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Iya Traoré, l’otarie de Montmartre

Par Christophe Gleizes
11 minutes
Iya Traoré, l’otarie de Montmartre

Chaque année, des milliers de joueurs talentueux disparaissent des centres de formation pour ne finalement jamais connaître le haut niveau. Originaire d'un petit village de Guinée, Iya Traoré a longtemps cru à une carrière professionnelle au PSG; avant de déchanter. Brisé par cet échec, il s'est finalement relevé en tant que recordman du monde de freestyle et légende urbaine de la ville de Paris.

Guinée, au début des années 90. Tout commence par quelques traits au sols, des éclats de rire et un fruit pelé. Il ne le sait pas encore, mais Iya Traoré jongle avec sa destinée. « J’ai beaucoup joué au football dans les rues de Conakry. C’est là que ma technique s’est forgée. On jouait avec une orange ; on enlevait la peau et on jonglait pendant des heures. C’est un petit jeu qui m’a beaucoup appris. » Aujourd’hui, Iya Traoré jongle toujours, seulement, le décor a changé. Un ballon bien rond a remplacé l’orange de ses débuts et les poussiéreuses artères de Conakry ont cédé place au Montmartre parisien. Le regard, lui, est toujours le même; un savant mélange de tension et de décontraction : « Je suis concentré, mais tout me vient naturellement, je n’ai pas de plans précis. »

En équilibre sur une barrière ou suspendu à son lampadaire, les yeux bandés ou la tête à l’envers, Iya Traoré redouble d’efforts pour satisfaire un public soulevé d’admiration et de curiosité. Tandis que crépitent les flashs intempestifs des touristes japonais, le ballon entame son monotone trajet aérien, doucement bercé par les pieds du freestyler. C’est une nouvelle lune qui se détache dans le ciel parisien, collée à son doigt. Soudain, le ballon se fait soleil; entame un vaste tour du monde avant de replonger dans un entrelacement de jambes croisées et recroisées. « Je fais ce que je veux, où je veux, quand je veux. Les figures viennent en fonction de mon humeur et de mon élément. Je suis sans contraintes. »

Mon royaume pour un ballon

Sans remords, sans contraintes mais pas sans regrets. La vie d’Iya Traoré est comme son ballon : elle a connu beaucoup de rebondissements. Avant d’enchanter les Parisiens par ses prouesses balle au pied, le gamin grandit à Kebeya, un petit village de Guinée. Là-bas, à l’aide de chaussettes roulées en boule ou de plastiques réutilisés, il commence son initiation au football, un sport qu’il ne lâchera plus jamais. Surnommé « Chabala » , en hommage au gardien Zambien disparu avec son équipe en 1993 lors d’un crash aérien, le petit Iya apprend d’abord à contrôler la balle de la main. À l’âge de huit ans, il commence ses études dans l’espoir de rejoindre ses parents partis en Europe et rallie la capitale où habitent ses cousins. « C’était un gros changement pour moi. La première chose que j’ai remarqué c’est qu’il y avait des terrains partout, avec plein de jeunes. Moi je n’avais encore jamais vu un vrai ballon. » Très vite happé par sa nouvelle passion, Iya rejoint son premier club, le Ibrahim FC, vers dix ans. « Au début c’était difficile, l’entraîneur de l’équipe ne me donnait jamais ma chance. J’étais tout le temps remplaçant, je rentrais parfois en match comme latéral ou comme gardien. » La situation l’énerve et le déjà très fier apprenti footballeur claque la porte du club. Il retourne alors jouer avec ses amis dans la rue. « C’est vraiment à ce moment que j’ai commencé à être bon. J’ai appris plein de techniques puisqu’ils étaient plus petits que moi, je cherchais toujours à les dribbler. »

Sa passion redouble lorsqu’il découvre pour la première fois chez son pote, qui a le satellite, quelques images de Diego Armando Maradona. « Je me suis tout de suite attaché à ce mec-là. Surtout, en le regardant j’ai commencé à vouloir un ballon en cuir ; je me suis dit : il joue pas avec des ballons pourris, si je veux lui ressembler il me faut un vrai ballon. Le problème c’est qu’on ne savait pas du tout comment s’en procurer un. » Iya regarde les prix – 40 000 francs guinéens – et désespère : « C’était impossible pour moi et mes amis, ça représentait des mois de travail. » Pourtant Iya commence à économiser ; pendant des mois il mange moins et multiplie les petites commissions. Généreux, ses parents exilés complètent l’addition. Le garçon se retrouve enfin avec un beau ballon, à la tête d’une petite équipe de quartier. « Un jour on jouait entre nous quand les gars du FC Ibrahim sont passés. Ils ont voulu faire un match, même s’ils disaient que je ne savais pas jouer. Je leur ai montré ce que je pouvais faire désormais et mon équipe de petits a gagné. Surpris, ils m’ont dit alors que j’avais bien progressé et ils sont allés voir le coach pour lui dire de me faire jouer attaquant. » Iya accepte en précisant bien qu’il n’entend pas être remplaçant.

Le jeune footballeur enchaîne les bonnes prestations ; il finit par atterrir à treize ans au FC Nabiba, « un très bon club de Conakry, avec des joueurs plus âgés, talentueux et costauds » . 13 ans, c’est aussi l’âge auquel il obtient ses papiers, grâce à son père, négociant en art aux puces de Clignancourt. Ce dernier ne goûte pourtant que peu la passion naissante de son fils. « Mon père n’a jamais aimé le football et m’a toujours dit qu’il ne voulait pas que j’en fasse. Pour lui, seules les études comptaient. » Revenu en Guinée chercher son fils, monsieur Traoré constate que l’engouement autour d’Iya est fort ; le joueur a même son petit fan-club qui le suit à tous ses matchs, notamment lors de la prestigieuse finale des inter-quartiers. Iya s’en souvient comme si c’était hier : « La partie commence et je ne vois pas mon père. Je suis déçu et pendant tout le match je fais de la merde ; on perd 1-0 à la mi-temps. Et là quand la seconde mi-temps qui commence mes potes en tribunes me crient que mon père est là. Je l’ai vu en tribunes, pour moi c’était incroyable, il n’avait jamais assisté à aucun de mes matchs. Direct, on m’a fait la passe, et là j’ai dribblé tout le monde, j’étais fou. J’ai envoyé sans réfléchir une grosse frappe en dehors de la surface et j’ai marqué. » Longtemps maudit dans cet exercice, Iya transforme finalement le pénalty de la gagne aux bouts une prolongation. Son père est impressionné. « On a gagné de l’argent et des ballons. J’ai voulu donner l’argent à mon père mais il m’a dit de le garder, que je l’avais gagné. » Le soir, le succès a goût de jus, de pain et de spaghettis pour le jeune talent et ses amis.

De Jimmy Briand à Ronaldinho

Novembre 2000, Iya débarque en France pour la première fois. « C’est pas un pays, c’est un frigo » sont ses premières pensées. « Je sortais jamais de la maison, j’avais tellement froid aux mains que je pouvais pas les bouger. » Il intègre le collège et l’ESP, un petit club de la capitale. Le printemps venu, il commence à se faire remarquer. « J’avais mes techniques qu’ils comprenaient pas, à l’Africaine. Ils me disaient tous que je faisais des dribbles bizarres. » Dès le mois d’avril, il fait un essai au Paris FC en excellence et est recruté. À la fin de la saison, le Stade rennais l’invite à ses détections et le fait participer à un petit tournoi. « Il y avait Jimmy Briand et Jacques Faty dans l’équipe; c’était énorme pour moi parce qu’ils venaient de gagner la Gambardella avec Landry Chauvin. » La motivation d’Iya est à son comble ; le jeune homme en fait même trop, quitte à se dépenser avant l’heure. « Pendant que les autres se reposaient, moi j’allais courir dans la forêt tout le temps. Ils m’ont dit de me calmer, que j’allais me cramer, mais moi, je ne les ai pas crus car je pensais que c’étaient des jaloux. Alors j’ai continué. Résultat, j’ai eu les jambes lourdes pendant tout le tournoi, je n’ai marqué qu’un seul but sur pénalty et l’entraîneur ne m’a pas gardé. »

Première déception et, tout de suite, premier rebond : encouragé par un ami, Iya Traoré décide d’aller aux essais du PSG. Il a 16 ans. « Personnellement j’y croyais pas du tout ; à l’époque il y avait Okocha, Ronaldinho qui venait de signer… Franchement ça me semblait trop gros. » Persuadé qu’il ne sera pas retenu, Iya joue sans stress, « normal » , « tranquille » , au milieu des 900 autres participants, selon son estimation. Dans son rôle de faux ailier il craint ne pas avoir convaincu car il n’a pas marqué. « À la fin, ils annoncent qu’ils ont retenu six joueurs et ils ont dit mon nom. » La suite est encore plus belle : « Ils m’ont directement surclassé avec les moins de 18 ans. » Iya joue toute la saison en DH avec les jeunes pousses parisiennes en tant que titulaire.

Les lois de l’attraction le forcent cependant vitre à redescendre sur terre. « À l’époque, j’étais en troisième et je devais absolument réussir mon brevet. C’était un vrai défi pour moi d’obtenir mon premier diplôme français, surtout que j’avais la pression de mon père qui m’a fait venir pour mes études. » Pris par les cours, obligé de travailler aux puces de Clignancourt avec son père négociant en art, Iya ne peut se consacrer pleinement à sa passion. Son assiduité à l’entraînement s’en ressent. « Quelquefois je venais pas à l’entraînement et l’entraîneur a cru que j’avais pris la grosse tête. Il me faisait quand même rentrer dès que j’arrivai aux matchs; je crois qu’il m’aimait bien, mais c’est vrai que mes absences m’ont pénalisé. À la fin de la saison j’ai reçu une lettre pour me dire que c’était fini. » Triste soirée. « J’étais tellement déçu, je ne l’ai montré à personne. Je me suis retrouvé sans club à ce moment-là, j’ai envoyé des centaines de lettres dans tous les centres de formation mais personne ne m’a accepté. Même Gueugnon m’a refusé. » Son autre match en revanche est gagné : il empoche sans encombres son brevet et se voit offrir un ballon par son père, qui devine sa peine. « C’était pour moi le signe qu’il était enfin ok pour le foot et qu’il me laissait jouer. À partir de là, j’ai eu un peu plus de temps libre. »

En roue libre

D’emblée inséparables, Iya et son ballon parcourent les rues de Paris dès qu’ils ont un moment. Le gamin se met à tripoter la balle en public, sans y penser. « J’ai vu que les touristes asiatiques commençaient à me prendre en photo, que les policiers en patrouille s’arrêtaient pour me voir jouer… J’ai alors commencé à me mettre au freestyle à 100%. » Il s’inspire en particulier d’un joueur, Ronaldinho, qu’il a pu admirer au Camp des Loges. « J’avais jamais vu ça ; c’était encore plus funky que Maradona. J’ai commencé à apprendre et à copier ses techniques. Il m’a beaucoup influencé. » Marqué par le sourire du brésilien, il lui demande un jour comment être bon techniquement. L’écart abyssal s’est-il comblé ? « La différence entre lui et moi, aujourd’hui, c’est que Ronnie s’entraîne au football, il est complet. Moi, j’ai le temps pour ne m’entraîner qu’au freestyle, je peux donc créer mon propre style et de nouvelles figures en permanence. »

Le fameux « tour du monde » du prodige enfin maîtrisé, Iya commence à récolter le fruit de son investissement et de son talent. « J’étais en train de jongler sur les Champs-Élysées. Je n’avais pas remarqué mais le vent avait fait rouler près de moi un petit pot de glace Haeggan Dazz vide. Les gens ont commencé à s’attrouper et à remplir le pot. Au bout d’un moment j’ai compris que l’argent m’était destiné. » Il rentre le soir même, 50 euros en poche, surpris et confus. « J’ai compté chez moi et j’ai eu peur de garder l’argent car je voulais pas que mon père pense que je l’ai volé. On habitait alors à Stalingrad, et c’était assez craignos, je voulais pas qu’il croit que j’avais traîné avec des mecs à éviter. » Le jeune footeux s’exporte rapidement à Paris-Plage, à Saint-Michel, à Notre Dame, au Trocadéro ou à Châtelet. Une période charnière. « Un journaliste du Parisien a fait un article sur moi quand j’étais à Paris Plage. TF1 m’a ensuite invité à leur émission Attention à la marche et j’ai accepté. » Le début de la célébrité. Les télés commencent très vite à s’enchaîner. Sur la légendaire émission de France 3 L’été de tous les records, Iya bat un premier record du monde avec 66 « Soleils » et entre au Guinness Book. Il finit ensuite deuxième de La France a un incroyable talent sur M6, battu en finale par deux enfants férus de salsa. Malgré ce revers relatif, Iya devient en quelques années une star mondiale de la discipline et voyage beaucoup pour faire des démonstrations. Consécration suprême, il est même convié à l’Elysée par le président Jacques Chirac qui veut une petite démonstration. « Jacques m’a serré la main bien fort et m’a félicité, j’étais très impressionné. »

Aujourd’hui, il est sept heures de l’après-midi, le soleil tape encore fort. Tranquillement installé dans l’herbe, à l’ombre des arbres qui bordent le Sacré-Coeur ; Iya est serein. Il compte se coller à son traditionnel numéro dans quelques minutes. On sent pourtant dans sa voix une once d’amertume. « C’est vrai qu’au fond de moi j’aimerai être joueur de football professionnel » , balbutie-t-il avant d’ajouter : « Je pense que j’en ai les qualités. Je sais qu’à 26 ans maintenant c’est difficile mais il faut me donner ma chance. Je suis ouvert à toutes les propositions à partir du niveau CFA. » Regard frustré et silence poli. Serait-il lassé de faire des roues et des pitreries ? « Non, surtout qu’il n’y a jamais deux spectacles identiques » , explique-t-il lentement. « J’aime le contact avec le public et surtout la liberté. Grâce au freestyle, j’ai aussi trouvé un moyen de donner le sourire avec un ballon, même si c’est en dehors du terrain. » Chapeau l’artiste. « Je ne suis pas un artiste, répond-il les yeux courroucés. Moi, je suis footballeur. »

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