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Pur Harmony, ou l’amour en jaune et noir pour le You’ll Never Walk Alone
Après un You’ll Never Walk Alone chargé d’émotion jeudi dernier au Signal Iduna Park, Dortmund se déplace ce jeudi à Liverpool pour un quart de finale retour de Ligue Europa. L’occasion, surtout, pour les milliers de supporters du BvB de se rendre en pèlerinage dans la cité portuaire qui a fait de cette chanson un hymne solennel. Et de chanter, toutes écharpes brandies, à l’unisson avec le Spion Kop.
Durant la première moitié des sixties, à l’heure où la jeunesse s’évertue à danser le Twist and Shout façon John Lennon, un autre groupe issu de Liverpool s’impose sur la scène musicale britannique. Il s’agit de Gerry and the Pacemakers, qui restera ainsi quatre semaines en tête des charts, notamment grâce à son single You’ll Never Walk Alone, tiré de « Carousel » , une comédie musicale de Broadway sortie en 1945. Si une rumeur avance qu’en 1963, les supporters liverpuldiens avaient déjà repris en chœur la chanson à la suite de la défaite des protégés de Bill Shankly face à Leicester en demi-finale de FA Cup, l’avènement du « YNWA » à Anfield s’effectue quelques années plus tard. À l’époque, le speaker du stade a pour habitude de jouer le top 10 des chansons les plus populaires du Royaume avant le coup d’envoi. Toutefois, quand bien même le tube de Gerry et ses potes ne figure plus dans ce classement, le Kop des Reds continue de fredonner cet air rempli de spleen avant chaque rencontre. Par habitude, sans doute, ou parce que les paroles correspondent idéalement à leurs valeurs, aussi. Un schéma qui se répétera quelques décennies après, dans un club tout aussi légendaire.
« C’est une jolie chanson, mais difficile à interpréter »
« La première fois que j’ai eu affaire à des fans de Liverpool, c’était en 1985, lors d’un match amical, ici, à Dortmund. On avait perdu 1-0. L’ambiance était bonne, les fans s’entendaient bien entre eux, c’était cordial. Mais il n’y a pas d’amitié officielle entre les fans des deux équipes. » Autant qu’Uwe, fidèle parmi les fidèles de la Südtribüne, s’en souvienne, aucun lien ne prédisposait le BvB à reprendre un chant anglais. Encore moins des Scousers, qui ne jouissent pas de la meilleure des réputations sur le Vieux Continent. Par ailleurs, il se trouve que ceux-ci entretiennent une relation plutôt privilégiée avec les fans de l’autre Borussia, celui de Mönchengladbach, et ce, depuis les seventies. Néanmoins, tout laisse à penser que cet hymne extraordinaire (au sens littéral du terme) allait finir par s’imposer à l’est de la Ruhr. « Dans les années 80, il y avait des soldats anglais qui étaient stationnés non loin de Dortmund, et ils venaient parfois assister aux matchs avec nous dans la Südtribüne » , se rappelle Uwe. « Ils étaient quatre ou cinq, et ça leur arrivait de balancer le YNWA de manière tout à fait spontanée. Malheureusement, les gens ne reprenaient pas souvent le chant ; peut-être parce que ça ne les intéressait pas, ou peut-être tout simplement parce qu’ils ne comprenaient rien aux paroles. » Quoi qu’il en soit, ce message n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Car quelques années plus tard, Uwe achètera un objet peu commun à l’entrée du Westfalenstadtion : une écharpe siglée « BvB » avec l’inscription « You’ll Never Walk Alone » . « Avec le recul, je ne comprends toujours pas comment une telle écharpe a pu être confectionnée, alors que le chant ne disait rien à personne. Aujourd’hui, je saisis l’importance de cet objet, on peut parler de relique ! »
Finalement, c’est le goût prononcé d’une bande de copains pour le rock anglais qui va tout bouleverser. En 1996, Pur Harmony, un groupe réunissant cinq musicos issus de Dortmund, se voit proposer une idée. Matthias Kartner, chanteur blond peroxydé, raconte son aventure dans un récent entretien accordé au site officiel du LFC. « Un jour, un très bon pote nous lance : « Hey, vous devriez faire une reprise de You’ll Never Walk Alone. » À l’origine, je me suis dit « Oh non ! Surtout pas ! » C’est une jolie chanson, mais difficile à interpréter parce que ça commence très bas dans les graves avant de remonter haut dans les aigus. » Malgré tout, Pur Harmony tente le pari. Une semaine plus tard, l’enregistrement est dans la boîte. Leur version se veut davantage rythmée par les sonorités propres aux années 90 pour se détacher de l’esprit de tristesse émanant de l’originale, tout en gardant une âme profondément nostalgique. Lorsqu’il apprend la dimension prise par le « YNWA » à Liverpool, Matthias n’a qu’une idée en tête : donner, à sa manière, un hymne à son amour de toujours, le BvB. « Nous sommes des mecs de Dortmund et d’énormes fans du Borussia. Alors je suis allé voir le speaker du Westfalenstadion pour lui en filer une copie. Il l’a prise et m’a dit qu’il essaierait de la passer. » Norbert Dickel, ancien attaquant du club jaune et noir devenu maître des platines de l’enceinte du Borussia, tient parole et commence à diffuser la version de Pur Harmony. « Les retours qui nous parvenaient étaient fantastiques, se targue encore aujourd’hui le leader du groupe. Les gens l’ont adorée depuis le début. »
Le Dortmund anglais ou le Liverpool allemand ?
Si les oreilles du Westfalenstadion apprécient la mélodie, les cordes vocales ne suivent pas immédiatement. « Au début, les gens ne chantaient pas beaucoup » , précise Uwe, l’un des pionniers de l’amitié entre Reds et Borussen. « Peut-être que les gens ne comprenaient pas ce qui se racontait à cause de l’anglais, tout simplement. Mais petit à petit, ça a pris. Je pense que le chant a été définitivement accepté et chanté par tout le stade au début des années Klopp, soit vers 2008-2009. » Il faut dire que la mayonnaise avait tout pour prendre dans une région adepte de la saucisse et des frites. Plus que de grands clubs de football, Liverpool et Dortmund partagent une idéologie commune, où les fans demeurent la pierre angulaire d’un système lucratif. Le LFC a son légendaire Spion Kop, le BvB son imposante Südtribüne.
Dans deux villes où le chômage atteint souvent de tristes records nationaux (12% pour le chef-lieu du Merseyside, 11,8% dans l’agglomération de la Ruhr fin 2015), ce message d’espoir et de courage qu’est le « YNWA » ne pouvait trouver de meilleurs publics. « C’est une chanson plutôt mélancolique, qui ne correspondait pas forcément aux standards de l’époque, ajoute Uwe. Si elle a fini par être adoptée, c’est parce qu’au fond, il y a beaucoup de similitudes entre les gens des deux villes. Des villes de travailleurs. » De flagrantes analogies parfaitement personnifiées par la venue de Jürgen Klopp à Liverpool en cours de saison. Il le sait désormais mieux que personne : que ce soit dans la brume des docks plantés sur les bords de la Mersey ou de la Ruhr, il ne peut y avoir qu’un ciel doré après la tempête.
Par Eddy Serres et Ali Farhat