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  • Première guerre mondiale

Le jour où un soldat anglais a donné l’assaut avec un ballon de foot

Par Nicolas Kssis-Martov / Thibaut David - Publié dans le magazine SO FOOT en 2004.
7 minutes
Le jour où un soldat anglais a donné l’assaut avec un ballon de foot

La Première Guerre mondiale a souvent été traitée par le 7e art. De Stanley Kubrick à Bertrand Tavernier, de nombreux réalisateurs, et pas des moindres, se sont penchés sur ce conflit gargantuesque et cannibale, qui a saccagé aussi bien les corps que les esprits. Mais un domaine, qui peut sembler anodin, avait échappé à l’œil de la caméra : le ballon rond. Stéphane Barbato, en tournant Play The Game, a décidé de réparer cette erreur. Son court-métrage explore, avec le quasi-regard d’un Tardi et porté par la musique d’Ennio Morricone, un épisode emblématique, jusqu’au grotesque, du lien qui put s’établir entre la naissance du football et l’horreur des tranchées : l’assaut balle au pied du 8e Est Surrey commandé par le capitaine Nevill. Mais comme pour toute histoire édifiante qui se respecte, il faut d’abord planter le décor...

Les clubs amateurs ouvriers de football sont apparus en Angleterre dans les années 1880. Leurs initiateurs désiraient promouvoir une forme de loisir alternative aux pubs pour les milieux populaires, et les détourner également des syndicats ou partis politiques issus du mouvement ouvrier. Une ligue professionnelle est créée dès 1898, suscitant un engouement qui ne se démentira plus. Dès lors, le football contribue à l’intégration de la classe ouvrière au « consensus britannique » qui cimente la société anglaise autour des « deux nations » (aristocratique et ouvrière) décrites en son temps par Disraeli. Au moment où éclate la guerre, ce sport s’est donc largement démocratisé en « perfide Albion » , alors qu’il n’en est qu’à ses balbutiements sur le continent et en particulier en France, où il stagne, déchiré par les rivalités entre structures rivales.

Ainsi, face à un tel phénomène social, les autorités militaires anglaises ne sont pas restées inactives et, lors des premiers mois du conflit, le football a été utilisé pour inciter les hommes à s’engager. Il était de la sorte proposé au public des matchs de la ligue professionnelle d’avoir la chance de jouer le plus grand de tous,« The Greatest Game of All »… À la fin de l’année 1914, on estime que 500 000 volontaires avaient signé après avoir assisté à une rencontre de foot, quel que soit le niveau. En effet, la Grande-Bretagne ne connaissait pas la conscription, et le recrutement se déroulera constamment sur le mode du volontariat, encouragé par le bais d’une forte pression sociale où les nouveaux vecteurs de la culture de masse (cinéma, sport…) pesèrent pour la première fois fortement.

Cette stratégie fut toutefois rapidement abandonnée dans le cas du football. Si l’état major britannique (au même titre que les autres belligérants) avait estimé que le conflit se résumerait à une rapide guerre de mouvement, la « vérité du terrain » fut tout autre début 1915. L’avancée allemande, contenue in extremis lors de la bataille de la Marne, se fige sur un front grosso modo dans un arc de cercle au nord de Calais, Reims et Nancy. Face à la chute du nombre des volontaires, le ballon rond est désormais perçu comme un dérivatif détournant le peuple de ses devoirs patriotiques. Une grande campagne de presse s’opposa même à la finale du championnat 1915, ainsi qu’à la tenue du championnat 1916. Il apparaissait choquant que des jeunes hommes s’adonnent à un jeu athlétique plutôt que de rejoindre la véritable « mêlée » . L’image d’un « arrière » dilettante contre un « front » sacrificiel commence à se forger dans l’imaginaire collectif. Toutefois, sur le champ de bataille en question, la réalité s’avère bien différente…

Kick and rush

Des sources abondantes témoignent de la présence du sport en général, et du football singulièrement, sur les lignes de front. Cas extrême, cette anecdote d’un match de football disputé entre les tranchées par des soldats anglais et allemands le jour de Noël 1914. Cette rencontre, dont l’existence est incertaine, aurait été inspirée par un élan de fraternisation lors de la trêve de Noël. Une pratique footballistique régulière va progressivement s’installer dans les rangs anglais. Ce spectacle stimula les vocations hexagonales. Pour beaucoup de Poilus, ces matchs autour de poteaux de fortune constituèrent leur première initiation concrète au plaisir du football. Par ailleurs, la plupart des pionniers du football français – tels Lucien Gamblin ou le gardien de but du Red Star Pierre Chayriguès – sont également sous les drapeaux et peuvent répandre la bonne parole du ballon rond auprès de leurs frères d’armes. Des matchs interalliés sont organisés ou des rencontres entre régiments ou divisions, encouragées par les autorités militaires. Des journaux comme Sporting ou L’Auto (l’ancêtre de L’Équipe) sponsorisent des rencontres de gala dont la recette permet d’envoyer des ballons au front. Par la suite, l’exemple des footballeurs tombés « au champ d’honneur » (dont au passage Henri Kleynhoff, le premier journaliste sportif de L’Humanité) acheva d’introduire le football dans le panthéon national. Ainsi Charles Simon, issu du sport catholique, donna son nom à la première Coupe de France, remportée en mai 1918, avant même la fin des combats, par l’Olympique de Pantin (renforcé de soldats belges). La guerre de masse provoque donc une inattendue accélération de la diffusion du football, le développement paradoxal d’un loisir populaire, alors que rien ne s’y prête. Comme le constate l’historien Alfred Wahl : « C’est aux armées que le ballon rond a rencontré la France paysanne et qu’il a parfait sa conquête de la société. »

De fait, le sport moderne subit avec le conflit mondial sa première épreuve d’envergure. Les Jeux olympiques de Berlin, programmés en 1916, sont annulés, et le Tour de France ne peut évidemment se tenir. Toutefois, les valeurs sportives, et singulièrement du football, vont être confrontées à l’ambivalence de leur message. Le football, dont George Orwell affirmait qu’il s’agissait de « la guerre sans les coups de feu », va à la fois servir de compensation ludique à la violence traumatisante des carnages et en même temps de nouveau moyen de mobilisations des métaphores communautaires, nationalistes et militaires. La « brutalisation des masses européennes » qui s’opère alors, analysée par l’historien George L. Mosse, va après-guerre submerger le monde du sport, à l’origine censé canaliser la violence sociale (comme le théorise Norbert Elias), et dont il va quelque part au contraire servir de catharsis sous les auspices des totalitarismes.

Comme l’explique Paul Fussel dans The Great War and the Modern Memory, l’une des façons d’exprimer son esprit sportif et surtout de se donner du courage consistait à lancer un ballon de football à travers les lignes ennemies lors de la charge. Ce shoot semble avoir été effectué pour la première fois par le 1er bataillon du 18e régiment de Londres à Loos en 1915. Et cet « acte de bravoure » s’est propagé dans tout le front occidental, puis à toute l’armée. C’est ce dont témoigne Arthur Burton, qui participa à une attaque contre les lignes turques près de Beersheba en novembre 1917 : « Un des hommes avait un ballon de football. Dieu seul sait comment il était arrivé là. Pourtant, nous engagions et chargions à travers les tirs adverses en dribblant avec le ballon. » Mais le plus célèbre « geste footballistique » fut sans nul doute celui du Captain Nevill, le héros, si le terme convient, du film de Stéphane Barbato, Play The Game, qui se déroule durant une phase paroxystique du conflit.

Capitaine, oh capitaine

La bataille de la Somme devait être l’aboutissement de la guerre de rupture préparée par Joffre et Sir Douglas Haig, le général en chef de l’armée britannique, et permettre d’épuiser, puis de couper en deux et enfin d’encercler l’armée allemande. Contrairement aux plans initiaux, et à la suite de la bataille de Verdun, le front d’attaque fut réduit et la partie allouée à la 4e armée britannique considérablement augmentée. Après un pilonnage d’artillerie de plusieurs jours, le 1er juillet 1916, date du début de l’offensive, allait devenir « le jour le plus sanglant » de l’histoire anglaise. Comme le rapporte Jean-Jacques Becker dans La Première Guerre mondiale, la moitié des 60 000 combattants des premières vagues avaient été mis hors de combat en une demi-heure, et à la fin de la journée, la moitié des 120 000 soldats engagés étaient également out. Finalement, pour une progression de 6 miles, 420 000 hommes furent perdus entre le 1er juillet et le 18 novembre 1916…

C’est dans ce sombre contexte qu’un certain capitaine Wilfried P. Nevill, plutôt que de saouler ses hommes ou d’en exécuter un particulièrement terrorisé pour l’exemple, eu l’idée de se servir du football, très probablement en raison de ses vertus de courage, de vaillance et d’invincibilité nationale (pour rappel, l’Angleterre avait « pulvérisé » l’Allemagne 9-0 dans une rencontre de 1909) qu’il représentait aux yeux d’une grande partie de ses troupes. En ce matin ensoleillé du 1er juillet, à 7 heures 30, le 8e Est Surrey ne s’apprêtait donc pas à foncer vers la mort ou la prise du village de Montauban, mais à relever un défi : poser les 4 ballons en possession du bataillon dans les tranchées allemandes. Un prix avait même était promis à celui qui poserait le premier le ballon dans le camps adverse, et Nevill avait inscrit sur son ballon « La grande coupe européenne – la finale – East Surreys contre Bavarois – Coup d’envoi à l’heure 0 ». Le capitaine Nevill n’atteignit jamais son but, et comme la plupart de ses hommes, fut haché par une mitrailleuse ennemie. Il repose au cimetière militaire de Carnoy, allée E 28.

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Par Nicolas Kssis-Martov / Thibaut David - Publié dans le magazine SO FOOT en 2004.

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