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Les sélections de jeunes ou le piège derrière le Bleu
Motif de fierté et espace où on se frotte à la crème de sa génération, les sélections de jeune peuvent aussi se transformer en lieu de perdition pour les moins bien préparés.
Pour Eduardo Camavinga, disputer l’Euro Espoirs ressemblerait presque à un lot de consolation. Car, en septembre dernier, après ses débuts fracassants face à la Croatie et l’Ukraine, un but à la clé, les A semblaient lui tendre les bras, avant que son rayonnement en club ne s’effiloche. Être retenu par Sylvain Ripoll plutôt que par Didier Deschamps ne peut toutefois pas être considéré comme un échec quand on est le plus jeune de la liste, à 19 ans et 7 mois. Et puis l’équipe de France, Camavinga a longtemps fait sans. À en croire Olivier Létang, c’est d’ailleurs peut-être l’une des clés qui permet d’expliquer la précocité du Rennais, malgré son petit ressac des derniers mois. « Comme il n’avait pas de papiers français, il était en dessous des écrans radar, expliquait à l’automne dernier son ancien président, dans les pages du quotidien suisse Le Temps. Alors que d’autres garçons de sa génération passaient, eux, 50% de leur temps en sélection, où ils ne s’entraînent pas de la même façon. En sélection, les joueurs ont davantage de visibilité, se font solliciter, et des propositions de contrat tombent qui peuvent leur faire tourner la tête. Avec Eduardo, on était protégés. On a pu travailler dans un climat de quiétude. »
Le cap de la première sélection
Alors, les sélections de jeunes, lieu d’émulation et de récompense du travail fourni en club, seraient-elles aussi un terrain miné où les carrières peuvent péricliter ? Pour Badou Sambagué, avocat mandataire sportif spécialisé dans l’accompagnement des jeunes talents, cela ne fait pas de doute. « Sur des catégories comme les U16 ou U17, les sélections sont des pièges pour 80% des jeunes, estime même l’actuel conseiller de Mohamed Simakan. D’un côté, on voit des joueurs retenus alors qu’ils ne sont pas forcément de niveau international, et pour d’autres cela se traduit souvent par un investissement moins important quand ils reviennent en club. » Sambagué se rappelle même avoir intercédé pour qu’Ousmane Dembélé, dont il était alors le conseiller, ne soit pas sélectionné en U16, quand il brillait au sein du centre de formation du Stade rennais. « Sa personnalité était encore à développer, et en accord avec le club, on a demandé au sélectionneur de ne pas le retenir, ce qu’il a accepté. Et quand il a été pris en U17, il était prêt. Je suis convaincu que le moment de la première sélection peut vraiment être capital dans l’évolution d’un joueur. »
Dembélé, Camavinga, Patrick Rampillon les a connus, comme Sylvain Wiltord, Mickaël Sylvestre ou Yoann Gourcuff, lors de ses plus de trente ans à la tête du centre de formation du Stade rennais, l’un des plus performants de France. « Pour nous, la progression passe par le surclassement et par un niveau de compétition intéressant, et dans ce cadre, les sélections nationales étaient importantes, introduit-il, mais c’est vrai que si on faisait des statistiques sur ce que sont devenus les jeunes passés par les équipes de France des U15 à U19, nombre d’entre eux n’ont pas eu un destin professionnel. » Rampillon ne jette toutefois pas l’opprobre sur les sélections. « Certains joueurs ne sont pas prêts pour digérer une sélection, et avec les sélectionneurs, il existait d’ailleurs, en général, un dialogue constructif, ajoute le formateur à la retraite depuis 2018, mais à certaines périodes, on a laissé miroiter un niveau qu’ils n’atteindraient jamais à certains, et ceux-là ont pu se brûler les ailes. Mais attention, ce qui se passe en sélection se passe aussi en club. »
Aux frontières du réel
Yassine Benzia, Gaël Kakuta, Mourad Meghni ou Damien Le Tallec. Les cas de joueurs perçus comme des phénomènes destinés aux A, et devant lesquels les portes du château de Clairefontaine sont restés fermées, n’ont rien d’exceptionnel. « Les nouveaux fans, les likes, cela peut déstabiliser, estime Sambagué, et le problème vient aussi du fait que certains conseillers sont des fans, alors que notre rôle est de maintenir nos joueurs dans le monde réel, de la performance, du travail. » Dans un épisode de la série de Canal+ Ados Stars, Anthony Le Tallec se rappelle ainsi des sollicitations médiatiques « infernales », mais aussi de mallettes bien garnies offertes par des prétendants, alors que les plus grands clubs d’Europe avaient été appâtés par ses prestations lors du championnat d’Europe des U16, en 2001. « Ma chance est d’avoir été bien entouré, estime pour sa part l’ex-défenseur Jean-Michel Badiane, retenu dès les U15 en sélection. Mes parents, qui étaient mes premiers éducateurs, m’ont bien fait comprendre dès la fin de mon premier stage en équipe de France que ce n’était qu’une étape, et que je n’avais pas intérêt à me relâcher, car je serais vu comme l’international qui en fait moins, qui choisit ses matchs. Mais la sélection, c’est aussi une motivation. Moi, quand j’étais en Espoirs avec Ribéry et Toulalan, je me disais que j’étais dans le vrai, que je me rapprochais du professionnalisme. »
De l’importance de la prévention
Ex-grand espoir du Stade rennais et champion du monde U20 en 2013 avec la génération Pogba-Thauvin, Axel Ngando pourrait être perçu comme l’un de ces joueurs qui ont pu être victimes du miroir aux alouettes que peuvent représenter les sélections. Mais lui ne partage absolument pas cette perception. « J’ai été retenu dès les U16, rappelle le milieu offensif de l’AJ Auxerre, et même si c’est vrai que cela pouvait être difficile à gérer sur le plan émotionnel et qu’il faut digérer la répétition des matchs, la sélection était surtout pour moi une motivation, un endroit où on côtoie les meilleurs joueurs de sa génération et où on apprend en étant confronté à d’autres types de football. Je m’y suis développé en tant que joueur, mais aussi en tant qu’homme. » Plutôt que de se défausser sur la sélection, Ngando met d’ailleurs son début de carrière en sourdine par rapport aux Espoirs qu’il avait suscités sur le dos d’un « certain manque de maturité physique, mais aussi dans la tête, car je ne prenais pas assez mes responsabilités ».
Pour Patrick Rampillon, plus que la question de l’effet perturbateur des sélections, c’est surtout celle de la préparation du joueur qui doit être posée. « Quand un joueur partait pour la première fois en sélection, on ne le mettait pas en garde, car si on le faisait à ce moment-là, ça voulait dire qu’on n’aurait pas bien fait notre boulot, indique-t-il. Dans ma définition du joueur de talent, j’inclus d’ailleurs la qualité de l’individu, la cohérence, l’humilité, poursuit le formateur émérite, et c’est pour ça que même si je comprends bien ce que dit Olivier (Létang), à propos d’Eduardo, c’est un joueur qui a toujours eu cette lucidité sur ce qu’il était, qui est super intelligent. Finalement, on ne saura jamais si les sélections l’auraient perturbé, mais je pense qu’il était armé pour enchaîner en club et sélection. » Rampillon a d’ailleurs en mémoire quelques cas de joueurs que la sélection a aidé « à grandir ». « Elle peut évidemment, dans le meilleur des cas, démultiplier la confiance d’un joueur et sa détermination », acquiesce Sambagué. Et puis aujourd’hui, le quadrillage de l’Europe par les scouts des championnats d’élite est tel qu’un jeune surdoué, même tenu à la marge des sélections, n’échappe que rarement à l’œil des grands clubs. Reste que la sélection n’en est pas moins un « accélérateur de sollicitations », comme le dit Sambagué. « En fait le problème, c’est de ne pas avoir une bonne représentation de soi-même, conclut Jean-Michel Badiane. Je pense à ces jeunes internationaux qui voient des clubs leur faire des propositions financières importantes alors qu’ils n’ont parfois pas encore intégré le groupe pro, et qui sont convaincus d’être le meilleur à leur poste, ou l’un des meilleurs, et là tu te mets en grande difficulté. »
Par Thomas Goubin
Tous propos recueillis par TG sauf mentions