- Championnats du monde d'échecs
« Magnus Carlsen, c’est le Barça »
Depuis deux ans, ils analysent et commentent les parties d’échecs sur Youtube, un peu à la manière du duo formé par Thierry Roland et Jean-Michel Larqué. À l’occasion des championnats du monde entre Magnus Carlsen et Fabio Caruana qui se jouent à Londres, nous avons demandé à Kévin Bordi et Fabien Libiszewski de disserter sur ce match comme si c’était la finale de la Ligue des champions.
Le championnat du monde d’échecs entre Magnus Carlsen et Fabio Caruana a commencé la semaine dernière à Londres. En matière de style de jeu, à quelles équipes de football peut-on les comparer ? Fabien Libiszewski : Carlsen me fait penser au Barça de l’époque Guardiola. En général, son gros point fort dans les parties longues est d’arriver à tirer profit d’un très léger avantage, à créer quelque chose à partir de rien. L’idée est de te faire plier petit à petit. Il joue à son rythme et sait se montrer très patient : que ça lui prenne 80 ou 100 coups, il s’en fout, il te torture à long terme, il te fait courir à droite et à gauche en attendant la faille. C’est une sorte de tiki-taka bien huilé. T’as beau être bien en place, tu finis par te fatiguer et lui offrir des espaces. Et il en profite.
Kévin Bordi : C’est vrai, mais le Barça renvoie avant tout pour moi l’image d’un football soyeux et technique qui envoie du jeu. Alors que Carlsen, il est plus du genre à marquer à la 85e après un match fermé. C’est efficace, mais ce n’est pas spectaculaire. FL : Carlsen est un expert des finales, mais sa plus grande force, c’est sa rage de vaincre. C’est un des seuls à être toujours pour le gain, là où d’autres vont dire : « ok, la position est égale, je vais pas perdre mon temps pendant trois heures et m’économiser. » Non, il va te faire chier jusqu’au bout. KB : Après, à trop vouloir forcer, il s’envoie parfois en l’air lui aussi. Le meilleur exemple, c’était lors des derniers championnats du monde, face au Russe Sergueï Karjakin. Il a pris trop de risques, il s’est fait contrer et s’est mis dans la merde à quatre parties de la fin. FL : Karjakin, pour le coup, c’est vraiment la Squadra Azzurra années 1990. Un mec qui passe son temps à défendre. Il plie comme un roseau, mais ne rompt pas. Il ferme la boutique et s’il y a moyen, il est opportuniste et tente de marquer sur un malentendu, avec un Inzaghi qui traîne en pointe.
Et Fabio Caruana alors ? FL : Je pense qu’il doit s’inspirer de ses origines italiennes et du catenaccio de Karjakin pour espérer l’emporter. Le problème, c’est que ce n’est pas réellement dans son ADN. Fabio a un jeu plus direct, plus frontal. Il est assez complet et porté sur l’offensive. Du coup, je le comparerais volontiers au Bayern Munich. KB : C’est vrai qu’il a un petit côté allemand dans le fait que son approche est toujours très calculée, très carrée. Il met son jeu en place dans l’ouverture pour tenter de te planter le plus tôt possible. FL : Il a montré de gros progrès récemment. Ce n’est peut-être pas le joueur intrinsèquement le plus talentueux de l’élite, mais c’est un gros bosseur qui n’a pas réellement de faille dans son jeu. Récemment, il a su résister dans des positions difficiles contre le champion et c’est quelque chose qu’il faudra réitérer dans leur match pour espérer l’emporter.
Sur le papier, jamais un duel pour le titre n’a semblé aussi serré puisque seulement trois points séparent les deux joueurs au classement ELO. Qui va l’emporter selon vous dans ce duel épique ?
FL : Cela va être très serré, mais Carlsen reste selon moi favori. Il a l’expérience de ces matchs, il est numéro un mondial depuis huit ans et triple champion du monde. Il fait tout un peu mieux que tout le monde en général. Et dans ses affrontements récents avec Caruana, il a plutôt l’ascendant : cela fait trois ans que l’Américain ne l’a plus battu. Dans leur face-à-face, il mène 10 victoires à 5, avec 18 nuls. C’est un petit indicateur quand même. KB : Le deuxième indicateur en sa faveur, c’est que s’il y a 6-6 au terme des douze premiers matchs, ils vont jouer des départages, qu’on pourrait comparer à une prolongation en football. À ce moment, la cadence de jeu devient plus rapide, les joueurs ont moins de temps pour réfléchir. Dans ces conditions, Carlsen est beaucoup plus fort, ça ne fait aucun doute. Donc en gros, Caruana n’a pas cette échappatoire, il est obligé de gagner dans le temps réglementaire. FL : Carlsen joue toujours mieux quand il est dos au mur. Il n’est pas du genre à trembler quand il faut claquer le but dans le temps additionnel. C’est son côté Cristiano Ronaldo : tu sais qu’il va te sortir un gros match quand ça devient vraiment important. KB : La solidité psychologique, c’est la plus grande différence entre les deux joueurs. Caruana, on ne sait pas ce qu’il vaut dans ces moments, c’est son premier match pour le titre. C’est un peu comme le PSG en Ligue des champions. Même s’il a le potentiel, il a tout à prouver face aux meilleurs. Surtout, je trouve qu’il n’a pas de charisme. (Rires.) Je le dis franchement, sur ce point-là, c’est presque le néant. Et ça se ressent dans son jeu.
Cela fait maintenant deux ans que vous commentez les meilleures parties d’échecs sur la chaîne YouTube Blitzstream, avec un ton décomplexé qui dépoussière l’image parfois austère de ce jeu. Vu votre complicité, peut-on vous comparer à Thierry Roland et Jean-Michel Larqué ? KB : Quand même pas. (Rires.) On n’a pas leur talent encore, ni leur légitimité. Mais ça serait beau d’en arriver là. Dans notre duo, ce qui marche, c’est que je passe mon temps à faire le clown. Cela crée un effet comique par rapport à Fab, qui ne réagit plus ou moins jamais à mes blagues. Je peux raconter absolument n’importe quoi et lui il va rester flegmatique. Je trouve ça fantastique.
FL : On en reparlera dans vingt ans. Mais on est heureux que la chaîne marche de mieux en mieux et que notre travail soit reconnu à sa juste valeur. Par exemple, pour les championnats du monde, la Fédération internationale a demandé à Kevin d’être le commentateur officiel du match en français. Moi, je bosse pour Eurosport. KB : On n’oublie pas nos abonnés pour autant. Pendant le championnat, on leur offre chaque soir un résumé de la partie du jour, analysée par Vlad Tkachiev, qui est un vrai érudit du jeu. C’est passionnant de l’écouter.
Les parties des championnats du monde d’échecs s’étalent souvent pendant de longues heures, mais vous êtes personnellement partisans d’un raccourcissement des cadences. FL : Oui, sinon c’est trop long. Quand un joueur réfléchit pendant une heure, il ne se passe absolument rien à l’écran et c’est un grand frein à la popularisation du jeu. En raccourcissant les cadences, tu augmentes à la fois le spectacle et le suspense. Les meilleurs s’imposent toujours sur le long terme, avec la multiplication des parties, mais quand le match dure dix minutes, il se passe toujours quelque chose. Il n’y a qu’à voir Kévin, qui a fait nul contre Carlsen !
Parlons de ce match d’anthologie… FL : Il a joué G4 contre Magnus. Pour ceux qui ne savent pas, G4 est le premier coup de la « Grob » , une ouverture qui est tombée en désuétude au plus haut niveau.
KB : Ce soir-là, j’étais en confiance, j’enchaînais les victoires. Quand Magnus est apparu sur mon écran, j’étais un peu comme Carquefou en finale de Coupe de France contre le PSG. Mais le fait d’avoir joué ce coup, ça m’a enlevé plein de pression. Parce que pousser G4, quelque part, c’est un peu comme si tu crachais à la gueule de ton adversaire. Après, c’est un concours de circonstance, les planètes étaient alignées. J’étais dans une sorte d’état de grâce où tout marche, où tu as l’impression de tout voir. Je me souviens même qu’à un moment, pendant la partie, je me suis dit que Carlsen était nul. Je l’ai vraiment pensé si tu veux. (Rires.) FL : Il m’a appelé tout de suite après. C’était dingue. Outre le fait de pouvoir faire match nul, cette partie montre aussi un autre point commun avec le football. Dans les deux sports, le plus important reste de surprendre l’adversaire tactiquement. Ce qu’a fait Kévin peut être comparé au 3-5-2 mis en place par Laurent Blanc contre Manchester City. Seulement, il a eu plus de réussite.
Jusqu’à quel point peut-on comparer le joueur d’échecs à un entraîneur de football ? FL : Ce sont deux personnes qui ont en commun une recherche permanente d’harmonie dans les combinaisons. KB : Tu as tes pièces à disposition et tu dois les faire jouer ensemble de la meilleure manière possible, en prenant en compte les forces et les faiblesses de chaque élément. Le cavalier est meilleur que le pion, le fou moins fort que la dame. Mais un pion bien placé peut avoir une importance capitale. Récemment, j’ai lu une interview de Didier Deschamps qui expliquait que le football, c’est un équilibre. Il expliquait que s’il mettait Matuidi ailier gauche, c’était pour ne pas perdre l’équilibre de l’équipe. C’est pareil aux échecs. L’échiquier, c’est la pelouse, tu places tes joueurs dessus, tu leur donnes des consignes pour qu’ils jouent bien ensemble. Si tu as une pièce qui est bien placée, mais qui ne joue pas avec les autres, elle ne sert à rien. Un peu comme un attaquant de classe mondiale qui traîne dans la surface, mais qui ne reçoit pas un ballon. FL : Il faut ériger une structure architecturale cohérente qui permette d’avancer. On retrouve aussi des thèmes communs en matière de stratégies et de tactique, comme l’importance dans les deux sports d’avoir le contrôle du centre, ou d’avoir l’initiative.
Dans les deux cas, ce sont deux sports magnifiques qui rendent complètement fous…
KB : C’est vrai, mais selon moi, la beauté du football est essentiellement émotive, alors que les échecs, c’est vraiment de l’art. Cela te met dans des états contemplatifs qui touchent ta sensibilité au plus profond. En analysant une partie d’anthologie, tu peux parfois rester hébété pendant de longues minutes, comme devant un tableau du Caravage. FL : Le foot, lui, tire sa beauté de l’incertitude qui y règne en permanence. Contrairement aux échecs, tout y bascule en deux minutes, tu passes par des émotions incroyables, tu as des hauts et des bas. Par exemple, le dernier Sainté-Angers était plein de rebondissements : on gagne 4-3 en marquant à la 88e. C’est juste un match de Ligue 1, tout le monde s’en fout, mais quand tu regardes ça chez toi en streaming, tu sautes au plafond. Alors qu’en regardant une partie d’échecs, tu n’auras jamais cette sensation. En tant que simple spectateur, c’est beaucoup moins passionnant.
Quel est votre plus beau souvenir lié au football ? KB : Je suis d’origine italienne, donc j’opte pour la finale France-Italie en 2006. J’ai jubilé au moment du carton rouge de Zidane. Et quand Trezeguet a raté le péno, c’était vraiment l’effervescence chez moi. On a sorti la vodka avec Vlad pour fêter ça. FL : Moi, c’est forcément France 98… Un souvenir impérissable. Avec l’ASSE, c’est plus difficile, on n’a pas souvent l’occasion de vibrer. On a gagné la Coupe de la Ligue en 2013, c’était pas mal. En demi-finale, on est proches d’être éliminés contre le LOSC aux tirs au but, mais Balmont la met sur le poteau. On gagne contre Rennes en finale grâce à un but de Brandão sur un centre d’Aubame. C’est le seul vrai titre que j’ai connu avec mon club. KB : Quelle horreur ! (Rires.) FL : Non, mais j’ai été champion de Ligue 2, aussi. J’aurais adoré suivre la grande époque des Verts, mais je suis né en 1984, trois ans après le dernier titre. Du coup, des matchs frustrants, j’en ai vu toute ma vie, c’est mon pain quotidien. Je me souviens en particulier d’un Sainté-Sochaux en 2004, une demi-finale de Coupe de la Ligue. On était en Ligue 2 à l’époque, on avait une assez bonne équipe. En face, c’était le grand Sochaux avec Frau, Oruma et Pedretti. On fait un gros match à Geoffroy-Guichard, on mène 2-0 en première période grâce à Patrice Carteron et Lilian Compan. Puis finalement on se prend un but avant la-mi-temps. En seconde, on s’accroche à fond, mais on finit par prendre le 2-2, et finalement on perd 3-2 après prolongation.
Et pour finir, quel est votre joueur préféré ?
FL : Zinédine Zidane, sans discussion possible. Et à Sainté, disons Aubameyang. Il a été très bon pendant deux ans, il nous claquait vingt buts par an. On avait une belle petite équipe à l’époque avec Ruffier, Perrin, Zouma, Ghoulam, Clerc, Guilavogui, Hamouma… Bien sûr, je connais les joueurs de la grande époque, mais quand tu ne les vois pas jouer en direct, c’est différent. KB : Moi, de mon côté, je suis désolé, mais je n’ai pas vraiment de joueur préféré… FL : Pour t’enfoncer, tu peux dire Materrazzi.KB : Je l’aime bien Materazzi. (Rires.) Mais quand j’étais gamin, je parlais souvent de foot avec mon entraîneur Murtas Kazhgaleïev, qui m’a tout appris aux échecs. C’était un fan absolu de Manchester United, et il me bassinait avec Paul Scholes et Ryan Giggs. Il m’a toujours dit que Manchester United ne serait plus Manchester United une fois ces deux-là partis. Et il avait raison. Je vais donc dire Giggs et Scholes en son hommage.
Propos recueillis par Christophe Gleizes