- Analyse
Les jeunes ne regardent plus le foot ? La bonne excuse !
C’était l’un des arguments des partisans de la Superligue : les jeunes ne s’intéressent plus au football. Parce qu’il serait ennuyeux et incapable de répondre aux besoins de la jeunesse, il devrait obligatoirement changer, au risque de mourir. Mais au-delà de cet argument fallacieux, est-ce vraiment le cas ? Tentative de réponse.
Il y a quelques semaines, bien avant l’annonce « officielle » de la Superligue, So Foot s’intéressait de près au désintérêt des jeunes pour le football. En effet, les 12-24 ans seraient de moins en moins férus de football, moins suiveurs, moins consommateurs et tout simplement moins intéressés par ce sport, pourtant considéré comme le plus populaire du monde. Une étude, commandée par le syndicat européen des clubs, l’ECA, publiée à la fin de l’année dernière, montrait précisément que 3 jeunes sur 5 âgés de 12 à 24 ans ne se passionneraient absolument pas pour le football, préférant la consommation de jeux vidéo, de séries, de loisirs numériques, voire d’autres disciplines sportives.
Branle-bas de combat au sein des clubs : il faut tout changer, faire face à cette perdition et lutter contre l’impopularité croissante du football. C’est en partie de là qu’est venue la Superligue, projet mort-né d’une ligue privée supposément ultra-lucrative voulue par 12 clubs parmi les plus riches d’Europe. Selon le président du Real Madrid, Florentino Pérez, grand partisan de la Superligue, les jeunes jouent aux jeux vidéo, n’ont plus l’habitude de regarder un match en entier et s’y ennuient, c’est une nécessité absolue de s’adapter à eux sinon « le football va mourir ».
Les jeux vidéo responsables de tous les maux
Merveilleux, parce que les parties à FIFA dureraient entre 5 et 10 minutes, que l’on peut accélérer ou littéralement sauter un match à Football Manager, on serait incapable de rester concentré 90 minutes devant une rencontre de Ligue 1 ou de Coupe d’Europe ? Ainsi, plutôt que de maintenir des rencontres supposées ennuyeuses, la Superligue aurait dû n’imposer que des affiches, que des matchs spectaculaires, que des événements historiques, des Barça-Juventus ou des Milan-Manchester réguliers. Comme si le spectaculaire ne pourrait pas se banaliser, et comme si « grandes équipes » étaient forcément synonyme de « grand spectacle » .
Allant plus loin dans la réflexion, et rejoint par Andrea Agnelli, président de la Juventus, et Gerard Piqué, défenseur du FC Barcelone et fossoyeur de la Coupe Davis, le jeune type, abreuvé par les réseaux, par le monde du web, par la technologie, par l’industrie de loisir, considérerait le football comme de plus en plus secondaire, comme de moins en moins prenant et privilégierait une consommation accélérée, uniquement basée sur les highlights, les actions courtes, les faits marquants. D’où la nécessité de vendre des droits sur les 15 dernières minutes ou sur des seuls résumés en quasi-direct.
Au-delà de la pauvreté de la réflexion, admise à partir d’une étude non objective, réalisée directement par ceux qui voulaient la Superligue, sans comparaison historique, sur le long terme, sur un panel de 7000 supporters répartis dans seulement 7 pays, dont l’Inde et le Brésil, on considérerait « le jeune » comme un tout, comme le seul individu consommateur de football, sans distinction, sans diversité, sans ouverture, sans même admettre que derrière ce jeune de 12-24 ans, il y a aussi le jeune de 8-12 ans, qui apparaît dans l’étude et déclare se passionner pour le ballon rond, ou tous les autres supporters, de 25 à 99 ans, toujours autant passionnés et fous de sport.
Si on ne regarde plus, c’est qu’on ne peut plus
Surtout, en admettant que la situation soit vraie, que oui, la jeunesse préfère passer son temps devant Twitch ou des séries Netflix plutôt que devant un Dijon-Lorient, au lieu de s’en inquiéter et d’appeler à une adaptation du football, posons-nous plutôt la question du pourquoi. Pourquoi les audiences du ballon rond sont-elles en chute libre depuis dix ans ? Pourquoi la rentabilité des diffuseurs n’est absolument plus garantie et provoque même des faillites, comme Téléfoot la chaîne, récemment en France ? Pourquoi la culture footballistique est dépassée par la culture vidéoludique ?
Quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt. Pérez, Agnelli, Piqué et tous les observateurs, celles et ceux qui prédisent la chute du football parce qu’il ne s’est pas adapté aux nouvelles pratiques de consommation, ne se disent-ils pas que si on regarde moins le foot, c’est aussi parce qu’on n’en a plus ou pas les moyens ? Si les jeunes aiment moins le foot, c’est aussi qu’ils n’y ont plus accès, que la Ligue des champions, alors qu’elle était diffusée en partie en clair sur TF1 dans les années 1990 et 2000, a été entièrement privatisée depuis 2013 et que les audiences enregistrées dépassent difficilement les 900 000 téléspectateurs.
Monétiser sa visibilité et provoquer cette scission
Comment créer l’inconscient et l’imaginaire collectif ? Comment produire de la passion et de l’histoire commune sans affiche diffusée en clair pour le plus grand nombre ? Si les jeunes ne regardent pas le football, ce n’est pas parce qu’ils jouent aux jeux vidéo, ils existent depuis 30 ans. Autrefois, quand PES, FIFA ou L’Entraîneur se vendaient à plus d’un million d’exemplaires en France, même les matchs de Lyon, Paris ou Marseille étaient vus par 7 millions de téléspectateurs en Coupe d’Europe. Ce n’est pas parce qu’on a passé, adolescent, des heures à jouer à Final Fantasy ou Zelda qu’on ne supportait pas Paris, Monaco, Lyon, Bordeaux ou Marseille. Si les jeunes, aujourd’hui, ne regardent pas le football, c’est qu’il faut au minimum 3 abonnements pour tout regarder, qu’il faut débourser plus de 50€ par mois. Et alors plus de communion, plus d’union, plus d’histoire commune, plus de passion.
Dites à n’importe quel trentenaire « il y avait penalty sur Nilmar », il comprendra la référence, parlez de Pastore et de son but phénoménal face à Chelsea en C1 à un jeune de 14 ans, pas sûr qu’il ait la référence, et encore moins qu’il l’ait vu en direct… Il est là, le problème. Le football effrite de plus en plus sa popularité parce qu’il a préféré se privatiser, se couper de ses franges populaires, monétiser sa visibilité et provoquer cette scission. Ce n’est pas en changeant ses règles, son fonctionnement ou ses compétitions qu’on le sauvera. Pour que le football reste le sport le plus populaire du monde, il doit seulement rester populaire et être accessible pour le plus grand nombre, tout simplement. Ça tombe bien : des solutions existent, il suffit de regarder côté NBA, outre-Atlantique, ou en Formule 1.
Des matchs à la carte, des buts en clair…
Alors que leurs audiences fondaient comme neige au soleil, les dirigeants ont décidé de faciliter et de renforcer l’accessibilité de leurs programmes. Dorénavant, en NBA, certaines actions et certains paniers sont librement diffusables et diffusés sur Internet, via les réseaux sociaux. On est à des années-lumière de la LFP qui est capable de suspendre un compte pour diffusion d’images ou de vidéos de match. En plus du NBA pass, qui a permis l’achat de rencontres à la carte, cette démocratisation numérique a rapproché le basket de ses fans les plus jeunes. Idem en Formule 1 où le nouveau big boss, Liberty Media, a réussi à imposer que, dans les lots droits TV vendus, un minimum de 4 Grands Prix soient diffusés en clair chaque saison afin de capter la plus grande attention possible du public. Depuis, l’engouement pour la discipline reine de l’automobile, qui a sans doute aussi bénéficié de l’intérêt pour la série documentaire de Netflix, est grimpé en flèche, et la F1 a retrouvé toutes ses lettres de noblesse. La recette existe, le football serait bien inspiré d’aller la piquer…
Par Pierre Rondeau