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Jean-Louis Valentin : « Ma démission a été un moment d’une très grande violence »

Propos recueillis par Alexandre Aflalo
14 minutes
Jean-Louis Valentin : «<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>Ma démission a été un moment d’une très grande violence<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>»

Dans la cohue générale de ce 20 juin 2010, sa démission était presque apparue comme secondaire. En haut de la colline surplombant le « Field of dreams » de Knysna, voix brisée, souffle court, au milieu d’une marée de micros pendus à ses lèvres, Jean-Louis Valentin, directeur délégué auprès de l’équipe de France, dénonçait « un scandale pour les Français, un scandale pour les jeunes qui sont ici, un scandale pour la fédération et pour l’équipe de France. » Dix ans après, il raconte son Knysna.

Avant de lancer l’interview, il prévient : « J’ai hésité avant de répondre positivement. » Dix ans après, Knysna continue de suivre Jean-Louis Valentin. « J’ai fait beaucoup d’autres choses à la fédération et dans le monde du football, je ne veux pas être toujours ramené à Knysna, rappelle celui qui a été directeur de campagne de Michel Platini pour la présidence de l’UEFA en 2007 ou qui a notamment rédigé un rapport sur la modernisation des stades dans le cadre de la candidature française à l’Euro. Et puis de l’eau a coulé sous les ponts depuis, cette affaire ne hante pas mes nuits ni mes jours. » Ceci étant, il reste un personnage central de cette drôle de page de l’histoire du football français. Alors, une fois les bases posées, il s’est replongé, une heure durant, dans ses souvenirs sud-africains.


Quel rôle teniez-vous exactement auprès de l’équipe de France ?J’ai rejoint la fédération en 2005, comme directeur général délégué, notamment en charge des affaires internationales. J’avais un rôle assez large à la Fédération, assez transversal. Jusqu’en 2008 où, à ma surprise, on m’a proposé de tenir ce nouveau rôle de directeur délégué auprès de l’équipe de France, qui n’était pas cependant un rôle sportif, domaine dans lequel je n’avais aucune compétence ni légitimité. Le but de ce poste était d’améliorer l’interface et le lien entre le président de la fédération, le conseil fédéral et le staff technique de l’équipe de France que d’aucuns jugeaient à l’époque trop autonome et fonctionnant trop en vase clos avec l’équipe. Ça s’inscrivait dans la réflexion post-Euro 2008. La fédération avait maintenu Raymond Domenech, mais a voulu une meilleure connexion entre l’échelon politique, décisionnel, et l’échelon technique.

Et les effets ont été positifs ? En tout cas, ça n’a pas eu d’effets négatifs. Il y a aussi eu la création d’un « club France » , qui rassemblait l’ensemble des décideurs de la fédération : le président, le président de la Ligue et un certain nombre de présidents de clubs professionnels, car les clubs souhaitaient aussi avoir un œil plus aigu sur le fonctionnement de l’équipe de France. Je ne sais pas si ça a eu des effets positifs – la suite a prouvé que ça n’avait peut-être pas été suffisant, ni adapté (Rires) –, mais il y a eu un très fort dialogue entre les pros, la fédération et le staff technique, et un très grand contrôle sur la gestion administrative et financière de l’équipe de France, avec la volonté de mettre l’équipe dans les meilleures conditions possibles. L’idée, c’était de décharger Domenech de tout un tas de tâches administratives et de gestion pour qu’il puisse se concentrer sur le sportif. Compte tenu de ce qui a été la catastrophe finale, il est clair que l’objectif n’a pas été atteint, mais je pense qu’un certain nombre de leçons en ont été tirées pour l’avenir.

Anelka est parti sur un ton cordial, en ayant pu dire au revoir.

Comment se passent les semaines et les jours qui précèdent le départ en Afrique du Sud ?D’abord, l’équipe de France fonctionnait dans un climat général de défiance. Pas une défiance des autorités, mais de l’opinion publique, qui avait été habituée à un niveau de jeu et à des trophées exceptionnels, et qui ne supportait pas le retour à une certaine normalité. Ensuite, cette défiance s’est cristallisée autour de la personnalité de Raymond Domenech, qui a été un sélectionneur extraordinairement décrié, et c’est simplement un constat. Ce climat a été ressenti très négativement par les joueurs et le staff, qui avaient le sentiment de ne pas être aimés. Je les ai souvent entendus se plaindre du manque de soutien. Il n’y avait pas de tension palpable dans le groupe, mais plutôt une forme de bunkérisation, une volonté de gagner contre tout le monde. Une espèce de soif de revanche, peut-être. Il y avait aussi, je pense, une volonté de Domenech de se mettre un peu dans les pas d’Aimé Jacquet, de susciter une forme de réflexe de solidarité collective vis-à-vis d’un extérieur qui doutait de la capacité de ce groupe à faire quelque chose. Il y avait une certaine solitude du sélectionneur, du fait des conditions de la qualification, et aussi que le nom de son successeur avait été annoncé, ce qui avait créé une fracture entre lui et les organes dirigeants de la fédération. C’était un climat étrange, pas mauvais, mais incertain et difficile. Cela étant, les conditions objectives de la préparation étaient bonnes ! Tout avait été réuni pour que ça se passe bien.

Vous ressentez toujours ce climat étrange quand la compétition commence ? Oui, parce qu’il y a eu toute une série d’événements anecdotiques, mais qui peuvent peser. Il y a eu une polémique sur le choix de l’hôtel, sur la venue de la ministre Rama Yade, sur William Gallas qui ne voulait plus parler aux journalistes… Toute une série de petits faits qui entretenaient ce climat d’incompréhension de l’opinion publique vis-à-vis des joueurs et de défiance du groupe vis-à-vis de l’extérieur.

Concernant l’incident qui provoque l’exclusion du groupe de Nicolas Anelka, comment avez-vous géré ça en tant qu’intermédiaire entre le groupe et la fédération ?Sur le moment, c’est-à-dire le jour même du match, nous n’en avions pas été informés. Il a fallu attendre que ça sorte dans L’Équipe* pour que ce ne soit plus un fait de vestiaire, mais un fait global et public. Domenech ne souhaitait pas qu’Anelka reste. C’est lui qui a fait la demande au président qu’il quitte le groupe compte tenu de son attitude, et des propos tels qu’ils ont été révélés dans la presse.

Je me suis souvent posé la question : qu’est-ce qu’on aurait pu faire pour les faire sortir du bus ?

Ce sont ces propos-là que Raymond Domenech vous a rapportés ?Ça fait partie de l’intimité du groupe, je ne l’ai jamais trahie et je ne vais pas le faire. Sinon, j’aurais pu écrire quelques livres ! (Rires.) Il y a toujours eu une incertitude sur ce qu’Anelka a dit, mais il y a eu un incident, tout le monde le reconnaît. Et il était de nature à remettre en cause ce que le sélectionneur considérait comme son autorité sur les joueurs. Pour ce qui est des propos exacts, Anelka a toujours dit qu’il n’avait jamais dit ça, que L’Équipe avait amplifié… je ne vais pas rentrer là-dedans : il ne faut pas prendre comme argent comptant le titre de L’Équipe.

Comment se déroule le départ d’Anelka ?En trois temps. Le matin, Domenech a demandé une mise à l’écart d’Anelka du groupe à Jean-Pierre Escalettes, compte tenu de l’incident et de sa répercussion. Dans l’après-midi, toute une série de réunions avec Domenech, Escalettes, les représentants des joueurs et Anelka lui-même s’est tenue, pour voir si on ne pouvait pas trouver une sortie qui préserve l’unité et l’intégrité du groupe, dans lequel Anelka était une personnalité expérimentée, et la sauvegarde de la position de la fédération et de sa crédibilité. C’était compliqué. Tout ceci a duré quelques heures. À un moment, on a pensé qu’on y arriverait. On a imaginé qu’Anelka pourrait présenter ses excuses, à la fois en privé et en public, sous des formes qu’il aurait pu choisir lui-même. Ça n’a pas abouti, pour des raisons qui appartiennent à la vie du groupe. Cette phase se termine vers 17 heures. Après, il y a la conférence de presse, et puis le départ d’Anelka et la fameuse réunion des joueurs, qui a été présentée aux autorités de la fédération comme une réunion permettant à Anelka de dire au revoir à ses coéquipiers. Personne dans le staff n’en connaît le contenu, puisqu’il n’y avait que les joueurs. Enfin, dans la soirée, Anelka s’en va vers 22h. Il n’y a jamais eu de claquements de porte : Anelka est parti dans un climat qui était, non pas « serein » , car la situation n’était pas drôle, mais disons qu’il est parti en actant un désaccord, en disant que chacun était dans son rôle et défendait sa position. C’était cordial, avec de part et d’autre probablement le regret de ne pas avoir pu maîtriser cet engrenage.

À aucun moment vous ne vous dites que cet épisode peut avoir des conséquences sur le groupe ?La gestion du groupe était assurée par le staff et par le sélectionneur. On pouvait penser qu’il y aurait une réaction, mais que, si réaction il y avait, nous en serions avertis. Or de ce point de vue, nous avions eu quelques assurances que s’il y avait une réaction extraordinairement négative, on trouverait ensemble les moyens d’y parer. Le lendemain, le dimanche 20 juin au matin, l’ensemble des gens qui sont à Knysna considère que l’affaire n’est pas brillante, peu reluisante, qu’elle a assombri un climat déjà pourri, notamment car les performances sportives nous mettent au bord de l’élimination. Mais personne, en tout cas pas moi, n’imagine un instant ce qu’il va se passer ensuite.

Racontez-nous ce dimanche, justement…Il y a un entraînement ouvert au public prévu à 16 heures. Il est préparé de longue date, car nous avions décidé, avec l’accord des joueurs, de faire venir des enfants des townships, parce que c’était le premier mondial sur le continent africain et ils voulaient manifester leur attention vis-à-vis des enfants d’Afrique du Sud. On avait eu le plus grand mal à obtenir de la FIFA que le terrain soit homologué pour un entraînement ouvert au public, ce fameux « Field of dreams », terrain de cricket dans un décor digne des films de Kubrick. Pour nous, c’était une journée normale de Coupe du monde, à part l’accueil des enfants. Le matin, il y a Téléfoot, où Ribéry s’invite pour clarifier quelques points, donc on est plutôt dans une logique d’apaisement général. Anelka est parti, mais sur un ton cordial, en ayant pu dire au revoir. On descend donc à l’entraînement, et on découvre des joueurs qui refusent de s’entraîner, et qui manquent assez frontalement à leurs obligations, à tous égards. Je ne veux pas les enfoncer, ça fait dix ans, je ne suis pas là pour ça. Mais je pense qu’ils ne se sont pas rendu compte de la portée de leur geste. Ils savaient ce qu’ils faisaient, il ne faut pas les infantiliser non plus, mais je ne pense pas qu’ils aient mesuré l’impact sur l’opinion publique et leur propre image. À la limite, ils nous auraient dit le matin : « On veut manifester notre solidarité à l’égard d’Anelka, on n’est pas content, c’est inadmissible, etc. », je pense qu’ils auraient pu trouver une manière différente de faire. Là, le côté opération devant les caméras du monde entier, lors d’un entraînement public ouvert aux gamins d’Afrique du Sud… le choix de la cible était raté.

À quel moment savez-vous que vous allez démissionner ?Je n’ai évidemment pas prémédité ce geste. D’autant plus que je n’avais pas l’idée, cinq minutes avant, que nous serions dans cette situation. (Rires.) Je me suis senti piégé. Pas en tant que Jean-Louis Valentin, mais j’ai senti que la fédération, les dirigeants étaient piégés par les joueurs et qu’il n’y avait plus de possibilité de discuter dans ces conditions. Certains ont pensé qu’ils allaient pouvoir discuter et faire changer les joueurs d’avis. Pas moi. Le matin, une heure avant, on aurait pu discuter, trouver une solution. Mais là, dès lors qu’ils n’ont pas mis leurs crampons et qu’ils reviennent ostensiblement dans le bus, qu’ils s’engueulent avec Duverne… Il y avait un affront direct à la fois aux obligations de la FIFA, à la fédé, à l’encadrement. Pour moi, c’était terminé, il n’y avait plus moyen de discuter. On était pieds et poings liés devant les caméras du monde entier. J’ai eu une réaction intuitive, peut-être un peu épidermique. Peut-être parce que j’ai eu une autre vie, une autre expérience avant le football, j’ai vu assez vite que c’était indémerdable. Je me suis dit : la seule attitude possible pour un dirigeant est de dénoncer une attitude qui reste inacceptable, quelle que soit l’affection qu’on a pour les joueurs. Il fallait dire les choses, c’est pour ça que je les ai dites. Il fallait se distancier et ramener les joueurs à leurs propres responsabilités. En tout cas, c’est comme ça que je l’ai vécu et pensé. Mais ça se passe en quelques secondes. Je me suis dit : « Je n’ai plus rien à faire là, je ne peux plus rien faire. »

Comment vivez-vous votre démission devant toutes ces caméras ?C’est un moment d’une très grande violence. C’était violent, car la situation est exaspérante. Quand vous avez passé des mois et des années à essayer de mettre les joueurs dans de bonnes conditions et que vous arrivez à cette situation, c’est une très grande déception, pour ne pas dire plus. D’autant qu’elle est jointe à une déception sportive, car même en difficulté, l’équipe de France restait l’équipe de France, il y avait beaucoup de talent dans cette équipe et l’espoir qu’il suffisait de pas grand-chose pour faire un beau parcours. Sur le moment, je me dis que je prends un risque. Un risque d’être ridicule déjà, parce que si finalement les joueurs avaient fait l’entraînement, je serais peut-être passé pour l’idiot du village. Et je me dis aussi que je fais quelque chose qui n’est pas dans les codes du monde du football. Il y a une part de risque, mais j’ai le sentiment que je fais ce que je dois faire compte tenu de ma personnalité. C’est un geste que je ne regrette pas. J’ai toujours assumé, et j’assume encore. J’ai le sentiment d’avoir cassé quelques codes, et le monde du football n’aime pas trop être dérangé dans ses modes d’action. Pour eux, il n’y avait peut-être pas lieu d’en faire autant, il aurait fallu rester à sa place sagement. Mais à un moment, on ne peut plus être sage, on ne peut plus supporter des choses qu’on juge inacceptables. Je me suis souvent posé la question : qu’est-ce qu’on aurait pu faire pour les faire sortir du bus ? Et je sais que je ne suis pas le seul : tout le monde a essayé, et personne n’y est arrivé. C’est la preuve que la place des dirigeants n’était pas à discuter dans ces conditions. Avec le recul, sans doute y a-t-il eu un défaut dans la manière dont ils ont été informés de ce qu’il s’est passé le samedi. Sinon, il n’y aurait pas eu ce dénouement.

Ma démission a été un moment d’une très grande violence.

Vous avez déjà revu cette séquence ? Oui, je l’ai revue beaucoup de fois. (Rires.) Ce qui me frappe, c’est que ma réaction paraît très spontanée, on voit que ce n’est pas préparé. Certains m’ont dit que je pleurais, je ne pleurais pas. J’ai la voix enrouée parce que je viens de monter la colline avec les journalistes aux trousses. Y a un aspect émotionnel fort, j’ai un peu le souffle coupé, c’est l’histoire qui s’accélère.

Le 17 août 2010, lors de la commission de discipline de Ribéry, Évra et Toulalan

Qu’est-ce qu’il se passe après ? Je pars, tout simplement. Je fais mon sac. Ça n’aurait pas eu de sens que je reste, donc je suis rentré à Paris. J’ai eu beaucoup de coups de téléphone : de Jacques Lambert, Noël Le Graët, toute une série de dirigeants. Je ne dirais pas qu’ils ont approuvé, mais un certain nombre ont compris. C’était une ambiance étrange. D’autant que c’était des gens que j’aimais et que j’aime toujours beaucoup. Ça me faisait quelque chose vis-à-vis des liens humains que j’avais tissés, mon intention n’avait pas été de les briser ni de mettre en difficulté la fédération, même si je l’ai peut-être fait incidemment.

Et les jours qui ont suivi, vous étiez dans quel état d’esprit ?J’ai suivi l’évolution de la situation pendant quelques mois. D’abord parce qu’il y a eu une séquence disciplinaire, et que j’ai été amené à témoigner de tout ce qu’il s’était passé. J’étais sans doute la personne qui avait le regard le plus objectif sur ce qui avait été fait et pas fait, y compris dans la préparation, la relation avec les pouvoirs publics, etc. Les jours qui ont suivi ont été pénibles pour la fédération et ont laissé des traces profondes et durables. Pour moi, l’équipe de France n’est véritablement sortie de Knysna qu’en 2016.

*Le samedi 19 juin, au surlendemain du match, le journal L’Équipe publie en Une un montage d’Anelka et Domenech entourés d’un épais brouillard, avec les mots suivants entre guillemets : « Va te faire enculer sale fils de pute ! »

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