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Parole aux traîtres pour Lille-Lens, derby pour la tête de la Ligue 1
Ils sont une trentaine à peine, depuis la Seconde Guerre mondiale, à avoir franchi le Rubicon entre l’Artois et la Flandre. Traîtres pour les uns, opportunistes pour les autres, ils ont à la fois porté la tunique sang et or et celle du LOSC. Après cinq ans sans derby du Nord pour les étendards du foot dans le Nord Pas-de-Calais – qui se retrouvent, ce dimanche, pour une place de leader de Ligue 1 –, il semblait inconcevable de ne pas dépoussiérer les souvenirs de ceux ayant basculé d’un camp à celui de l'ennemi.
Casting :François Brisson : Formé au Paris Saint-Germain, l’attaquant a évolué à Lens (1981-1985) puis à Lille (1990-1993) avant de devenir adjoint de Daniel Leclercq au Racing lors du titre de 1998 et entraîneur principal lors de la saison 1999-2000.Philippe Piette : Natif du Nord et biberonné à Valenciennes, le milieu de terrain est transféré à Lens en 1982 et y restera deux saisons avant d’évoluer ensuite une année au LOSC (1985-1986).Philippe Brunel : Le Boulonnais de naissance effectue deux séjours dans l’Artois (1991-1995, puis 1996-2001). Champion de France avec Lens, il migre en 2001 vers Marseille avant de revenir dans le Nord chez le voisin lillois (2002-2005).Dagui Bakari : Le truculent Ivoirien est passé de Lille à Lens sans parenthèse dans un autre club. D’abord au LOSC sous l’ère Halilhodžić (1999-2002), il file vers le Pas-de-Calais au printemps 2002 pour 3,5 millions d’euros et y restera jusqu’en 2005 après trois saisons faites de hauts et de bas.
Le contexte du derby du Nord
Dagui Bakari : C’est un match vraiment important, pour les gens de la région. À l’époque, en 1999, Lens avait pris le dessus. Mais à la suite de notre montée en D1 en 2000 et notre parcours dans les années qui ont suivi, le club a grandi et pris beaucoup d’expérience.
François Brisson : J’en ai fait une dizaine, huit avec Lens et deux avec Lille. Mais face à Lille, ce n’était pas le match avec le plus de tension. On avait plus en tête Paris, par exemple. Le derby, c’était surtout pour les supporters. Chez nous, il y avait encore les mineurs. Tu voyais les mecs sortir des puits, les gens livraient encore le charbon. Il y avait la fameuse supportrice, Maman Foot. C’était très convivial.
Philippe Piette : Il y avait plus d’engouement, mais ce n’est pas comme maintenant avec la guéguerre entre les supporters sur les réseaux sociaux ou les banderoles sur l’autoroute. C’était juste une fête pour la suprématie régionale, mais on attendait plus Bordeaux, Nantes, Marseille…
FB : Quelques années plus tard, j’ai joué à Lyon. Là, il y avait derby. C’était chaud, agressif. Une fois, des mecs de Saint-Étienne ont débarqué et ils m’ont bousillé ma voiture sur le parking. À Lens, c’était « Allez les tchios, faut gagner ». Tu sens que les gens parlent avec leur cœur, mais ça en reste là si tu donnes le meilleur.
DB : Quand je suis arrivé au LOSC, il n’y avait pas la même ferveur qu’aujourd’hui. Le club a grandi, mais Lens reste la référence dans la région de ce point de vue-là. À Lille, il y a beaucoup de passionnés et de spectateurs au stade. Mais à Lens, c’est toute la ville qui est passionnée. C’est ce qui nous a donné de la force, à l’époque : Vahid nous a donné l’amour du maillot, il voulait créer une identité et cela passait par le terrain. Il fallait titiller Lens.
FB : Ce qui est important, aussi, c’est quand il y a des mecs du Nord dans le groupe. Avec Daniel Leclercq, on pouvait vendre ça aux joueurs en mode « Les gars, Lille, faut les taper ce soir ». Des mecs comme Brunel, Déhu, Sikora, Wallemme, tu n’avais même pas besoin de les motiver. Je ne vois pas comment, aujourd’hui, on peut faire un derby sans quasiment aucun Nordiste ayant une histoire dans les mines ou ayant grandi à Lille.
Souvenirs de derbys
DB : Quand Patrick Collot et Djezon Boutoille se sont exprimés dans le vestiaire avant le match de septembre 2000, j’ai vraiment saisi l’importance du moment. Psychologiquement et physiquement, tous les joueurs étaient imprégnés de cette rage et de cette identité : on était les Dogues.
FB : Dans les années 1980, il n’y avait pas non plus énormément de monde au stade. Le premier derby que je fais, en 1981, Bollaert n’accueille que 14 685 spectateurs. Le plus gros derby que j’ai pu faire, c’était 27 000 spectateurs. Je n’ai pas le souvenir que c’était la plus belle ambiance de la saison.
DB : J’ai marqué lors de trois derbys pour Lille, mais mon meilleur souvenir, c’est le premier. Laurent Peyrelade et moi, on était tous les deux remplaçants. Vahid nous fait rentrer, et c’est nous qui débloquons la situation. J’égalise puis, sur un centre de la gauche, j’embarque deux joueurs et je laisse passer le ballon. Laurent était derrière pour mettre le deuxième but, c’était fou.
Philippe Brunel : Ce match est sans doute l’un des plus beaux, avec beaucoup de rythme et d’engagement. Mais pas des coups de salopes, hein, c’était réglo. Globalement, les derbys à cette époque étaient souvent des matchs avec beaucoup de suspense.
FB : De notre côté, en 1981, une nouvelle génération se mettait en place et un derby à la 37e journée m’a marqué. On avait gagné 3-0 à Lille, c’était notre meilleur match de la saison avec deux buts de Thordarson et un de Vercruysse. C’était teigneux, les mecs de Lille étaient plus remontés que nous. Avec notamment les frères Plancque, qui n’étaient pas des tendres. Il y a aussi une autre fois, en 1983, où je mets un doublé et on gagne 4-2. Superbe souvenir.
PP : Pour parler des frères Plancque, Stéphane, c’était quelque chose. J’ai plus retrouvé à Lille qu’à Lens cette envie de marcher sur l’autre. À l’échauffement, j’entendais le capitaine Stéphane avoir un discours guerrier. Au Racing, on se motivait, mais voilà tout. Là, entendre presque « Faut les casser », ça m’a surpris. J’avais tous mes potes en face, je me suis demandé ce que je faisais là.
Le passage à l’ennemi
PB : À l’été 2001, il y a eu un scénario bizarre à Lens. Je suis passé numéro trois à mon poste d’un coup, et Patrice Bergues (l’entraîneur adjoint) m’a fait comprendre que le coach Joël Muller ne comptait pas sur moi. J’ai su, après, que des personnes lui avaient dit des choses négatives sur moi. Durant la saison précédente, j’avais eu un accrochage avec Georges Tournay. Mais ce n’était pas non plus méchant, ça faisait partie du boulot. J’ai dû quitter le club subitement, les supporters ont eu du mal à comprendre. J’avais le choix entre Lille, Bastia et Marseille. Le choix a été assez vite fait, mais à Marseille, où j’étais prêté, je n’ai pas eu de bol. C’était l’année où Tapie a fait son come-back, c’est lui qui me fait venir et lui qui me fait partir. Quand j’ai vu ce qu’il se passait au club, où les choix n’étaient pas sportifs, mais faits pour arranger certaines personnes, je ne pouvais pas garder la langue dans ma poche et je l’ai payé. Je suis donc retourné à Lens et j’aurais pu envisager de rester, mais il fallait jouer. Je sortais de six mois sans jouer, et Lille s’est de nouveau manifesté. Bassir, Bakari, Sterjovski, Cheyrou, Boutoille… Il y avait du monde dans le secteur offensif, mais je venais surtout pour la saison suivante, car il allait y avoir des départs. Finalement, il y a eu des blessés et j’ai joué pas mal de matchs. Je n’ai pas de regret, quand je vois ce que j’ai vécu là-bas.
FB : Quand je suis arrivé au LOSC, par rapport à Lens, c’était beaucoup plus costume cravate. Le derby, c’était autre chose. J’avais 35 ans lors de ma dernière saison, et je jouais moins. Évidemment, tu penses cinq minutes que tu es passé de l’autre côté. Mais à l’époque, on ne partait pas à l’étranger comme aujourd’hui.
PP : Ça ne m’a posé aucun souci de signer à Lille, tu pouvais voyager d’un club à l’autre sans que ça fasse d’embrouilles. Maintenant, celui qui joue à Sainté n’a pas le droit d’aller à Lyon. Entre Paris et Marseille, idem. On va te dire que tu es un traître, mais c’est comme dans la vie. Si tu as un bon contrat chez Auchan et qu’on t’en propose un autre chez Cora, tu vas refuser ?
PB : Si j’ai hésité, avant de signer à Lille ? Franchement, je n’ai jamais eu aucune animosité envers le LOSC. Oui, il y avait une rivalité. Mais ce n’étaient pas des animaux, hein. J’avais l’opportunité de donner un second souffle à ma carrière. La preuve : derrière, j’ai enchaîné plusieurs saisons pleines avec Sochaux et Angers.
DB : En 2002, je sortais de deux grosses saisons avec Lille. Pape Diouf, mon agent, m’a dit que j’avais une opportunité avec Lens qui allait jouer la Ligue des champions. Je ne l’ai su qu’après, mais Alain Perrin avait aussi cherché à me recruter. J’étais en Martinique avec les Black Stars, et il n’est pas parvenu à me joindre. J’avais aussi plusieurs clubs intéressés en Angleterre, notamment West Ham. Mais Pape m’a dit que ce serait bien que je fasse la Ligue des champions une deuxième fois, pour faire grimper ma cote. Ce qui a pesé sur ma décision. Il m’a aussi prévenu que cela risquait d’être compliqué avec le public de Lens, mais je lui ai dit : « Écoute, je n’ai pas de problème avec ça. À présent, je suis Nordiste et je vais faire ce que j’ai à faire. » Je savais que cette rivalité était très forte, mais je ne m’attendais pas à ce qu’elle le soit autant…
L’accueil du public, justement…
DB : La rivalité était en fait beaucoup plus exacerbée côté lensois, j’ai été bien accueilli, mais c’était très compliqué avec les Red Tigers. J’ai été sifflé et insulté, pendant des mois. C’était très, très dur psychologiquement. D’autant qu’avec l’arrivée de John Utaka, je me suis rapidement retrouvé remplaçant. Non seulement je devais convaincre l’entraîneur, mais aussi le public. J’ai tenu et j’ai été professionnel jusqu’au bout, tout le monde au club vous le dira. Je n’en ai jamais voulu à Pape.
FB : J’avais été très touché de revenir à Bollaert, les supporters ne m’en ont pas voulu. Socialement, les gens avaient du respect. À partir du moment où tu es professionnel et que tu donnes tout, on ne te disait rien.
PB : Quand j’ai joué à Bollaert avec Lille, je suis passé outre. Les sifflets, c’était de bonne guerre. Cela n’a jamais été au-delà des insultes disons… « gentilles » . Avec le recul, je me dis quand même que les Lensois n’ont pas tout compris. Ils m’ont mis une étiquette de traître sur le dos, mais j’aurais bien aimé faire une carrière à la Sikora. Et puis, ils ont vite oublié que j’ai tout donné pendant des années pour que le club soit en haut. Je n’ai jamais eu la sensation d’être un traître.
DB : Antoine Sibierski a subi la même chose que moi, mais lui a pu retourner la tendance parce qu’il jouait. Est-ce que j’aurais aimé plus de soutien, de la part du club ou du coach ? Compte tenu de là d’où je viens, j’étais déjà formé en tant qu’homme et je ne suis pas du genre à pleurer sur mon sort.
PB : Antoine n’a effectivement pas du tout eu la même sensation, en arrivant à Lens. Au début, les gens l’ont bien secoué alors que c’était un super joueur. Mais il était attendu sur le terrain, et il a eu du mal à s’adapter. Le jour du derby où on perd 2-1 à Grimonprez-Jooris, il a une balle de 2-0, mais il perd son duel avec Wimbée. Sur le moment, je me dis « Putain… » On avait l’opportunité de leur mettre la tête sous l’eau. Ça aurait pu rester anecdotique, mais derrière, on perd. Au-delà de ça, être du Nord facilite la tâche et m’a sans doute aidé à me faire apprécier à Lille. En arrivant, pas mal de gens au club étaient contents de me voir signer. D’autres m’ont rappelé que j’avais fait beaucoup de mal au club, par le passé : en 1996-1997, je marque le seul but du derby à quelques journées de la fin et ils descendent en D2. Les gens disaient que j’avais enclenché leur descente aux enfers, mais il faut arrêter un peu. Il restait assez de matchs pour se maintenir, derrière.
Le retour du derby, après cinq ans d’absence
FB : Lens voyage bien, mais sera privé d’Ignatius Ganago. Trouver un buteur, c’est compliqué. Là, Franck Haise y était parvenu. Il a placé Lens sur les rails, et leur a permis de se mettre rapidement en confiance. Il va falloir faire sans, mais ce 3-5-2 reste très organisé. En face, Lille me paraît euphorique entre Renato Sanches qui pète le feu et Burak Yılmaz avec une expérience énorme. Je vois une courte victoire du LOSC.
PP : Cinq ans sans derby dans une telle région de football, c’est trop. Lens a peut-être un peu moins de banc et sans Ganago, ça va être compliqué. Je vois le LOSC s’imposer, même si l’idéal serait un nul, tout le monde serait content.
PB : Je mettrais, quand même, une petite pièce sur Lille : ça a l’air solide derrière, avec des arguments offensifs. Yılmaz n’est pas mal, devant. Mais ça n’aura pas la même saveur, sans public. Avec 40 000 spectateurs, ça n’a rien à voir.
FB : Le derby, c’est avant tout pour le public. Sans, c’est autre chose. Avec un match à huis clos, ce ne sera pas le derby qu’on aurait pu imaginer.
DB : Les chants, les écharpes, les drapeaux, les banderoles… C’est ce qui fait toute la différence. Personnellement, je n’ai pas de préférence. Que le meilleur gagne, tout simplement.
Propos recueillis par Simon Butel et Florent Caffery