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Il était une fois le Ghana de Nkrumah
Le 6 mars 1957, le Ghana rompait avec le colon britannique, en proclamant son indépendance. À sa tête jusqu'en 1966, Kwame Nkrumah s'affirmera à la fois comme un dirigeant impitoyable, tancé pour ses dérives dictatoriales, et un penseur visionnaire, qui croyait en la possibilité d'une Afrique unie, puissante et libérée des dérives du néo-colonialisme. Une utopie dont le plus iconique porte-voix sera l'équipe du Ghana, les Black Stars, doubles champions d'Afrique en 1963 et 1965 et symboles revendiqués d'une sélection qui représente non pas une nation, mais un continent tout entier.
Ce 6 mars 1957, Kwame Nkrumah a sans doute quelque chose de monumental en tête. Le Ghana, son pays natal, dont il milite activement pour l’indépendance depuis dix ans, est enfin libre. Le colon britannique s’est officiellement retiré, après plusieurs décennies de mise sous tutelle. Nkrumah, dont le parti, le CPP (Convention People’s Party) a remporté les législatives de 1956, prend alors les manettes du pays, en qualité de Premier ministre. Il en deviendra le président en 1960, à la suite de l’introduction d’une nouvelle constitution. La lutte contre la pauvreté, le développement des infrastructures et des transports comme de l’instruction publique, sont autant d’objectifs annoncés par le nouveau chef d’État. Mais Nkrumah ne pense pas pouvoir mener ce combat seul. Sa vision du Ghana se conjugue avec celle de l’Afrique. Panafricaniste convaincu depuis ses études aux États-Unis, le nouvel homme fort du Ghana croit en la possibilité d’une Afrique solidaire, économiquement, socialement et culturellement, pour faire du continent une grande puissance émancipée du XXe siècle. Des États-Unis d’Afrique en somme. Une vision d’un futur unifié que Nkrumah tentera de cristalliser à travers une sélection, la sienne, celle du Ghana. Retour sur l’une des plus terribles et grandioses épopées de l’histoire du football africain.
Nouveau Ghana, nouveau football
La révolution du football ghanéen débute en 1957. Nkrumah en est alors convaincu : le ballon rond et plus globalement le sport « peuvent jouer un grand rôle dans le développement de l’unité et de la compréhension entre les régions du Ghana… Grâce aux compétitions internationales avec d’autres États africains, le sport peut aussi fournir une base nécessaire de compréhension mutuelle, qui peut grandement aider à la réalisation de notre idéal d’unité en Afrique. Les jeunes d’Afrique, en se réunissant dans le domaine du sport dans les autres pays, apprendront ce que nos aînés ont été empêchés d’apprendre – à savoir que tous les Africains sont des frères ayant un destin commun. »
Dès 1957, il entame la réforme de la Fédération ghanéenne de football, dont il nomme président un de ses proches collaborateurs, Ohene Djan (qui deviendra aussi ministre des Sports en 1960). En 1958 se déroule le premier championnat d’envergure nationale, qui regroupe deux équipes des quatre municipalités du pays, Accra, Kumasi, Sekondi et Cape Coast. En parallèle, le Ghana intègre la FIFA et la CAF, en 1958 puis 1960, officialisant son entrée dans l’arène du football des nations. C’est aussi là que l’équipe nationale, avec l’appui de Nkrumah, se voit renommée Black Stars, un surnom qui n’évoque pas le Ghana seul, mais le continent africain tout entier.
Saga africa
Cette sélection d’un genre nouveau va rapidement s’affirmer comme l’équipe nationale la plus globe-trotteuse du continent. Le but ? Utiliser les Black Stars pour célébrer la nouvelle autonomie et la confraternité qui caractérisent les nations africaines. En septembre 1962, les Black Stars sont par exemple envoyés en Ouganda, pour participer à une compétition célébrant l’indépendance du pays, qui sera officialisée le mois suivant. Là-bas, ils battent le Kenya 6-3 lors de leur premier match, avant de défaire le pays hôte 4-1 en finale.
En décembre 1965, à peine plus de deux semaines après leur victoire en Coupe d’Afrique des nations face à la Tunisie, les Ghanéens sont envoyés au Kenya, pour disputer des matchs célébrant le premier anniversaire de la libération du pays. « Nous, les joueurs, nous nous sentions parfois fatigués et aurions préféré ne pas honorer certains de ces matchs, concédait l’international ghanéen Kofi Pare. Mais une fois que Nkrumah l’ordonnait, on n’avait pas le choix, il fallait y aller. J’avais toujours mon passeport, 100 dollars et un costume repassé dans ma chambre, pour être prêt à partir n’importe quand. »
Nkrumah veille également à ce que soient organisés annuellement des matchs contre d’autres nations africaines nouvellement indépendantes, comme la Sierra Leone et le Nigeria. C’est aussi sous l’impulsion de Nkrumah et de son ministre des Sports, Ohene Djan, que les pays adhérant à la CAF décident de boycotter les qualifications à la Coupe du monde 1966, alors que pas une seule place n’est encore automatiquement réservée aux nations du continent africain en phase finale du Mondial. Un front commun qui paie, puisque, à partir de 1970, une place sera attribuée à un pays africain. « Nkrumah voulait dire au monde entier qu’il existe un continent appelé l’Afrique et que ce continent pourrait rivaliser avec n’importe quel autre continent dans le football, expliquait l’ex-sélectionneur ghanéen Ben Koufie. Il a ainsi utilisé le football pour créer des liens dans toute l’Afrique, mais pour que ça marche, il devait aussi s’assurer que les Black Stars du Ghana brillaient sur le plan sportif. »
Shine like a Black Star
À cet effet, Nkrumah envoie de nombreux anciens internationaux de la Gold Coast (l’ancien nom du Ghana, quand il était encore sous domination britannique, N.D.L.R.) se former au coaching en Europe.
Entre 1958 et 1962, pour confronter les Blacks Stars aux exigences du très haut niveau, Nkrumah et la Fédération ghanéenne organisent aussi plusieurs matchs amicaux de prestige, en faisant venir à Accra l’Austria de Vienne, le Fortuna Düsseldorf, Blackpool, le Dynamo et le Lokomotiv Moscou et même le Real Madrid de Di Stéfano et Puskás (tenu en échec, 3-3). Les Black Stars effectueront également des tournées européennes en jouant des matchs en Union soviétique (face au Dynamo Moscou), en Allemagne de l’Ouest ou encore en Angleterre. La progression et la confrontation sportive n’est néanmoins alors pas le seul objectif recherché, comme l’expliquait l’ex-international et sélectionneur Charles Gyamfi, vainqueur de trois CAN sur le banc ghanéen, en 1963, 1965 et 1982 : « Nkrumah venait nous parler, pour nous conseiller… Ce qu’on faisait n’était pas seulement taper dans une balle, c’était aussi un geste politique. Où que nous allions pour jouer des matchs, si nous étions battus, on se retrouvait entre équipiers, on se regardait et on se disait : Qu’est qu’on a fait ? Qu’est-ce qu’on va dire à Nkrumah ? »
Les Blacks Stars de Nkrumah, qui enquillent ici quelques bières entre deux matchs.
Footballeurs de la République
C’est néanmoins la création d’un club, les Real Republicans, qui aura surtout permis au Ghana de Nkrumah de régner sur le football africain des années 1960. Alors qu’il rêve de panafricanisme et d’unité continentale, Nkrumah doit aussi recoller les morceaux de son pays, très divisé ethniquement et régionalement.
En 1961 est ainsi créé le club des Real Republicans. Une formation complètement à part, dont l’effectif est composé de deux joueurs sélectionnés dans chaque équipe du championnat national, choisis par le gouvernement. Évidemment, les autorités optent presque invariablement pour les meilleurs éléments de chaque formation. La crème de la crème des joueurs du pays, et donc de la sélection, se retrouve ainsi à évoluer dans le même club, toute l’année. De quoi maximiser l’esprit d’équipe, la mise en place tactique et les automatismes collectifs. « Nkrumah s’intéressait beaucoup au football, relatait l’ex-international ghanéen Cecil Jones Attuquayefio, joueur des Republicans de 1963 à 1965. C’était un homme de football de part en part et il avait beaucoup d’idées sur le développement du jeu… L’idée était de garder les joueurs nationaux dans une même équipe et qu’ils aient en même temps la possibilité de jouer pour les Black Stars. »
Champions en 1963, mais surtout quadruples vainqueurs de la très populaire Coupe du Ghana pendant quatre années de rang, les Real Republicans seront la colonne vertébrale de la triomphante sélection ghanéenne, qui remporte consécutivement la CAN sur ses terres en 1963, puis en Tunisie en 1965. Là encore, la formation des Real Republicans a aussi une portée symbolique et politique : « C’est aussi parce que le pouvoir voulait encourager les Ghanéens de tout le pays à s’identifier aux Real Republicans, que la stratégie de recrutement du club a impliqué de sélectionner deux joueurs de chaque équipe de la ligue nationale » , note ainsi l’historien du sport Paul Darby, auteur d’un article universitaire sur la politisation du football ghanéen sous la présidence de Nkrumah.
Real Republicans et fausse démocratie
Paradoxalement, le modèle de recrutement et de fonctionnement des Republicans sera aussi l’illustration dans la sphère sportive de l’autoritarisme du régime de Nkrumah, qui précipitera sa chute. Systématiquement pillés de leur meilleurs joueurs, les autres grands clubs ghanéens et leurs supporters dénoncent les dérives d’une équipe identifiée comme celle du gouvernement. La popularité de Nkrumah, au beau fixe lors de l’indépendance du pays en 1957, ne résistera pas à son exercice dictatorial du pouvoir. Déjà capable de régner par décret depuis 1960, Nkrumah instaure le monopartisme, avant de s’autoproclamer président à vie en 1964. Il avait depuis été largement fragilisé par l’effondrement des prix du cacao en 1961, un pilier de l’économie ghanéenne (le Ghana est encore aujourd’hui le deuxième producteur mondial de cacao, derrière la Côte d’Ivoire, N.D.L.R.) ce qui l’avait conduit à faire emprisonner de nombreux grévistes et opposants politiques.
Nkrumah, ici avec Gamal Abdel Nasser, le second président de la République d’Égypte de 1956 à sa mort.
Dans la sphère footballistique, c’est l’Asante Kotoko Sporting (la plus populaire et la plus titrée des formations du pays avec les Hearts of Oak, un club d’Accra) qui se fait le porte-voix le plus critique de Nkrumah et de ses Republicans.
Club fortement identitaire, le Kotoko est à très grande majorité supporté par les Ashantis, une ethnie partisane d’un Ghana fédéraliste et demandeuse d’une autonomie régionale beaucoup plus approfondie que celle que leur offrait le régime hyper centralisé de Nkrumah. « D’après les comptes-rendus des journaux d’époque, il est évident que lorsque le Kotoko jouait, il était perçu comme représentant l’ensemble de la nation Ashanti plutôt que comme l’équipe de la municipalité de Kumasi, la capitale de la région, pointe le professeur de science politique Kevin Fridy, auteur d’un article sur la politisation du Kotoko. Les descriptions des matchs entre le Kotoko et les clubs liés à d’autres groupes ethniques illustrent cette tendance. Dans un article couvrant un match de 1939 entre Accra Standfast et le Kotoko, les mots « Ga » (une autre ethnie ghanéenne, N.D.L.R.) et « Ashantis » sont utilisés tout au long du compte-rendu, pour décrire les fans des clubs. »
En 1962, le Kotoko, lassé de se voir subtiliser ses meilleurs joueurs par les Republicans, menace ainsi de boycotter le championnat. « La Fédération de football ghanéenne a réagi en interdisant le club de jouer à domicile pendant la première moitié de la saison, explique Paul Darby. Cette décision a renforcé la perception que le football était lui aussi devenu une extension de l’autoritarisme de Nkrumah. »
La chute
Au début de l’exercice 1963-1964, le Kotoko menace une nouvelle fois de boycotter le championnat, en dénonçant le calendrier des matchs, favorable aux Republicans selon les dirigeants du club ashanti. Même la victoire du Ghana lors de l’édition 1965 de la CAN, le second de suite dans l’épreuve, ne pourra pas sauver Nkrumah. Le 24 février 1966, son régime est renversé, sans aucune résistance, par un coup d’État militaire. Nkrumah, condamné à l’exil, ne pourra plus jamais rentrer au Ghana et mourra, esseulé, à Bucarest, le 27 avril 1972. L’échec et les dérives autoritaires de sa politique intérieure offriront dès lors un contraste saisissant avec sa pensée visionnaire d’une Afrique puissante et unie, symbolisée par ce qui fut peut-être la meilleure équipe des Black Stars de l’histoire. Footballistiquement, l’héritage des années Nkrumah perdura, puisque le Ghana atteindra encore deux fois la finale de la CAN, en 1968 et 1970. Finalement, c’est peut-être l’intellectuel kényan Ali Mazrui qui offrira le bon mot de l’histoire, en résumant en une phrase limpide le destin et l’héritage politique paradoxal de Nkrumah : « Il est devenu simultanément un héros africain et un dictateur ghanéen. »
Par Adrien Candau
Tous propos issus de "Let Us Rally around the flag : football in Kwame Nkrumah's Ghana", "Win the match and vote for me: the politicisation of Ghana’s Accra Hearts of Oak and Kumasi Asante Kotoko football clubs" et "Football and nation building in Ghana under Kwame Nkrumah, 1951-1966"