d’« Internationaler Saarlandpokal » (une compétition dans laquelle le FCS invitait de nombreuses équipes européennes), l’équipe retrouvera en 1951 le championnat allemand, se hissant même en finale de celui-ci la première année (défaite 3-2 contre Stuttgart), preuve de la qualité de cet effectif, et sera présent à la création de la Bundesliga. Si cet épisode français fut pénible pour ceux qui l’ont connu et est longtemps resté un mauvais souvenir, il représente aujourd’hui « une période importante dans l’histoire du club » selon Carsten Pilger. « Aujourd’hui, on est assez fier de cette histoire, mais je ne suis pas sûr que c’était le cas jusque dans les années 1980, ça fait aussi partie de cette identité très francophile qui s’est créée à partir des années 2000, via une amitié avec les ultras de l’AS Nancy-Lorraine. » Comme quoi, le FC Sarrebruck est décidément fait pour nous surprendre.

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Par Jérémie Baron

Propos de CP et PL recueillis par JB

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