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Les enfants de l’IPTV

Par Adrien Candau et Clément Gavard
10 minutes
Les enfants de l’IPTV

Pour un nombre croissant d'amateurs de football sur grand ou petit écran, la téloche classique serait devenue has been. Place à l'IPTV ("Internet Protocol Television") illégale et ses flux piratés, pour avaler des matchs au kilomètre, en qualité HD, pour un prix défiant toute concurrence. Un petit coin de paradis audiovisuel qui s’accompagne d'un léger couac : tout cela, évidemment, baigne dans la plus parfaite illégalité. Voilà qui donne envie de démêler les tenants et les aboutissants d'une technologie qui a de quoi faire pétocher les ayants droit et les diffuseurs traditionnels.

C’est mi-septembre dernier qu’elle a définitivement crevé l’écran sur le plan médiatique. Auparavant, l’IPTV (Internet Protocol Television) existait en France dans une sorte de murmure contenu, mais prompt à s’étendre dans l’ombre. Puis, soudain, les médias hexagonaux ont commencé à relayer l’ampleur du phénomène. Le parquet de Naples venait alors d’annoncer qu’il avait démantelé un vaste réseau d’IPTV illégale, une technologie de piratage permettant de capter et de re-diffuser pour des sommes modiques les contenus diffusés par les chaînes payantes. Bilan ? 23 arrestations, la clôture d’un chiffre d’affaires estimé à 60 millions d’euros et la fin d’Xtream Codes, la plateforme en question d’IPTV détournée illégalement. Un service qui aurait convaincu pas moins de cinq millions de consommateurs italiens. Ce que proposait Xtream Codes ? Le bonheur télévisuel, pour pas grand-chose ou presque. Soit, pour 12 euros par mois, l’accès à plusieurs bouquets de programmes payants, notamment Netflix, mais aussi Sky et DAZN, les détenteurs des droits de diffusion de la Serie A sur la période 2018-2021. Aussi illégal que tentant, pour tout consommateur de la chose footballistique. L’occasion de décortiquer les tenants et les aboutissants d’une technologie qui pourrait bien secouer quelques cages dans le monde impitoyable des droits TV du football.

IPTV, mode d’emploi

Pour les non-initiés à la chose, une explication s’impose. La question se pose d’ailleurs de plus en plus à la machine à café comme sur les réseaux sociaux : mais fichtre, comment ça marche l’IPTV ? Il y a d’abord le travail de l’ombre, celui des fameux pirates télévisuels, qui sont à l’origine de ce tour de magie. Alain Durand, président de ContentArmor, un éditeur spécialisé dans le tatouage numérique de contenus audiovisuels, une technologie de traçage informatique des diffuseurs illégaux de flux IPTV, présente la technique : « Schématiquement, les pirates se branchent sur la sortie numérique HDMI du décodeur qui est censée être protégée par un système de protection faillible appelé HDCP (High-bandwidth Digital Content Protection). On trouve très facilement des systèmes pour enlever cette protection, je crois qu’il y en a même à dix euros sur Alibaba. Ainsi, ils obtiennent le contenu en clair, qu’ils retransmettent directement sur internet. »

Le point de départ d’un business alléchant, aussi bien pour les revendeurs que les utilisateurs. Pour ces derniers, deux manières d’accéder au Graal. La première : acheter un code d’activation (sous la forme d’un abonnement annuel, bisannuel ou même à vie) à rentrer dans une application installée sur un smartphone, un ordinateur, une télé ou un simple boîtier, pour pouvoir profiter sereinement d’une ribambelle de chaînes pour une somme dérisoire. La seconde consiste à passer par une playlist M3U, c’est-à-dire une liste de liens téléchargée sur un site, que les utilisateurs peuvent copier-coller dans un lecteur multimédia type VLC pour se régaler. Un véritable casse-tête pour les novices ? Pas vraiment, d’après de nombreux utilisateurs comblés par la facilité d’installation et la qualité du service. « C’est très facile à installer, confirme Arnaud, adepte de l’IPTV depuis plusieurs mois. Je ne suis pas une lumière en informatique, mais j’ai suivi les tutoriels proposés par certains sites. En cinq minutes, j’avais accès à mon compte. » De quoi appâter à peu près n’importe quel grand consommateur de foot sur petit écran.

« Concernant le prix, l’IPTV est imbattable »

De fait, l’IPTV est passée en quelques mois d’une pratique illégale assez obscure à un phénomène de plus en plus répandu chez les footeux. Une possibilité pour eux de trouver une alternative à la multiplication des diffuseurs TV et, par conséquent, au cumul des abonnements. « Au niveau du prix annuel, l’IPTV est imbattable, se réjouit un utilisateur qui préfère rester anonyme.Au départ, le petit boîtier avec un an d’abonnement m’a coûté 80 euros. Ensuite, j’ai payé le renouvellement 29 euros pour une année supplémentaire. La réflexion est vite faite et le résultat sur le compte en banque est rapidement visible. » Un constat partagé par de nombreux utilisateurs, dans l’impossibilité financière d’être abonné à la fois au groupe Canal, à beIN Sports, à Eurosport et RMC Sport. À l’image de Thomas, chacun d’entre eux a eu sa raison propre de franchir le pas : « Ce qui m’a décidé, c’est quand Eurosport a choisi de retransmettre des matchs de Coupe de France sur leur player. Comment peuvent-ils penser que l’on va s’abonner à un service payant pour deux ou trois matchs dans l’année ? »

Le tournant RMC Sport

Mais, pour beaucoup, le tournant correspond surtout à l’émergence de RMC Sport, détenteur des droits de la Ligue des champions et de la Ligue Europa depuis plus d’un an. Le bon moment pour l’IPTV de pointer le bout de son nez et tirer d’affaire ceux qui désirent retrouver un peu de confort en visionnant un match, plutôt que de se creuser le ciboulot pour dénicher le streaming idyllique. « J’en avais marre de devoir trouver des liens qui buguaient toutes les cinq minutes ou d’emprunter les codes de mes connaissances, déroule Arnaud. Sachant que la multi-connexion de MyCanal n’est pas fiable et qu’il est impossible sur RMC d’avoir plus de deux connexions. » Résultat, la demande a grandi et l’offre illégale avec elle. Le job des revendeurs ? Dealer des codes d’activation ou des boîtiers, tout en accompagnant les acheteurs dans la découverte du monde merveilleux des flux IPTV. « Je n’ai jamais été un utilisateur d’IPTV, mais j’ai eu cette idée de me faire un peu de sous en vendant des abonnements, étant donné que j’avais accès à des codes qui délivraient des abonnements IPTV illégaux pour pas trop cher, confie l’un d’entre eux. Je me suis lancé sur Snapchat début 2019, puis sur Twitter depuis le début du mois de septembre. » Une façon pour lui d’essayer de se forger une clientèle et une réputation, au milieu d’une concurrence sauvage, minée par de nombreuses arnaques : « C’est très compliqué aujourd’hui, les clients sont rares, beaucoup viennent me voir en me disant qu’ils se sont fait avoir et n’osent pas racheter un abonnement. J’y gagne un peu, mais je ne pense pas que ça sera un business viable à terme, en tout cas pour moi. »

Du streaming à l’IPTV illégale

Évidemment, face à la montée du phénomène, les ligues et les diffuseurs ne restent pas les bras croisés. Si la justice italienne, à l’image de la fermeture d’Xtream Codes, a mis les mains dans le cambouis, son homologue espagnole travaille aussi de concert avec la Liga, qui avait réussi à obtenir la fermeture de 20 plateformes IPTV en 2017. Une réponse légale à la hauteur des problématiques soulevées par les pirates : « Les sites qui font commerce de l’IPTV illégale à grande échelle ont des millions d’abonnés, ce sont des plateformes de paiement avec une très grosse infrastructure » , explique Alain Durand, le président de ContentArmor, une société qui développe une technologie de traçage informatique des diffuseurs illégaux de flux IPTV. « Il y a la nécessité d’avoir une infrastructure informatique avec des serveurs assez puissants pour diffuser ces flux à des milliers d’abonnés, poursuit Frédéric Delacroix, le délégué général de l’ALPA (l’Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle). Ce sont des réseaux délinquants assez organisés. Ils pilotent aussi une revente d’abonnements qui s’opère à travers des tas de sites, donc l’offre est assez structurée. » En France, la réponse à l’IPTV illégale reste plus graduée, l’ampleur du phénomène restant encore relativement restreinte : « Pour l’instant, on est davantage engagé dans le blocage et le référencement de sites pirates de live streaming. Mais on est en train de bosser avec Médiamétrie pour tenter de mesurer l’ampleur du phénomène de l’IPTV pirate en France. On n’est pas au niveau de ce qui se passe dans d’autres pays voisins, même si le phénomène est en croissance, reprend Delacroix. Mais on surveille l’IPTV très attentivement. On engage surtout quelques actions pour déréférencer les sites qui offrent ces abonnements des moteurs de recherche, de façon à raréfier l’offre. »

La chasse aux pirates

Il faut néanmoins s’attendre à une contre-attaque technologique des ayants droit comme des chaînes TV, dont le gagne-pain risque d’être plus vivement menacé si l’IPTV illégale élargit son audience sur le territoire français. L’entreprise d’Alain Durand, par exemple, est spécialisée dans le watermarking : « Le watermarking, on appelle aussi ça le tatouage numérique. Ce qu’on apporte en plus avec cet outil, c’est la possibilité de repérer qui pirate le contenu des flux IPTV, après qu’il a été hacké. Si le contenu a été préalablement tatoué, il l’a été avec un identifiant unique. Si l’utilisateur retransmet ce contenu, on va savoir quel décodeur est à l’origine du flux pirate. Ensuite, l’opérateur peut faire couper en temps réel le flux pirate. Sur du foot, c’est précisément ce qu’ils recherchent. » La suite du schmilblick ? Peut-être l’essor de la technologie watermark à grande échelle. « On travaille avec des chaînes TV, pour un déploiement en début d’année prochaine. Je ne peux pas en dire plus… Ce que je peux vous dire, c’est qu’il y a deux types de demandes : celle qui vient des chaînes, où l’on cherche à tracer l’utilisateur pirate. Et puis celle qui vient des ayants droit. Par exemple si vous êtes la Lega Serie A, que vous vendez vos droits à beIN en France et Sky en Italie et que vous voyez que vos contenus sont piratés par IPTV, vous pouvez savoir d’où vient la fuite, en plaçant un watermark différent sur les contenus beIN et Sky. La Ligue peut ensuite demander au diffuseur concerné d’améliorer la sécurité de son réseau. »

La guerre est déclarée

Le début d’une guerre des tranchées numériques entres les pirates et les consommateurs d’un côté, les ligues et chaînes TV d’un autre ? Ce qui est certain, c’est que l’offre télévisuelle pour le football n’a jamais été aussi éclatée, notamment en France : alors que Mediapro et beIN Sports ont acquis les droits de la Ligue 1 pour la période 2020-2024, la Premier League, la C1 et la C3 restent sous le pavillon de RMC Sport, tandis que la Bundesliga, la Serie A et la Liga sont la chasse gardée de beIN Sports. « On peut considérer que l’un des remèdes qu’a trouvés le consommateur face à l’hyper atomisation de l’offre, c’est l’IPTV illégale, oui, estime l’ancien directeur des programmes de Canal+ Belgique Pierre Maes, notamment auteur du Business des droits TV du foot. Je dis « l’un des », car le streaming illégal classique reste encore dominant. » Une fracture semble s’être en effet creusée entre les fans de football lassés d’empiler les abonnements et les factures qui vont avec, et des chaînes qui s’arrachent par morceaux des droits TV à la tendance inflationniste, dont le montant croissant régale les plus grandes ligues continentales.

Vers un « Spotify du sport » ?

Si l’IPTV illégale élargit son audience en France, tout ce beau monde devra pourtant bien trouver un terrain d’entente, pour que l’économie du football professionnel, largement dépendante des droits TV, ne se casse pas la tronche en chemin : « Comment on a endigué, dans une certaine mesure, le piratage de la musique ? reprend Pierre Maes. En créant des offres légales, user friendly, conviviales et peu chères comme Spotify. On n’y est pas encore pour le foot, mais le Spotify du sport, avec tous les matchs disponibles sur une plateforme, ça pourrait limiter le piratage. Mais il faudrait que les ayants droit acceptent d’être beaucoup moins rétribués qu’ils ne le sont. La tendance aujourd’hui, c’est plutôt de voir les ligues être de plus en plus gourmandes… » Difficile, dès lors, de savoir où tout cela va finir, alors que les politiques répressives à l’encontre de l’IPTV doivent encore faire leurs preuves sur le long terme. « Mon sentiment, c’est que les hackers ont souvent une longueur d’avance vis-à-vis des chaînes et des ayants droit, conclut Pierre Maes. Sans parler des piratages de nature politique, comme celui de beIN Sports par BeoutQ : ça fait un an que ça dure, que tout le monde s’insurge, la FIFA, les ligues… Résultat : le hacking de la chaîne est toujours là, solidement en place. » Peut-être un signe supplémentaire que l’IPTV est définitivement appelée à devenir, dans un futur pas si lointain, le perturbateur numéro un d’un paysage média instable.

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Par Adrien Candau et Clément Gavard

Tous propos recueillis par AC et CG

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