- Le jour où
- 29 juillet 1911
Le jour où les Indiens ont battu les Anglais pieds nus
Il y a 105 ans, le club de Mohun Bagan, avec ses joueurs indiens sans crampons, battait un régiment anglais en finale du prestigieux IFA Shield. Une victoire célébrée comme l’un des premiers pas dans la lutte pour l’indépendance du pays.
Il faut imaginer Calcutta – aujourd’hui Kolkata – au début du XXe siècle. Le port grouillant où s’affairent des milliers d’hommes pour la Compagnie anglaise des Indes. Le Fort Williams, symbole de la puissance militaire des colons britanniques, au cœur d’une capitale qu’ils ont construite sur mesure pour leurs intérêts. Il faut rappeler la violence de la colonisation : les coups quotidiens, les injustices, le pillage des richesses. Il faut redire le bouillonnement de Calcutta à l’époque, quand les intellectuels indiens se réunissaient au célèbre Indian Coffee House et esquissaient leurs plans pour gagner l’indépendance. Et dans les années 1900, Calcutta, située dans le Bengale, c’est aussi une vibrante terre de foot.
Les Britanniques exportent leur sport au sein de toutes leurs colonies. Les élites indiennes se prennent au jeu et créent leurs clubs. Mohun Bagan, fondé en 1889, est celui qui brille. Au début du siècle, l’équipe tape quelques équipes anglaises dans des coupes mineures, comme la Gladstone Cup. Mais rien ne vaut l’IFA Shield, la plus prestigieuse compétition de football jouée en Inde et son trophée géant financé par des maharajas et deux riches anglais. Depuis sa création en 1893, l’IFA Shield est trusté par des régiments de l’armée britannique ou des clubs de colons aux noms improbables (Royal Irish Rifles ou Gordon Highlanders). À l’époque, le foot est un moyen comme un autre pour les Anglais de légitimer leur domination. « Ils se moquaient des hommes bengalis en disant qu’ils étaient efféminés » , indique par exemple Novy Kapadia, auteur de plusieurs livres sur l’histoire du foot indien.
Opium et mousson
Mohun Bagan obtient le droit de participer pour la première fois à l’IFA Shield en 1909. L’équipe au maillot bariolé de rayures bordeaux et vertes prend une gifle 3-0 au second tour. Même échec l’année suivante. Mohun Bagan est alors raillé par les autres clubs indiens de Calcutta. La barre serait trop haute pour eux. Les critiques touchent Shibdas Bhaduri, l’ailier virevoltant de l’équipe. Il prospecte et monte un commando pour l’édition 1911 : onze joueurs – aucun remplaçant – chargés d’aller gagner la coupe. Sur le papier, l’effectif n’a pas de quoi effrayer les régiments anglais. Il y a donc Shibdas Bhaduri, vétérinaire à la ville. Il y a Mukherjee, le gardien, un anonyme ouvrier du bâtiment. Il y a le frère de Shibdas Bhaduri, Bijoydas, et Sukul, deux types qui gagnent un peu d’argent dans le business de l’opium. Il y a aussi trois étudiants. Seul le défenseur Chatterjee, un professeur, possède une paire de crampons. Un luxe que ne peuvent s’offrir ses coéquipiers. Ils en auraient pourtant besoin. L’IFA Shield se déroule en juillet, pendant la mousson. Ce qui offre une sacrée gadoue pour terrain de jeu. Mohun Bagan commence par un premier exploit. Une victoire 3-0 à 10 contre 11, Chatterjee n’ayant pas été libéré par sa fac. Les Bengalis commencent à s’enflammer lorsque leur équipe passe enfin le tour suivant et se retrouve en quarts de finale. Près de 40 000 personnes viennent voir Mohun Bagan prendre sa revanche contre les Rifles Brigades, bourreaux de l’édition précédente. 1-0, un but de Bijoydas Bhaduri. Après une victoire épique sur deux matchs en demi-finales, Mohun Bagan se qualifie pour la finale. C’est la première fois qu’une équipe composée d’indiens atteint ce niveau.
Des cerfs-volants pour annoncer les buts
La nouvelle fait le tour de Calcutta et même des régions alentours. Des trains sont spécialement affrétés pour faire venir des villageois et des badauds du Bihar ou de l’Assam, les États voisins. Tous ont entendu qu’il se passait quelque chose dans la capitale. Le match contre le East Yorkshire Regiment doit débuter à 17h30 le 29 juillet 1911. Dès le matin, les entreprises de la ville tournent au ralenti : des milliers d’Indiens ont déserté leur travail, bien décidés à se pointer au Maidan, où se déroule le match. Certains achètent des billets quinze fois leur prix. Les prémices du marché noir. Une moitié des tribunes de fortune est trustée par des Bengalis de castes supérieures, l’autre par l’élite anglaise. L’ambiance est tendue, certaines aristocrates anglaises brûlant des effigies aux couleurs de Mohun Bagan. Le reste de la foule se masse dans les autres espaces proches du terrain, non sans mal. Conscients qu’une bonne partie des spectateurs ne verra rien du match à cause de l’affluence folle, des volontaires trouvent la parade : ils jetteront en l’air des cerfs-volants aux couleurs de l’équipe qui inscrit un but.
Le match se joue selon les standards de l’époque, soit deux mi-temps de 25 minutes et des équipes organisées en 2-3-5, le schéma tactique en vogue. Le temps est doux et pour une fois, le terrain sec. Le premier acte offre une bataille âpre, où aucune équipe ne prend l’ascendant. À la reprise, ça s’anime. À un quart d’heure de la fin, le sergent Jackson claque un coup franc direct et donne l’avantage au East Yorkshire Regiment. Pas de quoi paniquer du côté de Mohun Bagan, équipe de money time. Cinq minutes plus tard, Shibdas Bhaduri slalome dans la défense et égalise. Des cerfs-volants verts ou bordeaux flottent dans le ciel. Ils sont encore en train de perforer le ciel quand, à deux minutes de la fin, Shibdas Bhahuri s’échappe. Il offre un caviar à son avant-centre, Abhilash Gosh, qui conclut. Victoire 2-1, Mohun Bagan devient la première équipe indienne à remporter l’IFA Shield.
Le 11 immortel
Calcutta s’enivre, consciente que ça dépasse le football. Dans les rues, des musulmans, des hindous des hautes et basses castes célèbrent ensemble leur victoire. Une union irréelle, qu’aucun mouvement politique pour l’indépendance n’a réussi à faire jusque-là. Et surtout, une certitude : celle que les Britanniques ne sont pas supérieurs. « Le terrain de football était le seul endroit où l’on était à égalité. Cette victoire a donné de la fierté au peuple, elle a posé les bases d’un idéal de liberté. Grâce à celle-ci, le mouvement pour l’indépendance a pu grandir » , juge Dhiman Sarkar, journaliste pour le Hindustan Times.
Aujourd’hui, dans les avenues de Kolkata, il y a toujours un vendeur de thé, une grand-mère ou un gamin pour rappeler au visiteur l’histoire du « 11 immortel » . À l’entrée du centre d’entraînement de Mohun Bagan, aujourd’hui plus beau palmarès du foot indien, le banc sur lequel ont posé les joueurs de l’époque a été restauré et est mis en évidence. L’épopée est inscrite dans les livres d’histoire et est vue comme premier pas vers l’indépendance. Bien avant Gandhi. Une délicieuse légende, trop belle pour être totalement vraie, résume tout. Alors porté en triomphe par des milliers de supporters à la sortie du terrain, Shibdas Bhaduri est interpellé par un brahmane. L’homme pointe le drapeau britannique flottant sur le Fort Willliams et demande au héros : « Quand est-ce que vous allez le faire tomber ? » Bhaduri a répondu : « Lorsque nous gagnerons à nouveau l’IFA Shield. » Mohun Bagan a remporté pour la seconde fois le trophée en 1947. L’année de l’indépendance de l’Inde.
Par Guillaume Vénétitay