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  • Économie du sport

« Nous sommes en train d’assister à l’une des plus grandes crises de l’histoire du football »

Propos recueillis par Pierre Rondeau
6 minutes
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Jérémie Bastien est maître de conférences en sciences économiques à l’université de Reims. Spécialiste de l’économie du sport, il porte un regard à la fois pessimiste et réaliste sur l’avenir du football professionnel européen. Selon lui, alors que la crise aurait pu permettre d’insuffler le vent du changement, pas grand-chose n’a été fait. Et ce maintien de l’ordre établi risque de conduire à de nouvelles crises dans le futur...

Les clubs ont vu leurs recettes diminuer sans que leurs dépenses ne changent. Ils n’ont pas cherché à assurer la pérennité de leurs finances à long terme, mais seulement leur survie à court terme.

Dans un récent article universitaire, Effets mésoéconomiques de la crise de la Covid-19 sur le football européen, vous mettez en avant l’incapacité qu’a eue le foot à se réinventer lors de cette crise de la Covid-19. La crise sanitaire a eu comme conséquence directe l’augmentation de la dette des clubs sans que ceux-ci n’aient modifié leur logique de fonctionnement. On a maintenu en l’état l’ordre établi sans se poser les bonnes questions. Cela a provoqué un renforcement de la dépendance vis-à-vis des créanciers, des fonds d’investissement, des banques ou des actionnaires, et une continuité de cette financiarisation du football, déjà observée depuis les années 1980. En quelque sorte, la crise conjoncturelle n’a pas abouti à des réformes structurelles et n’a pas bouleversé la structure et les modèles économiques du ballon rond, les clubs sont restés dépendants aux actifs joueurs, au trading et à la recherche de droits TV. Ils ont vu leurs recettes diminuer sans que leurs dépenses ne changent. Ils n’ont pas cherché à assurer la pérennité de leurs finances à long terme, mais seulement leur survie à court terme. Pour combler les déficits, les dirigeants seront obligés de vendre leurs dettes, d’aller vers une logique de financiarisation du ballon rond. Nous sommes en train d’assister à l’une des plus grandes crises de l’histoire du football et elle n’accouchera d’aucun changement structurel, elle n’a pas remis en cause les logiques de fonctionnement du foot, qui néglige la durabilité de ses actifs et la pérennité de ses investissements.

Mais qui est responsable ?Mon constat est peut-être trompeur, et très pessimiste, mais je constate malheureusement que les objectifs des clubs n’ont pas changé depuis 2020. Les ligues cherchent toujours à assurer la maximisation des droits de diffusion, et les clubs continuent à espérer produire et vendre des joueurs comme des actifs financiers. Alors même que les valeurs risquent de baisser dans les prochaines années. Nous aurions dû profiter de la crise et imposer une régulation plus vertueuse, avec des capitaux durables et des actionnaires directement liés aux équipes. Mais je ne suis malheureusement pas certain que les acteurs du football, les présidents et les instances dirigeantes, aient pris conscience du problème et se soient saisis du sujet, aient eu envie de changer la donne. Je pense aussi que le politique n’a pas joué totalement son rôle et a maintenu la situation, a couvert les risques et les frictions.

Regardez la Superligue européenne, regardez à quelle vitesse les hommes et les femmes politiques se sont saisis du dossier pour faire pression et casser le projet. Ils avaient même menacé de changer les lois rapidement. Ils ont donc encore beaucoup de pouvoir.

Vous pensez que les États européens auraient pu changer les choses ? Ils ont pourtant été très présents durant la crise, avec de nombreuses redistributions, comme des prêts, du chômage partiel ou des exonérations de charges.Le pouvoir politique aurait dû être le grand, voire le seul, élément du changement, il aurait pu faire bouger les choses et imposer plus de régulations et d’harmonisations européennes. Regardez la Superligue européenne, regardez à quelle vitesse les hommes et les femmes politiques se sont saisis du dossier pour faire pression et casser le projet. Ils avaient même menacé de changer les lois rapidement. Ils ont donc encore beaucoup de pouvoir et doivent contribuer à la pérennité du modèle. Or, lors de cette crise conjoncturelle, ils n’ont pas agi structurellement, ils n’ont pas conditionné les aides et n’ont pas imposé aux clubs de changer de modèle économique. En France, le gouvernement, comme avec tous les secteurs d’activité, n’a pas fait de distinction et a donné, a aidé, sans imposer de garde-fous ou d’obligation. Il aurait pu conditionner l’octroi d’un prêt ou le financement du chômage partiel à la constitution de fonds propres, à la réduction de la masse salariale, à la diversification de ses revenus, à la sortie de la télédépendance, etc.

Et à l’échelle européenne ?Idem. La juridiction communautaire aurait pu agir positivement et être à la tête du changement. Mais peu, voire rien n’a été fait. Selon moi, l’action politique est véritablement la seule façon de faire bouger structurellement les choses. On ne peut pas attendre des clubs directement de bouger et d’impulser un changement. Sauf que les États ont tout simplement préféré sauver le football tel quel, vu comme un bien public global, général, et non comme un secteur spécifique.

Les inégalités explosent, entre les très gros clubs et les plus petits, l’intérêt et l’intensité sportive se réduisent petit à petit, et en viennent à remettre en cause finalement l’ordre établi.

Comment voyez-vous le football dans cinq, dix ou quinze ans ?Honnêtement, je ne suis pas très optimiste. Je voudrais voir éclore un modèle régulé, durable, stable et plus vertueux à échelle européenne. Pourtant, on ne se dirige clairement pas vers cela. Toute l’histoire du football européen a montré à quel point la dérégulation et la financiarisation sont allées de pair avec le développement du sport professionnel. C’est un processus en cours depuis maintenant 40 ans, depuis le début des années 1980. Et on touche aujourd’hui à son paroxysme. Les inégalités explosent, entre les très gros clubs et les plus petits, l’intérêt et l’intensité sportive se réduisent petit à petit, et en viennent à remettre en cause finalement l’ordre établi. Les budgets se constituent quasiment toujours en déséquilibre, garantis par la valorisation d’actifs joueurs ou d’apports hasardeux d’actionnaires. D’ici quelques années, malgré les critiques qui ont fusé lors de son annonce, la Superligue apparaîtra comme une évidence, comme une obligation, face au péril. La crise deviendra alors institutionnelle et cassera la logique de fonctionnement actuelle, avec les fédérations, les instances et les clubs. Ces derniers, en souffrance, récupéreront la gouvernance et, avec l’aide de leurs créanciers, imposeront des logiques économiques totales, sur le modèle des sports américains. C’est le scénario le plus probable pour moi. Je ne dis pas que ça pourrait arriver très prochainement, mais la Covid a accéléré ce processus.

Adrien Rabiot : le Duc se sort les doigts

Propos recueillis par Pierre Rondeau

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