- Foot & Histoire
Le football en attendant la mort
Difficile d’imaginer un lien entre le sport et les camps de concentration. Et pourtant, au cours de la Seconde Guerre mondiale, taper le cuir le dimanche était une activité récurrente. En particulier dans le ghetto tchèque de Terezin, où un véritable championnat s’est tenu pendant deux ans.
En 1942, tous les jeunes Allemands disponibles sont envoyés sur le front russe. Les industries tournent au ralenti, en particulier celle de l’armement, pourtant vitale à l’effort de guerre. Heinrich Himmler décrète alors que les prisonniers des camps de concentration remplaceront ces néo-soldats et que leurs geôles serviront d’usines. Pour la maintenir en vie le plus longtemps possible, il décide de mettre en place un système de récompenses pour les travailleurs. La possibilité de faire du sport en fait partie. C’est ainsi que le football arrive dans les camps.
Une brèche dans l’enfer du quotidien
En dehors des camps d’extermination et de ceux réservés aux femmes, le ballon rond est présent partout. Pratiqué dans des conditions sommaires (des buts en bois – parfois sans filet – de la taille d’une cage de handball, la cour d’appel en guise de terrain, un ballon bricolé avec des chutes de cuir et des vessies de porc fournies par les gardes…), il est réservé à un nombre restreint de prisonniers. Ainsi à Buchenwald, on compte seulement douze équipes pour une population totale de 80 000 personnes. Les équipes sont formées selon les corps de métiers, les baraquements ou parfois en fonction des nationalités. Dans ce cas précis, la pression repose avant tout sur les épaules des joueurs allemands. S’ils ont le malheur de perdre contre un effectif polonais, cela revient à dire que la Pologne a gagné la guerre.
Pour la poignée d’élus, le football est alors un moyen de prolonger son espérance de vie. Afin de leur permettre d’être performants sur le terrain, les joueurs bénéficient d’un allègement de leur charge de travail, de rations de nourriture supplémentaires et parfois même de la protection de leurs bourreaux. Dans le camp de Westerbork, un Autrichien nommé Ignaz Feldmann est célèbre pour avoir porté le maillot du club juif de l’Hakoah Vienne avant la guerre. Un SS, ancien joueur de l’Austria, le reconnaît car il l’avait affronté sur les terrains. Feldmann devient son protégé et survit ainsi à sa captivité.
Interné à Sachsenhausen, le Norvégien Odd Nansen confirme à quel point le football aidait tous les prisonniers – et pas seulement les joueurs – à se sortir du quotidien. Dans son journal, il décrit l’anecdote suivante : « Pendant que le match battait son plein, deux prisonniers passèrent, portant un cadavre sur une civière. Ils le posèrent à terre, allumèrent leurs mégots et commencèrent à suivre la partie. Puis, lorsque l’action fut terminée, ils soulevèrent le corps et reprirent leur chemin jusqu’à la morgue. » Le philosophe tchèque Toman Brod, survivant d’Auschwitz, raconte dans son autobiographie que « le football était un encouragement énorme, car il rappelait que [les prisonniers n’étaient] pas des victimes, mais des hommes. » Son compatriote, l’écrivain Ivan Klíma, parlait lui « d’une échappatoire avant la catastrophe » . Comme Brod, Klíma est passé par le camp de Terezin, où le football a été le plus développé.
À Terezin, vrai foot et « ghetto-modèle »
Lorsqu’en 1943, les nazis déportent 450 Danois dans le camp de cette petite cité au nord-ouest de Prague, les autorités du Royaume exigent qu’un comité de la Croix-Rouge internationale puisse visiter les installations, afin de s’assurer que les prisonniers sont traités correctement. Si Terezin n’est qu’un camp de transition sur la route de la mort dont l’un des terminus s’appelle Auschwitz, il est réputé pour être un « ghetto-modèle » , dans lequel sont incarcérées de nombreuses personnalités, soi-disant soumises à de petits travaux de jardinage ou de rénovation. Lorsque la Croix-Rouge débarque un an plus tard, le 23 juin 1944, elle découvre en effet une petite ville dans laquelle tout semble normal. Pour le prouver, les autorités du camp offrent au comité un opéra… suivi d’un match de football.
Le match passe à la postérité grâce à un film de propagande intitulé Le Führer offre une ville aux juifs. Devant 7500 spectateurs, deux équipes de sept joueurs s’affrontent durant deux mi-temps de trente-cinq minutes. Mais ce que les images ne montrent pas, c’est que le réalisateur Kurt Gerron, la plupart des joueurs et du public présents ce jour-là périront quelques semaines plus tard dans les chambres à gaz.
Bien avant la visite de la Croix-Rouge, les nazis avaient déjà instauré une compétition de football dans le camp : la Liga Terezin. Au total, ce ne sont pas moins de dix équipes qui s’affrontent dans un championnat régulier : D1, D2, Coupe, Supercoupe, championnat de jeunes et même un précurseur du but en or, tous les ingrédients d’un semblant de normalité sont réunis. À un détail macabre près : un mercato hebdomadaire était organisé chaque lundi de 10 heures à 14 heures, afin de remplacer les joueurs déportés à Auschwitz. Comme dans les autres camps, les équipes portent le nom des différents corps de métiers : jardiniers, électriciens, bouchers ou encore cuisiniers, ces deux derniers ayant souvent les meilleurs joueurs au vu de leur facilité d’accès à la nourriture. Plus surprenant, certains footballeurs créent une équipe nommée d’après leur club de cœur : Sparta Prague, Fortuna Cologne et même Arsenal participèrent ainsi à la Liga Terezin.
Des stars et un héritage
Aux côtés des nombreux écrivains, acteurs, musiciens ou universitaires, Terezin voit passer quelques footballeurs de renom parmi ses prisonniers. Pavel Mahrer par exemple, milieu relayeur du DFC Prague, le club juif de la capitale tchèque, passé également par les États-Unis, avant de retourner dans sa patrie en 1932. Un geste fatal qui le mène tout droit à la déportation. Mais dans le camp, personne n’a oublié l’homme aux six sélections nationales et sa participation aux Jeux olympiques de Paris en 1924. Jiří Tesář, gardien de l’équipe nationale espoir tchèque avant la guerre, évoque ce statut à part dans un ouvrage consacré au sujet : « Nous étions les stars de Terezin. Les jeunes voyaient en nous des modèles. Nous leur donnions de l’espoir, nous représentions la vie. » Des modèles mis en lumière dans les pages d’un petit journal appelé Rim-Rim-Rim, tapé à la machine par des adolescents et tiré à six exemplaires avant chaque rencontre.
Prévu à l’origine pour 7000 prisonniers, Terezin en a finalement connu 157 000, dont seulement 4136 ont survécu. Pavel Breda n’en faisait pas partie. Il est mort du typhus à Auschwitz peu après avoir joué un dernier match sous les couleurs de l’équipe de l’aide à la jeunesse, qui apparaît dans le film de propagande relatant la visite de la Croix-Rouge. Son neveu Oded lui a rendu hommage à travers sa fondation Beit (la maison) Terezin, située dans le kibboutz de Givat Haim Ihud, au nord de Tel Aviv. Depuis 2010, il organise un tournoi en souvenir du championnat du camp, dans lequel les participants portent le nom et les maillots des équipes de l’époque. Pour ne pas oublier. « Dans le monde, 50% des gens se passionnent pour le football. C’est une bonne base de départ. Mais ce qui est encore plus intéressant, c’est de voir comment les gens vivaient dans le camp. Cela permet de rendre le passé plus proche de nous » , expliquait-il en 2012. L’occasion de se repasser le film où apparaît son oncle et d’en faire une lecture critique : « Sinon, aux yeux des jeunes, le match a l’air de se jouer dans une colonie de vacances. »
Par Julien Duez
Photos : Beit Theresienstadt