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Pourquoi Yougoslavie-Slovénie est le meilleur match de l’Euro 2000
Indépendante de la Yougoslavie depuis 1991, la Slovénie, qui dispute lors de l'Euro 2000 le premier tournoi international de son histoire, est à deux doigts d'humilier les partenaires de Savo Milošević durant l'Euro 2000. Ces derniers arracheront finalement un nul inespéré, après avoir été menés 3-0. De quoi sauver in extremis l'honneur des Yougoslaves, proches de perdre le match le plus politique et symbolique de la compétition face à une nation où le football était encore un sport mineur, voire méprisé quelques années auparavant.
La France avait appris à s’en méfier, quelques mois plus tôt. Le 26 avril 2000, en amical à Saint-Denis, les Bleus s’imposent 3-2 face à une bien surprenante équipe de Slovénie. Un match que la Yougoslavie aurait peut-être dû un peu plus potasser, avant d’affronter les Slovènes ce 3 juin 2000 en ouverture du groupe C de l’Euro. Pourtant, personne n’aurait l’idée d’en blâmer les Plaviau coup d’envoi : pourquoi Dejan Stanković, Dragan Stojković, Siniša Mihajlović ou Darko Kovačević devraient avoir peur d’une équipe d’anonymes dont la nation, indépendante de la Yougoslavie depuis 1991, est pour la première fois représentée lors d’une compétition internationale ?
Skieurs de l’extrême
« Nous n’étions pas reconnus comme de bons joueurs de football, au sein de la Yougoslavie et de l’ex-Yougoslavie, concédait, avant la rencontre, l’international slovène et défenseur de Maribor Marinko Galič. Nos adversaires nous ont souvent ridiculisés, ils nous appelaient les skieurs. C’est l’heure de la revanche. » Une vengeance que les Slovènes croient prendre, avant de craquer en l’espace de six minutes de jeu : après avoir mené de trois buts, les Vert et Blanc, à onze contre dix à la suite de l’expulsion de Mihajlović, laissent filer trois pions dans leur cage entre la 67e et la 73e minute.
L’affaire accouche d’un nul épique, trois partout, et achève de sacraliser la hype football en Slovénie. « Voir l’équipe nationale tenir en respect la Yougoslavie, un adversaire symbolique, c’était complètement inattendu », relate Peter Stanković, enseignant en sciences sociales à l’université de Ljubljana et auteur de Sport et nationalisme : les sens changeants du football en Slovénie. D’autant plus inattendu que, quelques années plus tôt, la Slovénie n’en avait pas grand-chose à carrer du football.
Le prix de l’indépendance
Voilà qui ressemble à une bizarrerie, alors que les ex-Républiques yougoslaves sont d’ordinaire portées sur le sport roi. Pour expliquer cette singularité, il faut tenter de cerner l’évolution de l’identité slovène au tournant des années 1960 et 1970. Intégré à la Yougoslavie communiste, le territoire se met alors à rêver d’indépendance. « La Slovénie était économiquement plus développée que le restant de la Yougoslavie, et le discours nationaliste slovène a mis en valeur cette idée pour promouvoir l’indépendance du pays, reprend Stanković. Le pouvoir communiste était au fait de la diffusion de ces opinions et bien sûr, il les empêchait d’être exprimées via des structures officielles comme le parlement. Mais ces idées ont trouvé d’autres voix de diffusion, dans la vie de tous les jours. »
Le nationalisme slovène intègre alors une forme de rejet des us et coutumes, identifiés comme originaires d’autres républiques yougoslaves : « Une bonne illustration de ça, c’est la nourriture. La cuisine slovène est similaire à celle de l’Autriche, tandis que le reste de la Yougoslavie a des habitudes alimentaires plutôt conditionnées par des influences turques et balkaniques. De nombreux migrants issus de Croatie, Bosnie ou Serbie se sont installés en Slovénie entre 1950 et 1970 et ils ont amené avec eux le burek (une pâtisserie salée et fourrée avec du fromage, des épinards et de la viande) qui est devenu de la street-food populaire en Slovénie. Mais avec cette résurgence du nationalisme, le burek a de plus en plus été considéré comme de la nourriture malsaine et sale. »
Dirtyfootball
Le particularisme slovène tentera également de s’affirmer à travers le sport, mais ne trouvera que peu d’écho à travers le football. La faute à des formations inexistantes sur la scène nationale, alors qu’aucun club slovène ne remportera jamais le championnat yougoslave. « Ça, c’était un problème. Ça ne correspondait pas à l’idée que les Slovènes étaient un peuple spécial, voire meilleur, au sein de la Yougoslavie, déroule Stanković. Donc, à partir de la fin des années 1960, le football a commencé à être interprété par beaucoup de Slovènes comme un sport violent, stupide, pratiqué par ceux qui sont au plus bas de l’échelle sociale… Le football a perdu en popularité, et très peu de monde venait aux matchs. »
Le sport roi ne gardera sa couronne qu’auprès de la population issue de l’immigration : « Jouer au football, regarder des matchs étaient des pratiques qu’on voyait plutôt chez des gens originaires d’autres parties de la Yougoslavie. Le sens péjoratif attribué au foot en Slovénie a été utilisé dans le discours nationaliste, pour marquer et accentuer les différences entre les Slovènes « de souche » et ceux issus de l’immigration. » Le discours identitaire slovène valorise alors plus largement les sports d’hiver, où le pays a plus de chances de briller. Il met notamment l’emphase sur la région la plus au nord de la Slovénie, la Gorenjska, célèbre pour ses paysages alpins, ses sports de neige et sa musique traditionnelle. Autant de symboles distinctifs que les Slovènes commencent à plus largement s’approprier.
Après l’Europe, le monde
Quand l’équipe nationale slovène se retrouve qualifiée pour l’Euro où elle met en échec la grande Yougoslavie, le football retrouve enfin la cote. Quitte à contrarier la rhétorique nationaliste d’antan. « Cette équipe était composée à environ 50% de joueurs issus de la seconde génération de migrants, dont les parents étaient originaires de Bosnie, Serbie ou Croatie, explique Stanković.Mais les médias n’ont pas du tout traité cette thématique, à l’époque. Le discours nationaliste slovène, qui avait dévalorisé le football dans les années 1970, se l’est réapproprié en lui attribuant des connotations entièrement différentes : par exemple, le football slovène comme preuve de l’incroyable vitalité d’une petite nation, de son homogénéité, de sa coopération, de sa solidarité… »
Le pays commence même à en pincer sérieusement pour la sélection, qui se qualifiera également pour le Mondial 2002. Malheureusement, la poussée de fièvre ne sera qu’éphémère. « Le football a amélioré son statut après les succès de 2000 et 2002, mais il n’est plus aussi tendance qu’au début du XXIe siècle, estime Stanković. On a de très bonnes équipes de basket, donc quand vous sortez dans la rue, les enfants vont plus volontiers jouer au basket. Et évidemment, les sports d’hiver restent très pratiqués. » Même si personne n’oublie que, vingt ans auparavant, les « skieurs » slovènes ont prouvé qu’ils savaient aussi joliment jouer du crochet extérieur.
Par Adrien Candau
Propos de Peter Stanković recueillis par AC