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Il y a trente ans, le Cameroun hissait l’Afrique en quarts de finale du mondial
Un sélectionneur russe non francophone totalement inconnu au bataillon, un attaquant sorti de sa retraite deux ans après son jubilé et une équipe de crève-la-dalle distribuant des taquets aux quatre coins du pré. C'est avec ce cocktail pour le moins hybride que le Cameroun s'est contre toute attente payé l'Argentine de Maradona, la Roumanie de Hagi et la Colombie de Valderrama pour devenir la première sélection africaine de l'histoire à disputer un quart de finale de Coupe du monde. Entre préparation controversée, interventions présidentielles, sorties shopping et affaire de primes, retour avec cinq héros de l'époque sur une folle aventure comme le foot africain savait déjà très bien les écrire il y a trente ans.
Casting :Joseph-Antoine Bell : Gardien passé par Marseille, Toulon, Bordeaux et Saint-Étienne. Aligné 50 fois dans les buts camerounais entre 1976 et 1994, il a disputé trois Coupes du monde avec les Lions indomptables.Jean-Claude Pagal : Bouillonnant défenseur formé à Lens, il a porté les couleurs, en France, de La Roche-sur-Yon, Martigues et Saint-Étienne, et le maillot de la sélection camerounaise à 17 reprises.André Kana-Biyik : Milieu défensif ayant évolué à Rennes et au Havre, il a disputé 42 matchs et inscrit 8 buts avec la sélection camerounaise entre 1986 et 1994.Thomas Libiih : Milieu de terrain compilant 13 sélections (1989-1994) et deux participations à la Coupe du monde avec les Lions.François Omam-Biyik : Attaquant passé par Laval, Rennes, Lens, Marseille et Châteauroux. Appelé 75 fois (1986-1998) avec les Lions indomptables, pour lesquels il a disputé trois Coupes du monde et inscrit 45 buts, dont celui face à l’Argentine le 8 juin 1990.
Juillet 1988. Le Soviétique Valeri Nepomniachi, qui parle français comme une vache espagnole, succède à Claude Le Roy sur le banc des Lions indomptables.
François Omam-Biyik : Personne ne le connaissait à son arrivée. Comme tout le monde au Cameroun, j’avais été surpris. Un Soviétique, qui n’avait jamais entraîné à l’étranger, qui ne parlait pas un mot de français, cela avait de quoi intriguer. Je ne sais plus trop ni pourquoi ni par qui il avait été choisi, mais à l’époque, l’URSS était une nation de football réputée. Je garde de lui un bon souvenir. Oui, il était très dur, très exigeant, mais il n’était pas fermé. Il savait écouter les joueurs. À la fin, c’est lui qui tranchait, mais le dialogue était possible. Je me rappelle que Claudius, son traducteur, avait tendance à assouplir les propos des uns et des autres quand il traduisait. Si un joueur disait à propos du coach « il m’emmerde », il trouvait une autre expression. Pareil quand le sélectionneur avait des mots trop durs pour l’un d’entre nous. (Rires.)
Jean-Claude Pagal : Je pense qu’il comprenait très bien le français, mais se cachait derrière Claudius, son traducteur. C’était le meilleur moyen pour lui d’établir une distance avec nous et d’avoir un temps de réflexion.André Kana-Biyik : Les Russes n’étaient généralement pas très ouverts, mais il était quand même assez jovial, blagueur. Il aimait ses joueurs, mais il était très directif. Quand il disait quelque chose, il fallait le faire. Il aimait que le travail soit bien fait. C’était un passionné, avec qui j’ai eu de très bons rapports. Aucun joueur de cette époque-là ne s’en est plaint. FOB : On travaillait beaucoup physiquement avec lui, beaucoup moins tactiquement. Il avait compris que pour exister face à nos adversaires en Coupe du monde, il était obligatoire d’être au top physiquement, car on allait beaucoup courir.
Janvier 1990, Algérie. Battu deux fois en trois matchs de poules, le Cameroun, vainqueur de l’édition 1988, quitte la CAN dès le premier tour.
FOB : Notre CAN fut une catastrophe. Nous étions les tenants du titre, mais nos esprits étaient tournés vers la Coupe du monde, et il y a eu un excès de confiance. Le Cameroun faisait pourtant partie des favoris. AKB : Je ne peux pas expliquer la raison exacte de ce naufrage. Il y a des moments comme ça où ça ne passe pas. Nous n’étions pas dedans d’entrée, et nous sommes sortis aussitôt.JCP : Certains comme moi n’avaient pas eu de préparation. On arrivait directement des clubs, et il n’y a pas eu de temps mort. Moi, je n’arrive qu’au deuxième match, on perd, on sort au premier tour, c’est nul, il n’y a rien d’autre à dire. Après un désastre pareil, on fait profil bas.FOB : Sans doute n’avions nous pas vraiment pris conscience que la CAN servirait à préparer la Coupe du monde. Les critiques ont été très dures, mais finalement, cette CAN ratée a encore plus resserré les liens entre les joueurs. On a fait la part des choses. Personnellement, je n’ai pas eu peur que cette CAN annonce une Coupe du monde désastreuse. Car ce groupe se connaissait bien, on était ensemble depuis plusieurs années, on avait gagné la CAN en 1988. AKB : Le sélectionneur argentin était venu et avait dit à la presse : « Je n’ai rien vu… » Ça nous a motivés à aller au-delà de nous-mêmes, pour montrer que l’homme africain peut se surpasser dans les moments difficiles. Cette contre-performance nous a remis les pieds sur terre et la tête à l’endroit, et nous a aidés à nous remobiliser, pour ne pas être ridicules pendant la Coupe du monde. En fait, ces propos désobligeants ont augmenté notre détermination, notre volonté.
Mai 1990. Le groupe retenu par Valeri Nepomniachi débarque à Sarajevo (ex-Yougoslavie) pour y préparer la Coupe du monde. Un stage marqué par la quasi-éviction de Joseph-Antoine Bell.
AKB : Ce stage, il fallait le vivre pour vraiment savoir ce que c’était. (Rires.) Ce n’était même pas un stage de football, mais un stage commando. D’ailleurs, on nous a dit après que Nepomniachi était un ex-militaire. Aucun d’entre nous n’avait déjà fait une préparation aussi dure et intense. Mais on savait que si on surmontait cette épreuve, il y aurait quelque chose de beau au bout.
JCP : C’était une grâce de jouer une Coupe du monde, un rêve, alors on a travaillé comme jamais. C’était l’armée. Cette préparation était complètement différente des autres. C’était dur : on sort d’une saison, on a quelques jours de repos et on repart pour un mois à fond. Je ne sais pas comment on a fait pour ne pas se blesser.AKB : Nous étions comme des bêtes, des lions comme on nous appelle ! Le Cameroun était parmi les équipes les mieux préparées. Ça nous a aidés pendant la compétition. Au niveau physique, nous n’avions aucun problème, peut-être plus au niveau tactique ou technique. Déjà que les Camerounais ne s’avouent jamais vaincus, alors si le mental et le physique s’allient… Même si un Caterpillar avait foncé vers nous, ça ne nous aurait pas fait peur !FOB : C’était très spécial. Non pas au niveau de l’ambiance entre nous, qui était très bonne. Les conditions d’hébergement n’étaient pas dignes d’une équipe qualifiée pour la Coupe du monde. Au niveau des équipements, c’était n’importe quoi. Je m’entraînais avec les tenues du Stade lavallois. Et les autres joueurs devaient aussi travailler avec les équipements de leur club. Les dirigeants de la fédération ne croyaient pas en nos chances en Italie. Alors pourquoi mettre des moyens pour une sélection qui venait de rater sa CAN et à qui on promettait le pire ?
AKB : C’est vrai que les conditions matérielles étaient incomparables avec celles des équipes européennes.FOB : Joseph-Antoine Bell était l’un des plus anciens de la sélection et l’un de nos porte-paroles. Un jour, dans une interview accordée à un média français, il s’était insurgé de nos conditions d’hébergement en Yougoslavie. En réaction, des membres de la délégation voulaient qu’il soit exclu de la sélection. On a alors fait bloc et fait passer le message suivant : « Si Bell est viré, on part tous. »
AKB : Joseph est allé très loin. D’ailleurs, même après le match contre l’Argentine, les gens au pouvoir voulaient encore le chasser. Tous les joueurs étaient dans le bus, sauf Joseph. On a interdit au chauffeur de démarrer tant qu’il n’était pas avec nous.FOB : Tout cela a eu pour effet de renforcer nos liens. Comme l’affaire des primes.JCP : Je n’étais pas là pour l’argent, mais ce qu’on nous proposait comme primes n’était vraiment pas très intéressant. Disons que ça représentait un repas pour une personne au Fouquet’s. Je ne sais pas si vous vous rendez compte, mais la veille du match contre l’Argentine, on était encore debout à deux ou trois heures du matin pour négocier. En même temps, on était ensemble. AKB : Cette histoire de primes, c’était délicat, très dur moralement. C’était assez tendu, il y a eu beaucoup de menaces, mais on était tellement soudés qu’on n’a rien laissé passer.FOB : Nous avons fait front pour obtenir une prime de participation et des primes liées à nos résultats en phase finale. Comme ils ne croyaient pas en nous, les dirigeants avaient accepté de fixer un montant assez élevé en cas de match gagné. Ils ne pensaient pas qu’on irait aussi loin. (Rires.)
Mai 1990. Un peu plus de deux ans après son jubilé international, Roger Milla effectue son retour au sein de la sélection camerounaise.
FOB : À l’époque, Roger jouait à La Réunion (à la JS Saint-Pierroise, N.D.L.R.). Il marquait des buts, et l’hypothèse de son retour en sélection nationale s’est posée. Le chef de l’État, Paul Biya, y était très favorable. Et Roger est revenu. Il a beaucoup travaillé pendant la préparation.
JCP : Roger, quand il vient, ce n’est jamais en vain. Il est déterminé. Un monsieur comme ça, le laisser à la maison, c’est quand même dommage. Et puis, à 38 ans, on n’est pas vieux.AKB : On ne nous a pas demandé notre avis. Roger était sorti de lui-même de l’équipe nationale et on s’était qualifiés sans lui. Tout le monde n’était pas forcément content, mais il a prouvé par son boulot qu’il méritait d’être là et a fermé les bouches des sceptiques.FOB : Son retour a peut-être provoqué quelques inquiétudes chez ceux qui pourraient être en concurrence avec lui. Moi, je l’ai vu revenir très sereinement. J’avais déjà joué avec lui. Dans le système mis en place par le coach, il y avait un seul attaquant de pointe et j’étais titulaire. Mais le retour de Roger était à mes yeux une bonne chose. Il avait certes 38 ans, mais beaucoup d’envie, d’expérience. Il a une forte personnalité. Il semblait évident qu’il pourrait nous apporter, et cela s’est vu.
AKB : Après, c’est quand même Roger Milla qui arrive. Comment tu vas faire pour le mettre sur le banc ? Certains avaient peur de perdre leur place, d’autant qu’il venait pour être titulaire. Mais s’il l’avait été, je ne crois pas qu’il aurait eu ce rendement. Il aurait été fatigué par les défenseurs. Alors que quand il entrait, avec son intelligence et son sens du jeu, il connaissait déjà les failles de la défense et savait comment leur faire à l’envers. JCP : Roger me rappelle Bebeto. Bebeto, c’est la copie de Roger Milla, mais on a beaucoup plus encensé Bebeto, à cause de ce problème de mélanine qui nous colle à la peau. Les adversaires ne l’ont pas sous-estimé : ils l’ont ignoré. Mais Roger, si tu lui fais le moindre cadeau, quand il touche le ballon, tu es dans la merde !
8 juin 1990, Milan. En match d’ouverture de la compétition, le Cameroun, pourtant réduit à 9, signe le premier exploit de ce mondial en dominant l’Argentine de Diego Maradona, championne du monde en titre.
FOB : Au moment du tirage au sport, on nous prédisait le pire, avec l’Argentine, la Roumanie et l’URSS comme adversaires. Alors, imaginez après notre CAN ratée… Mais l’avantage que nous avions sur les Argentins, c’est qu’on savait tout d’eux. Et eux ne savaient sans doute pas grand-chose de nous. Je me rappelle qu’avant le match, tout le monde s’attendait à une victoire très large des Argentins, 3-0 au minimum. AKB : Devant nous, c’était l’Everest. Mais on s’était préparés à en faire l’ascension.FOB : Lors de l’échauffement dans une salle, nous sommes arrivés, et les Argentins étaient très décontractés, un peu hautains. Ils semblaient très sûrs d’eux. Alors, on s’est mis à chanter très fort et on a vu que cela les avait un peu étonnés. Du coup, ils ont quitté la salle d’échauffement.AKB : Quand on a lancé nos cris de guerre, on a senti une certaine peur chez eux. À ce moment-là, on se dit qu’il y a quelque chose à faire. On a gagné la bataille psychologique.JCP : Il fallait être présents d’entrée. On leur est rentrés dedans tout de suite. Pour nous, c’était clair : entre l’homme et le ballon, un seul des deux peut passer ! Joseph-Antoine Bell : On faisait beaucoup de fautes, on avait une équipe de caractère. Notre opposition à nos dirigeants pour cette histoire de primes montrait d’ailleurs notre détermination ! Mais au-delà de la tactique, il y avait un réel surpassement de soi, une véritable force mentale. On était en sur-régime physique et psychique.FOB : On savait que les Argentins auraient le plus souvent le ballon. L’idée, c’était de tenir le plus longtemps possible. Physiquement, nous étions prêts. On a joué dur, c’est vrai. On a mis des coups. Ils n’étaient pas encore au top et ne s’attendaient pas à une telle résistance de notre part. On a commencé à prendre confiance, à tenter des gestes. Quand André Kana-Biyik se fait expulser, on peut craindre le pire. Sauf que deux minutes plus tard, on marque ce but un peu improbable. Il y a ce coup franc pour un gaucher. Et c’est Emmanuel Kundé, un droitier, qui le tire. Je saute plus haut que Sensini, Pumpido rate sa sortie, et je marque de la tête. Pas le plus beau but de ma carrière, c’est vrai. Mais tellement important…
AKB : François (son frère cadet, N.D.L.R.) m’a sauvé la mise ! J’étais en train de prendre ma douche quand soudain, j’entends crier. Je mets ma serviette autour du bassin, je sors du vestiaire, et je vois les carabinieri jubiler au pied de la tribune. Je ne contrôlais plus rien, c’était incroyable, et en même temps j’avais de la peine pour eux, car je les avais laissés en infériorité numérique face à une équipe incroyable.
FOB : Derrière, on se bat comme des fous pour conserver cet avantage. Les Argentins sont évidemment vexés, ils mettent la pression, et quand un autre joueur est expulsé (Massing) à dix minutes de la fin, on sait qu’on va encore plus souffrir. Mais on tient. On était comme shootés. L’Argentine aurait pu attaquer pendant encore deux jours sans marquer. Mais ce match, si on le joue dix fois, on le perd neuf fois ! (Rires.)
JCP : 1-0, c’est le score suprême. Il n’y a pas meilleur score dans la vie ! En plus, Diego Maradona nous dit : « Je vous attends en finale… » Cet homme est un dieu ! Alors quand vous l’entendez vous dire ça, quels doutes vous voulez avoir ?
AKB : À la fin du match, c’était extraordinaire. Ça criait, ça sautait de partout, des vestiaires jusqu’au bus, et ça s’est terminé à l’hôtel où nous attendaient des supporters. On a fait la fête avec eux, c’était énorme ! Ça a été dur de trouver le sommeil ce soir-là. Thomas Libiih : S’il n’y avait qu’une rencontre à retenir, ce serait celle-là. Elle est restée dans les mémoires, car tout le monde pensait qu’on allait se faire écraser. À l’arrivée, on gagne. C’est quelque chose d’incroyable. Nous les joueurs, on n’a pas pris conscience de l’ampleur de l’exploit. On s’est juste dit qu’on pouvait aller loin.JAB : Ce match a tout déclenché. On était une bande de gars soudés, motivés par la volonté de vendre chèrement la peau du lion. L’aventure ne faisait que commencer, mais même si on avait été éliminés en phase de poules, l’histoire était déjà écrite grâce à ce match.AKB : D’ailleurs, beaucoup de nos dirigeants, tant sportifs que politiques, disaient après cette victoire : « On peut rentrer, la Coupe du monde est réussie ! »
Victorieux de la Roumanie (2-1) lors de son deuxième match le 14 juin, le Cameroun concède une large défaite face à l’URSS quatre jours plus tard (0-4). Sans conséquence.
FOB : Les Roumains venaient de battre l’URSS (2-0). Je me rappelle qu’il y avait de très bons joueurs, surtout du Steaua et du Dinamo Bucarest. Nous, on sortait d’une victoire héroïque face à l’Argentine, avec donc un surplus de confiance. AKB : Après la victoire contre l’Argentine, nous avions conscience que les données avaient changé. Il fallait continuer sur cette lancée, rester sérieux, rigoureux, et ne rien laisser à nos adversaires. Surtout que la Roumanie n’était pas n’importe qui. JCP : Quelle équipe, la Roumanie ! Ils avaient un joueur incroyable, Gheorghe Hagi.FOB : Les Roumains ne nous prennent vraiment pas de haut et ce sont eux qui ont les meilleures occasions. Mais on arrive à se montrer dangereux, et à l’heure de jeu, Roger Milla entre, et il nous débloque la situation en marquant deux buts.
AKB : Le coach nous avait dit de continuer de jouer et croire en nos capacités, et de capitaliser sur la confiance que nous avions acquise contre l’Argentine. Cette nouvelle victoire nous a encore plus boostés.FOB : Avec quatre points (à l’époque, une victoire en poules valait deux points, N.D.L.R.), la qualification était toute proche. Sauf qu’on a failli tout perdre face aux Soviétiques (0-4). À deux buts près, on était éliminés. Il y a eu un relâchement.
AKB : Le jour même du match, nous étions dans le centre-ville de Bari pour faire les magasins et acheter des souvenirs. Il y a eu un laisser-aller, un peu de désintérêt pour ce match, c’est vrai.JCP : Personne n’était dedans. Il fallait gagner deux matchs pour se qualifier, après on n’avait plus rien à prouver… Pour nous, c’était un match d’entraînement. On était juste là parce qu’il fallait être là. FOB : Après ce match, les plus anciens comme Bell, Milla, Kundé ou Nkono ont remis les têtes à l’endroit, en nous rappelant qu’on aurait pu tout gâcher lors du troisième match.
23 juin, Naples. En huitièmes de finale, les Lions indomptables dominent la Colombie (2-1) grâce à deux buts de Roger Milla, sorti du banc.
FOB : La Colombie, c’était le type d’adversaire qui nous convenait plutôt bien. Les Soviétiques et les Roumains pratiquaient un football rapide. Celui des Colombiens était plus lent. De notre côté, nous ne ressentions pas de fatigue. Même si les organismes étaient émoussés, nous étions portés par nos victoires. On ne faisait pas la fête, on restait très concentrés. Les familles venaient le jour du match, elles restaient une nuit et repartaient le lendemain. On savait qu’au pays, c’était l’euphorie. Ce match face à la Colombie, il se joue lors de la prolongation, avec les deux nouveaux buts de Milla, dont celui, mémorable, qu’il inscrit après avoir piqué le ballon dans les pieds d’Higuita.TL : Milla avait vraiment envie de jouer, mais le coach l’a mis sur le banc. Il lui a dit, en le faisant entrer, que ce match était pour lui. On savait que si on tenait le coup, il ferait le boulot devant. Il fallait le protéger, travailler pour lui, il avait des qualités incroyables. Un génie.JAB : Milla a usé de toute sa malice accumulée durant sa carrière et a su faire preuve de roublardise pour faire la différence. À cet instant, on a connu notre summum niveau émotion. Parce que c’était un match à élimination directe, et qu’on allait en quarts de Coupe du monde, quand même !AKB : Cette victoire face à la Colombie démontre au monde entier que ces petits Africains, là, qui ont l’habitude d’être ridicules, à partir d’aujourd’hui, il faudra les prendre au sérieux.
TL : C’est bien sûr le plus grand exploit du continent africain en matière de foot, devant le Sénégal 2002 ou le Ghana 2010. Le niveau était haut, à l’époque. Cela a permis à l’Afrique de grandir et de se faire une place dans le football mondial. Ce qu’on ressentait ? De la joie, de la joie, de la joie… nous venions de nulle part, nous n’étions pas attendus. C’était fabuleux.JCP : On est considérés comme des héros parce qu’on a fait ce que nos frères n’ont pas su faire avant. Mais il faut quand même se souvenir qu’en 1982, le Cameroun quitte la Coupe du monde sans perdre un match. Ils rentrent à la maison parce qu’on leur refuse un but contre l’Italie. Donc c’était une surprise énorme pour les autres, mais pas pour nous à cette époque-là.
1er juillet. Le Cameroun devient la première équipe africaine à disputer un quart de finale de Coupe du monde, contre l’Angleterre.
TL : La veille, le discours, c’était : « C’est bien les gars, l’Afrique n’a jamais connu ça, mais il faut s’arrêter maintenant. On n’a plus d’argent pour payer les primes. » Du coup, on n’avait plus vraiment la tête au foot. On n’était pas préparé pour faire face à ça, on manquait d’expérience. C’est vraiment dommage parce qu’on aurait pu aller en finale et même l’emporter. On aurait pu avoir les Allemands à l’usure !
JAB : Il n’y avait pas d’unité entre les joueurs et ceux qui nous entouraient. Ils ne souhaitaient clairement pas nous voir gagner et tentaient de nous diviser. Quand on faisait des réunions dans ma chambre, on sentait qu’il n’y avait aucune osmose avec les dirigeants. On n’a jamais avancé dans le même sens, alors que la victoire finale était franchement accessible !FOB : Les Anglais étaient prenables, j’en suis toujours convaincu. Ce match, à sept minutes près, on le gagne. Ce jour-là, on réussissait presque tout. On mène 2-1, et on continue à attaquer, alors que si nous avions reculé, je pense qu’on conservait notre avantage. D’ailleurs, c’est sur une contre-attaque que les Anglais obtiennent le penalty qui leur permet d’égaliser. Mais on était tellement bien physiquement, techniquement… AKB : À 2-1, on aurait dû fermer la boutique, mais personne ne nous a rien dit. Nepomniachi et ses adjoints étaient tellement obnubilés par la beauté du match qu’ils en ont oublié de donner les consignes.JCP : Il aurait fallu ne pas s’oublier et mettre toutes nos occasions pour ne pas avoir de regrets…FOB : Franz Beckenbauer, le sélectionneur de l’Allemagne, avait dit que le Cameroun n’avait pas vraiment de système – ce qui était vrai – et que nos adversaires étaient un peu perturbés par ça. Bref, à 2-2, on croit encore en nos chances, bien sûr. Mais il a ce penalty, lors de la prolongation, qui nous fait mal. On tente de revenir à égalité, mais ça ne rentre pas.AKB : À l’époque, quand il était mené, le Cameroun pouvait jouer une semaine sans égaliser. Mais à 2-1, si on avait joué comme contre l’Argentine, les Anglais ne seraient pas passés. Après la Colombie, tout le monde était euphorique, et ce quart, ce n’était que du bonus. Sur le coup, on ne s’en est pas trop rendu compte, mais c’est en revoyant le match à la télé qu’on s’est dit : « Oh putain, on aurait dû passer. » Les grandes équipes n’auraient pas continué à attaquer.
FOB : Il y a beaucoup de déception, mais la fierté l’emporte. Personne ne croyait en nous, et on atteint les quarts de finale. Trente ans après, j’ai donc surtout un sentiment de fierté : le Cameroun est la première équipe africaine à avoir atteint les quarts de finale d’une Coupe du monde.TL : Personne ne nous attendait là, mais on était costauds. On avait un groupe moyen au niveau de la qualité pure, c’est vrai. Mais on était vraiment heureux d’être ensemble et on communiquait énormément. Et on savait mettre le pied ! On était hyper déterminés tout au long de la compétition, mais ce n’était pas si facile, car on avait passé trois mois sans nos familles. À la fin, c’était un peu long.
2 juillet. Les joueurs effectuent leur retour au Cameroun, où ils sont accueillis en héros.
JCP : En Italie, on était dans un cocon. Mais tout le pays était uni derrière nous. On n’en a réellement pris conscience qu’après la compétition. Au Cameroun, c’est simple : il y 25 millions d’habitants et 25 millions de sélectionneurs. À l’époque, il n’y avait plus de vie au pays dès qu’il y avait un match. Toute la famille, y compris la maman, connaissait chaque joueur sur le terrain. Il y avait un engouement énorme autour de nous.FOB : Nous étions pressés de rentrer au Cameroun. Il y a d’abord eu une escale à Douala. L’accueil fut extraordinaire. Même chose à Yaoundé, avec une réception au palais présidentiel. Trente ans plus tard, je sais que nous avons laissé une trace dans l’histoire de la Coupe du monde… AKB : Des jours fériés ont été décrétés au pays. À notre retour, c’était énorme. Il y avait tellement de monde… À Yaoundé, c’était vraiment incroyable. Rien qu’à y penser, j’ai la chair de poule.JCP : Quand j’ai repris la saison avec Saint-Étienne, tous les joueurs adverses me saluaient avant le match. De telles marques de reconnaissance, c’est beau. Encore aujourd’hui, dans la rue, quand les mamans me voient, c’est « Ah, Pagal ! » Elles racontent notre histoire à leurs enfants et petits-enfants. Nous ne sommes peut-être pas des héros au sens européen du terme, associé à la victoire, mais nous sommes tout de même des héros.
AKB : On est à jamais les premiers en Afrique, et ça, personne ne peut nous l’enlever. C’est une fierté d’appartenir à ce groupe qui a écrit l’histoire du football camerounais et africain. Je peux marcher la tête haute, et quand je suis quelque part en présence d’Eto’o, Drogba et autres, je n’ai pas à baisser la tête devant eux parce que je sais que ma contribution au foot africain a été plus grande que la leur.
1er juillet 2020. Trente ans après cette première, seules deux sélections sont parvenues à égaler la performance camerounaise.
JCP : Quand on y pense, ce n’est pas normal que ce parcours soit exceptionnel. La France, qui ne compte que 65 millions d’habitants, joue avec 80% de blacks et gagne la Coupe du monde. Il y a un milliard d’habitants en Afrique et on est incapables de gagner. C’est qu’il y a un problème quelque part, un problème de fond.AKB : Moi, ça ne m’étonne pas, vu la façon dont les fédérations gèrent le foot en Afrique… Il y a trop de tensions, et les équipes nationales ne sont jamais sereines quand elles vont en CAN ou à la Coupe du monde. Il y a toujours du favoritisme ou de la corruption, et les équipes ne peuvent pas se préparer au mieux dans tout ce bazar.JAB : J’aurais voulu que cette épopée soit exceptionnelle dans la continuité, que ça lance le Cameroun. On n’a pas su travailler pour rester au top. Or le travail, c’est le fer de lance de tout. Nous, on s’est reposés sur ce résultat, sans rien faire. Quand c’est arrivé, on pouvait être fiers. Mais ça ne nous a rien appris. Je commence à avoir honte de faire partie du foot camerounais.
JCP : Nous faisons avec ce que nous avons, nous ne construisons pas pour gagner. Le sport est une économie incroyable, mais les pays africains n’en sont pas conscients. Tant qu’on n’aura pas compris qu’il faut faire des efforts, on n’avancera pas.JAB : Déjà, on a oublié que la tête doit précéder les muscles. Il n’y a jamais eu de responsable pour définir un programme, après ce mondial. Avec une analyse sereine, il faut donner à chacun son rôle. Or, on n’a jamais essayé de réfléchir à pourquoi et comment on avait construit cette épopée. Les joueurs de haut niveau, on les a. Mais on les a toujours eus. Avoir de bons footballeurs, ce n’est pas une fin en soi. Car les bons résultats, ce n’est pas simplement disposer de bons footballeurs.TL : Ce qui me surprend et m’ennuie le plus, c’est qu’on n’ait pas progressé au niveau structurel. Nos dirigeants continuent de préparer une compétition internationale comme s’ils préparaient un petit départ en week-end. Il y a trop d’improvisation. Ce n’est qu’au dernier moment que l’on cherche des hôtels, qu’on prend des billets d’avion. On gère encore les primes avec du cash. Il n’y a aucune progression. On a toujours les mêmes travers. C’est quand même grave.AKB : Aujourd’hui, c’est la même chose qu’en 1990 : on a des dirigeants qui ne pensent qu’à leur gueule, qui ne se rendent pas compte des efforts des jeunes pour qualifier le pays et donner des points FIFA au pays et au continent.TL : Depuis 1990 jusqu’en 2014, les Camerounais ont souvent fait grève. C’est quand même affligeant. On dresse un constat d’échec en ce qui concerne notre équipe dirigeante. C’est une forme de mafia. On veut garder un certain pouvoir, du coup les mêmes personnes restent en place au détriment des personnes compétentes.JAB : C’est dommage qu’on n’ait tiré aucune leçon, aucun profit de cette aventure. Après avoir été 5e mondial, le Cameroun se contente de la 50e place, et les dirigeants vous disent que tout va bien. On n’est pas près de revoir une telle épopée, au Cameroun.
Propos recueillis par Alexis Billebault, Simon Butel et Florian Cadu