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La préparation physique dans l’e-sport
Longtemps en roue libre s’agissant de la condition physique de leurs pratiquants, les équipes professionnelles d’e-sport se rendent de plus en plus compte de l’importance d’une préparation physique et mentale complète dans la vie des sportifs. Des pratiques nouvelles, empruntées au monde du sport, qui sont en train de changer la façon dont on pense – et pratique – la discipline.
Comme pour tout sportif de haut niveau, les journées se suivent et se ressemblent pour Christopher Maduro Morais à l’approche d’une compétition. Le lever se fait généralement entre 10 et 11 heures du matin. Le temps d’avaler un petit-déjeuner, il va ensuite faire un peu de sport, « du cardio, un peu de muscu ou du foot », puis déjeune « à 13 heures, 13h30 maximum ». C’est seulement après que l’entraînement, le vrai, commence, vers 14 heures. À 19 heures, il est à nouveau temps de casser la croûte, mais surtout de « m’aérer l’esprit, passer du temps avec ma famille, travailler un peu ». Puis, le soir, retour sur le terrain, mais jamais au-delà de 2 heures du matin. « Pas plus tard, parce que j’ai conscience que je dois avoir une bonne hygiène de vie. »
Le meilleur joueur d’Arsenal cette saison Si Christopher peut rester aussi tard sur le terrain, c’est que le sien est virtuel. Sous le pseudonyme « Christopher_M_M » , le Franco-Portugais arpente la scène compétitive de Pro Evolution Soccer (PES) depuis 2007, et est même devenu pro il y a deux ans en signant un premier contrat avec la section e-sport de Boavista. À 30 ans, celui qui porte aujourd’hui les couleurs d’Arsenal est désormais accompagné par un coach qui l’aide mentalement et physiquement. Mais il ne l’a pas attendu pour faire attention à son hygiène de vie car, il le sait d’expérience, c’est primordial pour rester au plus haut niveau. Même quand on pratique son sport le cul vissé sur une chaise. « C’est une discipline méconnue qui traîne beaucoup de préjugés, mais il y a beaucoup de similarités entre la pratique du sport et de l’e-sport, clame-t-il. Moi, j’ai été sportif toute ma vie, je continue à l’être, mais après une compétition d’e-sport, je suis plus fatigué qu’après un tournoi de foot. La concentration est telle que ça a un grand impact sur le physique. »
Chips, acné et handball
Un impact que l’industrie de l’e-sport est progressivement en train d’intégrer dans son logiciel. Pour les équipes qui prétendent au plus haut niveau, difficile ces jours-ci d’échapper à la constitution d’un staff comportant préparateur physique, nutritionniste, coach mental ou directeur sportif pour épauler leurs poulains. « Aujourd’hui, la préparation physique « générale » est systématique pour l’élite des équipes d’e-sport, déroule Nicolas Besombes, sociologue et vice-président de France Esports. Déjà, pour allonger les carrières des joueurs, mais aussi pour des questions de marketing et de communication. Entre montrer un gamer en surpoids ou un gamer taillé comme un athlète et qui mange vegan, ce n’est pas la même image que tu renvoies. »
Une révolution ultrarécente quasiment impensable il y a quelques années, accélérée par la professionnalisation du milieu et l’arrivée massive de sponsors. « Le joueur de jeux vidéo du début des années 2000, c’était vraiment le joueur à l’ancienne, le bouffeur de chips seul dans sa chambre avec de l’embonpoint, de l’acné, pas très ouvert socialement, raconte Pierre Ratier, alias « Mewt » , ancien joueur reconverti en agent d’e-sportifs. Les choses ont beaucoup changé. » Nicolas Besombes date l’électrochoc de 2017, et l’arrivée en trombe du monde du sport dans celui de l’e-sport. Alors que les compétitions attirent de plus en plus d’adeptes et brassent de plus en plus d’oseille, l’équipe danoise Astralis, qui enchaîne les désillusions lors de tournois sur Counter-Strike, fait le pari de monter un staff technique issu du monde du sport. En faisant notamment appel à l’ancien handballeur Kasper Hvidt. « Il a juste instauré des règles basiques sur le sommeil, l’activité physique, la cohésion d’équipe, la vie personnelle, le team building, mais ça a été une vraie révolution dans l’e-sport », détaille Besombes. Résultat ? « Astralis a roulé sur la scène Counter-Strike pendant près d’un an et demi. »
« Le mental aussi, ça s’entraîne »
L’expérience Astralis a fait réaliser au microcosme e-sportif qu’emprunter quelques pratiques au sport « classique » , ce grand frère qui l’a longtemps regardé de haut, n’était pas une si mauvaise idée que ça. « Oui, les mecs pratiquent assis, mais quand tu fais du sport, ça te libère de l’endorphine et ça aide au bien-être, déroule Pierre Ratier. Et si tu es bien dans ta tête, tu es mieux dans ton jeu. » Une idée appuyée par la recherche : « On s’est rendu compte que la question du bien-être, au sens global, était hyper importante pour la performance dans l’e-sport, enseigne Nicolas Besombes. On a par exemple démontré que faire une activité physique 30 minutes avant la pratique vidéoludique optimisait la performance, car l’activité vient oxygéner le cerveau, qui est beaucoup sollicité. Et la position assise a tendance à empêcher cette oxygénation. » Plus que recruter des bons gamers, les écuries e-sportives ont donc dû apprendre à façonner de véritables sportifs, avec tout l’environnement propice à la performance que cela suggère. Non seulement la pratique d’une activité physique, adaptée à chaque profil, mais aussi et surtout la nutrition ou le sommeil. Une espèce rare dans une discipline où la norme a longtemps été de se pointer aux compètes les yeux injectés de sang après avoir geekétoute la nuit. « Plus la compétition approche, plus j’avance l’heure de mon coucher, confie Christopher, raisonnable. Et à la veille de la compétition, j’évite de trop jouer, car j’aime bien arriver en ayant faim de jeu, faim de ballon. Dans l’idéal, je me couche vers minuit-1h, avec une bonne alimentation et un bon sommeil. »
Ces pratiques venues du sport ont beau avoir fait du bien aux gamers, et entraîné de vraies différences en matière de performances, ce n’est quand même pas le plus important. Pierre Ratier le confie d’ailleurs, les programmes sportifs de ses protégés sont taillés sur mesure, pas systématiquement avec des professionnels, et le but n’est pas de devenir Cristiano Ronaldo : « Les coachs avec lesquels on travaille font un bilan sportif du joueur. T’en as qui ne sont pas sportifs du tout, et on s’adapte à leurs demandes – est-ce qu’ils ont besoin de se maintenir ? De perdre du gras ? De gagner en endurance ? De décompresser ? » Avant tout, la préparation physique dans l’e-sport doit être au service du muscle le plus sollicité chez le gamer: son cerveau. « Dans l’e-sport, la difficulté est que comme ils n’ont pas de dépense physique pendant l’activité, les joueurs emmagasinent beaucoup plus de tension psychologique », estime Frédérick Vergnas, créateur de Center Coachs, une entreprise de coaching mental qui s’est spécialisée dans l’e-sport.
Cette tension, omniprésente pendant des parties parfois à rallonge, il faut savoir l’évacuer, ou à défaut la canaliser, apprendre à la dompter. Et ça, c’est 100% au mental : « On essaye de faire comprendre aux gamers que le mental aussi, ça s’entraîne, poursuit Vergnas. La base reste le travail de respiration, encore plus important pour les gamers qui sont souvent « cassés » physiquement, puisqu’ils pratiquent assis. C’est un phénomène assez courant dans Fortnite : en fin de partie, quand ça s’accélère et ça se joue sur très peu de surface, quand chaque erreur peut se payer cash, on retrouve très souvent les joueurs en apnée. On fait des exercices de respiration, de relaxation, pour leur permettre de respirer correctement même dans ces phases intenses. » Pierre Ratier, qui fait appel aux services de Frédérick Vergnas pour la préparation mentale de ses joueurs, abonde : « On a voulu mettre en place cette préparation psychique, cette gestion des émotions, du stress, du sommeil, du repos dans la gestion des carrières de nos joueurs. Ça n’existait pas il n’y a pas longtemps et c’est hyper important. Un joueur pas bien préparé, reposé, qui ne repose pas ses nerfs, il va attenter à sa santé. Et préserver la santé des joueurs, c’est primordial. »
Transfert de compétences
Cette équation menant à une bonne santé des joueurs a encore de nombreuses inconnues. D’autant que le niveau de professionnalisme à ce niveau reste rare dans l’industrie : « Les structures et les gens qui baignent là-dedans ne sont pas toutes conscientes et professionnelles par rapport à ça, estime Christopher Maduro Morais. Beaucoup de personnes se lancent dans l’e-sport, mais entre l’investissement et le savoir-faire, il y a une grosse différence. » Surtout, non seulement toutes les équipes n’ont pas les moyens d’entourer leurs joueurs par des staffs complets, avec un véritable suivi physique et mental, mais il reste encore beaucoup de zones d’ombre dans ce que doit être, au juste, une préparation physique e-sportive. Lors de la pratique, les joueurs mobilisent un jeu de compétences extrêmement spécifiques : ils sollicitent énormément leurs yeux, leurs doigts, leurs poignets pour effectuer des mouvements très précis que les exercices empruntés aux sports « traditionnels » ne permettent pas forcément de travailler. « Évidemment, je peux faire courir un gamer 10 kilomètres sur un tapis, lui faire faire des exercices de travail sur les réflexes ou la coordination comme il en existe par exemple au basket, et c’est déjà bien, appuie Besombes. Mais l’e-sportif, il n’est jamais dans cette position-là quand il pratique. En matière de transfert de compétences, c’est très limité. »
Une étude américaine publiée en 2019 et menée sur 65 gamers, la majorité pratiquant une activité physique, rapportait ainsi que 52% se plaignaient de douleurs oculaires, 41% de douleurs dorsales ou cervicales, 36% au poignet et 30% aux mains. Ce sont autant de points sur lesquels une marge de progression est encore possible pour prévenir plutôt que guérir, notamment par le développement à grande échelle d’outils et d’exercices spécifiques à l’entraînement e-sportif sur ordinateur ou sur console de jeu. « On est encore aux balbutiements, mais je vois d’énormes progrès. Certaines structures se dotent aujourd’hui de centres d’entraînement dédiés, et de plus en plus font rentrer dans leur culture cet équilibre entre le jeu, la préparation physique, mentale, la nutrition et le sommeil », se félicite quand même Frédérick Vergnas. Un bon début. En attendant, il faudra faire avec ce qu’il y a à disposition : un peu de sport, cinq fruits et légumes par jour, huit heures de sommeil par nuit et beaucoup d’eau, pour ne pas avoir trop mal au crâne. Et tant pis si on a mal partout ailleurs.
Par Alexandre Aflalo