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Malcolm Bidali : « Sans les travailleurs étrangers, le Qatar n’aurait pas pu recevoir la Coupe du monde »

Propos recueillis par Quentin Müller
Malcolm Bidali : «<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>Sans les travailleurs étrangers, le Qatar n&rsquo;aurait pas pu recevoir la Coupe du monde<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>»

Arrêté au Qatar pour avoir dénoncé dans des articles anonymes ses conditions de vie et de travail, l’ancien agent de sécurité kényan Malcolm Bidali livre ses sentiments sur la Coupe du monde et l'équipe de France, récemment épinglée pour avoir fermé les yeux sur les conditions de vie du personnel de son hôtel.

L’émission Complément d’enquête a révélé que l’entreprise qui fournissait les agents de sécurité de l’hôtel de l’équipe de France ne respectait pas le droit du travail au Qatar. Quel est ton sentiment par rapport à ça ? L’entreprise qui employait ces agents de sécurité est fautive, mais la Fédération française de football l’est tout autant. Le client peut très bien exiger des standards à l’entreprise qu’il va choisir pour sous-traiter la surveillance de son hôtel. Par exemple, moi je travaillais pour une entreprise qui ne respectait pas le droit du travail qatari, mais j’avais des collègues qui travaillaient sur le projet de métro à Doha et ils vivaient dans de bonnes conditions parce que le client, qui était Mitsubishi Heavy Industries, avait exigé que ses agents soient bien traités auprès de mon entreprise. Donc l’équipe de France aurait dû se montrer ferme auprès de l’entreprise responsable du personnel : si vous voulez le contrat, vous devez leur fournir une bonne chambre, pas surpeuplée, vous devez leur mettre à disposition une machine à laver toutes les semaines, les nourrir correctement, les payer en temps et en heure, etc. Sans cela, l’entreprise est libre de choisir pour sa propre main-d’œuvre et elle va forcément choisir l’option la moins chère, qui n’est pas du tout vivable pour les travailleurs et qui viole la dignité humaine. Mais je pense que l’équipe de France s’est naturellement tournée vers une entreprise qui tirait les prix vers le bas.

Les fans et les footballeurs ne devraient pas boycotter ce Mondial parce qu’il est trop tard pour ça. Même si les joueurs décident de porter un T-shirt pour les droits de l’homme ou autre chose, ça n’aura aucun effet.

On dit souvent ici et là que ces violations des droits de l’homme ne sont pas le fait de Qataris, mais d’entreprises étrangères. Pourtant derrière chaque entreprise, il y a forcément un Qatari qui en possède au moins 51% des parts. Alors qu’en est-il ? Les Qataris sont bien évidemment au courant et ils sont même impliqués au jour le jour, projet après projet, dans des analyses et des opérations financières. L’actionnaire qatari sait tout des agissements de son entreprise, et ce, même s’ils sont des rentiers. Ils se font beaucoup d’argent [sur notre dos], et c’est pourquoi ils ont tous des véhicules de course et d’immenses maisons. Évidemment, ils ne redistribuent que très peu leurs profits à leurs travailleurs.

Vas-tu boycotter le Mondial ?Ma position, c’est que les fans et les footballeurs ne devraient pas boycotter ce Mondial parce qu’il est trop tard pour ça. Même si les joueurs décident de porter un T-shirt pour les droits de l’homme ou autre chose, ça n’aura aucun effet. Ce qui aurait dû être fait, c’est un boycott juste après l’annonce de la Coupe du monde au Qatar. Toutes les nations auraient dû y renoncer directement. Mais c’est un peu utopique de penser ça. Beaucoup d’entreprises occidentales et américaines ont leurs sièges d’entreprises ou de grands investissements là-bas, et beaucoup d’expatriés y ont de grandes maisons dans des quartiers de luxe. Donc toutes ces actions aujourd’hui, c’est juste de la communication et c’est business as usual. Et je ne pense pas que ça soit juste de faire reposer tout ça sur les épaules des joueurs et des équipes parce qu’on a aujourd’hui au Qatar un système qui est censé protéger la vie et le droit des travailleurs étrangers. Les ministères de l’Intérieur et du Travail au Qatar et dans les pays d’origine de la main-d’œuvre, les ambassades, l’Organisation internationale du travail… Ces gens ne font rien, alors pourquoi ce serait aux footballeurs de le faire ? Mettre la pression sur les équipes, alors que ce n’est pas de leur ressort, que c’est du sport, c’est du football, c’est ridicule. On devrait plutôt montrer du doigt toutes les entités qui sont chargées de nous protéger et qui sont inactives.

Pourtant le Comité suprême, instance créée au Qatar pour organiser le Mondial, avait pour but d’éviter les abus envers les travailleurs étrangers.Le Comité suprême, c’est la sœur de la FIFA, car ce sont eux qui sont chargés de l’organisation de la Coupe du monde au Qatar, et comme vous le savez, ils ont mis en prison Abdullah Ibhais, car il défendait au sein du Comité suprême le droit des travailleurs. Il a été arrêté, car des ouvriers n’étaient plus payés, et ses supérieurs lui avaient demandé, en tant que chef de la communication du Comité suprême, de mettre cette histoire sous le tapis. Mais Abdullah ne voulait pas et a demandé à ce que les ouvriers soient payés et de blâmer l’entreprise en question pour montrer à la communauté internationale que le Comité suprême faisait réellement attention à leurs droits. À cause de cette prise de position, il a été arrêté, et on l’a accusé de corruption. Le Comité suprême est juste corrompu comme les autres instances au Qatar. C’est un écran de fumée.

Le Comité suprême a-t-il couvert des entreprises directement affiliées à l’élaboration de la Coupe du monde qui ne respectaient pas les droits de l’homme ?Il y a eu un rapport d’Amnesty International concernant des travailleurs non payés pour la construction du stade Al-Bayt. Sans leur intervention, ils n’auraient pas été payés… Donc l’idée reçue voulait que les travailleurs chargés de construire les stades vivaient dans des conditions plutôt correctes, mais cela n’a pas été le cas pour tous.

Je crois que la législation et son implémentation sont plus importantes que mettre des slogans sur un T-shirt.

Que penses-tu de l’initiative de Hummel, l’équipementier de l’équipe nationale danoise, rendant presque invisible son logo pour protester contre le sort des travailleurs au Qatar ? C’est un beau geste, mais quelle est la finalité ? Aucune. Car la Coupe du monde va être célébrée, qu’ils le veuillent ou non. Donc si vous mettez quelque chose sur vos T-shirts, si même vous vous tatouez quelque chose critiquant la Coupe du monde, ce sera inutile. La seule solution possible est d’initier un dialogue avec les gens en position de changer les choses, les législateurs, les politiciens, les ambassades, les pays partenaires qui comptent ou la communauté internationale. Je crois que la législation et son implémentation sont plus importantes que mettre des slogans sur un T-shirt.

Les réformes annoncées par le Qatar n’ont-elles en fin de compte été que de la communication ?Oui, je le crois. Quand ils ont aboli le système de la kafala en 2020, cela a été très concret pendant trois ou quatre semaines, et les travailleurs étaient libres de pouvoir changer de travail, et beaucoup en ont profité, mais après cette courte période, le Shura Council, qui est le corps législatif du parlement, a exprimé une rare colère et a demandé de révoquer des amendements pour les rendre plus complexes. Par exemple, changer de travail est redevenu aujourd’hui très difficile, parce que vous avez besoin d’un tampon de votre employeur. Du coup, certaines entreprises en profitent en demandant aux travailleurs de l’argent contre ce tampon ou acceptent de le donner au salarié seulement s’il accepte de s’asseoir sur ses primes de fin de contrat. Mais ils ne vous libèrent jamais vraiment. Dans les faits, rien n’a changé.

Donc il n’y a pas de volonté sincère de l’État qatari d’améliorer le droit des travailleurs ? Tout ça, c’est une question de profits et d’argent. Si vous autorisez vos employés à changer d’entreprise librement et d’aller là où le bien-être et vos droits sont privilégiés, l’entreprise qui exploite les travailleurs va perdre sa main-d’œuvre et sa force de travail et donc son profit. Rendre infernale la procédure pour changer de travail, c’est continuer librement d’exploiter ses salariés. Ça reste du capitalisme.

Parmi la nouvelle génération qatarie, y a-t-il des jeunes qui sont contre cela ?Oui, il y a des jeunes qui dénoncent notre exploitation depuis des années et qui sont très actifs sur les réseaux sociaux. En tant que Qataris, ils ne peuvent pas être poursuivis au même titre qu’un Africain ou un Asiatique. Donc oui, certains Qataris essayent de mettre cette question sur la table. Mais c’est risqué quand même pour eux de l’évoquer, même anonymement. Malgré tout, ils prennent ce risque. Et ça va au-delà des droits des travailleurs, ça touche également le droit des femmes, etc.

Les pays qui fournissent la main-d’œuvre au Qatar et au Golfe devraient s’unir pour réclamer plus de droits pour leurs ressortissants. Pourquoi ne parlent-ils pas d’une même voix ?Malheureusement, ils marchandent séparément leur BLA (Bilateral Labor Agreement). En acceptant d’envoyer leur main-d’œuvre au Qatar, les pays négocient pour leurs concitoyens des standards de paiement minimum, d’horaires de travail maximum et de conditions de vie. Si vous comparez les Philippines au Kenya par exemple, l’État philippin a exigé de meilleurs standards, car ils se sont débrouillés pour obtenir un meilleur accord pour leurs concitoyens au Qatar. Ils sont donc mieux payés en travaillant moins d’heures que nous les Kényans.

Quelle est la principale richesse du Qatar ?Je pense que le gaz et le pétrole sont une des richesses du pays, l’autre est l’industrie et les sièges de grandes entreprises multinationales et la main-d’œuvre immigrée qui n’est pas chère et fait faire d’immenses profits à ces dernières. Si tous les travailleurs étrangers quittaient le Qatar, le pays chuterait. Car tout ce que vous voyez là-bas a été construit des mains des travailleurs étrangers, donc ils sont essentiels au succès de ce pays. Sans eux, le Qatar n’aurait pas pu recevoir la Coupe du monde et aurait encore moins pu l’organiser.

Parfois j’ai été tenté de tomber dans l’alcoolisme, juste pour me sentir mieux… Les travailleurs ont différentes méthodes pour aller mieux.

On parle peu de la santé mentale des travailleurs, mais qu’en est-il sur place ?Certains tombent dans l’alcoolisme, d’autres malheureusement se suicident. Mais ce n’est pas quelque chose dont les pays d’origine, le Qatar ou les entreprises se soucient. Dans mon cas personnel, j’avais l’habitude de me rendre à la bibliothèque parce que c’était calme, propre et un bon environnement. Parfois, j’ai été tenté de tomber dans l’alcoolisme, juste pour me sentir mieux… Les travailleurs ont différentes méthodes pour aller mieux. Moi, j’étais tombé en dépression là-bas, et aller voir un psychologue pour un travailleur, c’est trop cher.

Avez-vous reçu des propositions venues du Qatar pour utiliser votre voix ou votre image ?Doha News m’a proposé un travail, mais je n’ai pas trouvé les termes de leur proposition satisfaisants. Ils ne répondaient pas à mes propositions et à mes idées, et je me suis senti utilisé. Donc je ne suis plus affilié à eux maintenant. Je voulais travailler pour la Qatar Foundation, car je sais que leurs normes sont justes, mais ils n’ont pas donné suite. Pareil pour le ministère du Travail ; en tant qu’inspecteur du travail. Ils n’ont jamais répondu à ma candidature.

Avez-vous l’espoir que des équipes de foot africaines qualifiées fassent quelque chose pendant le Mondial pour les milliers d’agents de sécurité qui seront déployés pendant la compétition ?Yaya Touré est un ambassadeur au même titre que David Beckham. C’est toujours la même rengaine, ils ne disent pas la vérité, donc je n’ai vraiment pas beaucoup d’espoir venant de ces sélections africaines.

Avez-vous des projets en cours pour parler du droit des travailleurs pendant la compétition ?Je n’accorde pas vraiment d’importance à cet événement parce qu’il est déjà là. Mais ce qui m’inquiète le plus, c’est l’après-Coupe du monde. Qu’est-ce qui va se passer après pour les travailleurs ? Mon organisation Migrant-rights et moi allons continuer de nous battre, car après la compétition, toute la lumière sur ce sujet-là aura disparu, donc ce sera là que le travail deviendra le plus intéressant. J’ai monté un média qui s’appelle MigrantDefenders.org. On manque de financement pour le lancer. Le site cherche à inclure des anciens et actuels travailleurs migrants, leur donnant des responsabilités éditoriales, tordant le cou à l’idée reçue que tous les travailleurs asiatiques ou africains sont des illettrés.

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Propos recueillis par Quentin Müller

Lire : Les Esclaves de l'homme-pétrole

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