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Le jour où l’Angleterre a retrouvé son football
Donnés perdants avant d’entrer sur le terrain, en perte de popularité depuis quatre ans, les Anglais ont réussi à déjouer tous les pronostics face aux Pays-Bas le 18 juin 1996. Résultat, Alan Shearer et ses comparses s’imposent 4-1 et offrent à l’Angleterre l’un de ses meilleurs souvenirs footballistiques. On rembobine.
On joue la 90e minute. À la surprise générale, les Anglais mènent 4-1 face aux Pays-Bas de Guus Hiddink. Le match est plié, Wembley, euphorique, attend le coup de sifflet final et finit par exploser lorsque l’arbitre autrichien Gerd Grabher porte le sifflet à sa bouche et renvoie les deux équipes aux vestiaires. C’est fait, l’Angleterre, première sélection en vingt et un ans à enfiler quatre buts aux Oranje, termine à la première place du groupe A et se qualifie pour les quarts de finale de son Euro après avoir livré, selon Michael Gibbons, « les plus belles 45 minutes de son histoire » . Auteur du livre When Football Came Home : England, the English and Euro 96, le journaliste anglais s’en explique : « Je pense que c’est la première fois dans l’histoire de la sélection anglaise qu’un bon souvenir n’est pas directement connecté à la Coupe du monde de 1966. Tout simplement parce que ce match était assez fou, bien plus que celui que l’on remporte 5-1 face à l’Allemagne à Munich en 2001. Là, les trois buts mis en onze minutes étaient absolument surréalistes. Personne ne pouvait croire ce qui était en train de se passer. Il n’y avait aucune raison pour que l’on mène 4-0 après seulement une heure de jeu. » Et pour cause, à l’époque, les Néerlandais sont parmi les adversaires les plus redoutés. Ils font partie des favoris. L’Ajax vient d’enchaîner deux finales de Ligue des champions, le jeu proposé par la sélection semble incarner l’avenir, et de jeunes joueurs commencent à s’imposer comme les futurs cracks du football mondial : Seedorf, Stam, Davids ou même Kluivert.
Racisme, rivalité et défaites honteuses
Tout n’est pas rose pour autant au sein de l’effectif batave. À l’extérieur, on dit qu’un vent de racisme souffle dans les vestiaires : Kluivert, pourtant annoncé comme l’une des stars du tournoi, passe son temps sur le banc, le père de Seedorf menace publiquement le sélectionneur de faire revenir son fils à la maison s’il ne joue pas davantage, et Winston Bogarde regrette que les joueurs blacks doivent travailler deux fois plus dur pour prétendre au même poste qu’un joueur blanc. Mais ça ne s’arrête pas là : « Il y avait cinq joueurs afro-néerlandais au sein de l’effectif : Clarence Seedorf, Edgar Davids, Patrick Kluivert, Bogarde et Michael Reiziger, précise Michael Gibbons. Davids, lui, a été renvoyé à la maison juste avant le match contre l’Angleterre après avoir dit à un média suisse que Guus Hiddink était manipulé par les frères De Boer et Bergkamp, et qu’il devait arrêter de suivre les conseils de certains trous du cul. Il y a aussi eu une photo publiée par les médias néerlandais où l’on voit tous ces joueurs à l’écart, sur leur propre table lors d’un repas. Ça a contribué à accentuer l’écart entre des joueurs afro-néerlandais très jeunes et des joueurs blancs, comme Blind et Frank de Boer, déjà bien installés en sélection. »
Rien ne laisse pour autant supposer que les joueurs des Three Lions soient capables de battre une équipe qui, malgré ses bisbilles internes, reste redoutable. Après tout, l’Angleterre n’a pas su se qualifier pour la Coupe du monde 1994, s’est ridiculisée devant l’Europe entière en concédant un but après seulement 8 secondes face à Saint-Marin et semble plongée dans une spirale négative depuis la défaite en demi-finale de la Coupe du monde 1990. Dans les tribunes, on commence à perdre patience. Plus personne n’y croit. Ou du moins, n’a envie d’y croire. Michael Gibbons se souvient : « Il fallait voir le nombre de sièges vides durant cet Euro. Ça en était même embarrassant pour les organisateurs. À Wembley, tout se passait bien, il y avait de l’engouement, mais on ne ressentait aucune excitation dans les autres stades. » Il faut dire que le match nul en ouverture face à la Suisse n’arrange rien. Le deuxième contre l’Écosse (2-0) laisse entrevoir quelques certitudes, mais rien qui ne permet aux supporters d’envisager une possible victoire face aux Pays-Bas
« Une conversation d’avant-match légendaire »
Dans les vestiaires, c’est tout l’inverse. On sait que l’on peut compter sur un Alan Shearer en pleine bourre, mais aussi sur un coach persuadé de la qualité de son effectif. Plus tôt dans la journée, Terry Venables enferme ses joueurs dans une salle de réunion et passe en revue, pendant plus d’une heure et demie, les points forts et les points faibles des Néerlandais. Il passe ensuite plusieurs minutes à expliquer à ses joueurs leurs capacités à les surpasser individuellement. Ça paraît anodin, évident, mais des joueurs comme Gascoigne ou Paul Ince arrivent au stade remontés à bloc. Ils veulent faire taire les critiques. « Demandez à n’importe quel joueur, il vous dira que cette conversation d’avant-match était légendaire. Avec le recul, on peut voir l’impact qu’elle a eu sur le déroulé du match, que beaucoup de joueurs présents sur le terrain ce soir-là considèrent comme le meilleur qu’ils aient eu l’occasion de donner pour leur pays. »
Pourtant, l’Angleterre ne domine pas les débats. Terry Venables a beau admirer le jeu prôné par Hiddink, c’est bien avec un schéma de jeu défensif qu’il entame la rencontre. L’idée ? Faire le dos rond, laisser les Néerlandais prendre le jeu à leur compte et les contre-attaquer. À l’issue du match, les Bataves ont certes de meilleures stats, une meilleure possession et un plus grand nombre de tirs, mais le plan de Venables a été exécuté avec brio : grâce à des doublés de Shearer et Sheringham, Wembley, « parfois plat et sans passion » , selon Michael Gibbons, « explose de joie. Je n’avais jamais vu ce stade aussi dingue avant, et je ne l’ai jamais revu ainsi depuis. »
Renouveau de la culture britannique ?
Plus qu’un exploit, malheureusement soldé par une défaite aux tirs au but huit jours plus tard en demi-finales face à l’Allemagne, cette victoire – au même titre que le but de Gascoigne contre l’Écosse ou le penalty de Pearce contre l’Espagne en quarts – symbolise aussi le renouveau d’une culture britannique en pleine explosion, qui se définit tout autant par son « exceptionnalisme » que par son éclectisme interne. C’est l’avènement de la « Cool Britannia » , portée par l’émergence de la britpop et la production de films comme Trainspotting. Aujourd’hui encore, Michael Gibbons évoque ce moment avec un enthousiasme non feint, comme on raconte ses souvenirs d’un été en famille : « Le milieu des années 1990 a été une période très intéressante en Grande-Bretagne. C’était le bon moment pour y vivre lorsqu’on était jeune parce qu’il s’y passait plein de choses passionnantes sur le plan culturel et sportif. Au début de la décennie, le pays était essentiellement tourné vers les États-Unis, mais on commençait à ressentir une fierté nationale. En 1996, il était d’ailleurs évident que Tony Blair allait remporter les prochaines élections, prévues en 1997, et mettre un terme à 18 ans de gouvernement conservateur. Lorsque l’Euro a commencé, il y avait donc un vrai élan d’optimisme en Angleterre sur lequel la sélection a su surfer. Mieux, elle a provoqué un intérêt nouveau pour les compétitions internationales en Angleterre. »
Pourtant, l’auteur anglais ne s’emballe pas sur l’Euro en France. Les Three Lions ont une puissance offensive (Harry Kane, Rashford, Vardy, Rooney) à faire trembler de peur n’importe quelle défense, mais le secteur défensif, selon lui, est toujours aussi peu stable, serein. Pire, la victoire en 1966 resterait encore aujourd’hui gravée dans les mémoires des anciennes générations, et bien au-delà. C’est devenu un poids lourd à porter pour les joueurs sélectionnés, qui s’exposent alors à des réactions disproportionnées en cas d’élimination – comme les poupées pendues de Beckham suite à son expulsion en 1998. « En Angleterre, on a des attentes complètement démesurées par rapport à la qualité réelle de l’effectif, et c’est clair que la victoire en 1966 n’a fait qu’empirer les choses. Tant qu’il n’y aura pas un nouveau trophée, ça restera un fardeau pour les nouvelles générations. » Mine de rien, les hommes de Roy Hodgson ont peut-être l’avenir du foot anglais entre leurs mains.
Par Maxime Delcourt