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La vie sans football, par Fernando Aristeguieta
Privé de ballon comme la très grande majorité de ses confrères, Fernando Aristeguieta prend la plume pour évoquer cette période inédite. Avec une question existentielle, abordée par l'attaquant vénézuélien de Monarcas Morelia : peut-on vivre sans football ?
La drôle d’époque que nous vivons favorise la prolifération d’opinions en tout genre. Un phénomène logique, si l’on prend en compte la quantité de temps libre – forcé – dont nous disposons en ces temps de confinement. C’est une situation à laquelle personne n’était préparée et que personne ne voulait vivre, mais l’histoire est pleine d’épisodes inexplicables qui ont changé les habitudes des sociétés.
Ce temps additionnel, que beaucoup utilisent pour réfléchir ou étudier, nous a donné l’opportunité de lire, d’écouter des théories et des idées sur à peu près tout. En réalité, en dépit de tous les mauvais côtés de cette crise, nous avons pu nourrir notre manière de penser. Nous avons eu le temps suffisant pour mettre nos idées en ordre. Une grande quantité de personnes s’est même animée à les exprimer publiquement. Pour le pire et pour le meilleur.
Qui vote pour la disparition du ballon ?
Il y a quelques semaines, en traînant sur tweeter, je suis tombé sur le message d’une personne que l’on considère comme un intellectuel. Il disait grosso modo qu’enfin, nous nous étions rendu compte que l’on pouvait vivre sans football professionnel. Au départ, j’ai pensé qu’il s’agissait d’une sorte de blague et je n’ai accordé aucune importance à cette affirmation. Mais au fur et à mesure, j’ai vu apparaître dans ma timeline, à une certaine fréquence, des tweets, sinon identiques, au moins très semblables au sien. Une image projetée sur un immeuble, qui disait littéralement « Alors, il semble qu’on peut vivre sans le foot », est devenue virale.
J’ai réalisé que des gens pensaient cela sérieusement. Que certaines personnes préféreraient que le football n’existe plus, que le monde pourrait se passer de cette activité banale sans conséquence. Et qu’en plus, ces personnes affirmaient cela avec un certain air de supériorité morale. Comme s’ils souhaitaient montrer qu’à la différence du commun des mortels, eux avaient des centres d’intérêt profonds et substantiels. Je n’ai pas pu m’empêcher de réagir, et de dire à quel point je trouvais ce raisonnement stupide. Je vous explique pourquoi.
Emplois, pain et vie
Des millions de personnes aux quatre coins du monde vivent du football, directement ou indirectement. À titre d’exemple, la Liga espagnole, dans un communiqué de presse émis le 4 mai, assure que le football professionnel constitue 1,37% du PIB du pays et engendre 185 000 emplois. La Liga MX, le championnat mexicain où j’évolue actuellement, engendre lui aussi quasiment 200 000 emplois. Il n’y a pas que les footballeurs et les entraîneurs qui vivent du foot. D’ailleurs, on ne peut pas non plus limiter le spectre aux salariés des clubs, qu’ils soient médecins, jardiniers, cuisiniers ou qu’ils travaillent au service marketing.
Le football est bien plus important que cela. Combien de restaurants fonctionnent aux alentours du stade, quand un match va être joué ? Combien de vendeurs de boisson travaillent, de manière formelle ou informelle ? Combien de personnes vendent des produits dérivés de clubs ? Combien de policiers sont déployés ? Combien de journalistes, d’équipes techniques sont mobilisés pour la retransmission du match ? La liste est longue, et non exhaustive. Pour un très grand nombre de personnes, le football est un moyen de rapporter le pain à la maison.
Fédérer et divertir
Le football, c’est aussi l’une des principales – sans doute la principale, en réalité – sources de divertissement que compte la société contemporaine. Des milliers de matchs auxquels assistent des millions de personnes sont disputés chaque semaine, tandis que des centaines de millions d’autres regardent ces matchs depuis le canapé de leur salon. Pour tous ces gens, ces matchs sont autant d’occasions de s’amuser, de se libérer un instant du stress engendré par leurs angoisses quotidiennes, de se réunir avec ses amis, sa famille. Et ce divertissement est apprécié par des gens, d’origines, de genres, d’âges et de cultures différents. En vérité, je ne vois aucune autre activité qui nous fédère davantage comme espèce.
Dans de nombreux pays, il est impossible de comprendre la culture collective si l’on ne prend pas en compte le football. Pour de nombreux peuples, l’amour du ballon transcende les générations. On transmet, comme un héritage, l’adhérence à un club et à des couleurs. L’appartenance devient un motif de fierté pour les fans, qui en arrivent même à conditionner leur bonheur aux résultats du club qu’ils supportent. Les maillots des sélections nationales sont des insignes presque aussi représentatifs que les drapeaux des pays, les gens ont la sensation que leur sélection leur appartient un peu. Et quand une grande victoire est célébrée, des millions de personnes descendent dans les rues. Une allégresse qu’aucune autre activité n’est capable de produire.
Dépassement de soi, et évolution
Enfin, mon dernier argument est que de nombreux footballeurs sont considérés comme des exemples par la société. D’abord en raison de la discipline et du développement personnel qu’exige la profession, mais surtout parce que les footballeurs sont une preuve évidente que les rêves et les objectifs qu’un gamin se fixe dans la vie peuvent s’accomplir. Il y a, dans le football, pléthore d’histoires de dépassement de soi émouvantes qui invitent les gens à être meilleurs. Des millions d’enfants trouvent dans leur footballeur favori une manière d’être exigeants, de grandir, de s’améliorer. Sans mentionner le fait que le jeu, en soi, engendre des valeurs nécessaires dans la société comme l’esprit d’équipe, la compétitivité, l’engagement, le leadership et bien d’autres qui ont aidé les jeunes à se tenir éloignés de certains vices destructeurs.
Du coup, peut-on vivre sans le football ? Si nous parlons de besoins essentiels de la vie, évidemment que l’on peut. Comme on peut vivre sans restaurant, sans musique, sans télévision, sans théâtre ou sans voyage. En réalité, nous avons besoin de très peu de choses pour vivre. Le meilleur exemple est que pendant l’immense majorité de la présence humaine sur terre, nous avons vécu sans bien des choses que nous considérons aujourd’hui comme indispensables, mais qui ne sont pas absolument nécessaires, comme la lumière artificielle. Alors oui, on peut vivre sans football. Mais sans football, on vit moins bien. Et ceux qui traversent la vie en criant aux quatre vents, satisfaits, que l’on peut vivre sans football sont tout sauf des intellectuels éclairés. Justement ce qu’ils souhaiteraient paraître.
Par Fernando Aristeguieta, avec Arthur Jeanne