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Henri Émile : « J’emporterai beaucoup de choses dans ma tombe »
Cinq heures plus tôt, Henri Émile, 73 ans au compteur dont vingt-deux au plus près de l’équipe de France, fumait encore un cigare dans la salle de restaurant de l’hôtel où sont logés les anciens Bleus qu'il accompagne en Tunisie pour un match de gala. Il est 9h40, le bus pour l'aéroport part dans une heure, et l'intendant le plus titré du football français active ses neurones à grandes bolées de café. Rencontre avec un papy légendaire que la presse hexagonale avait un jour décrit comme « juste quelqu'un de bien ». Adéquat.
Cette nuit vous vous êtes couché à plus de 4 heures du matin. C’est quoi votre secret ?(Rires.) Mon secret ? C’est la passion. Un engagement total qui fait que je gamberge sans arrêt, mais je sais aussi avoir des plages de récupération. Le problème, c’est que j’ai le sommeil un peu haché. Je sais déjà que dans le car tout à l’heure (pour aller à l’aéroport, ndlr), je ne vais poser de problèmes à personne. Si je ne conduis pas, je suis capable de m’assoupir n’importe où. Dans l’avion, c’est là que je récupère le mieux.
Vous fonctionniez pareil plus jeune ?Pareil. Ce qui était fort en stage, c’est que j’allumais mon téléphone en pleine nuit quand des trucs me venaient en tête. Et je notais. Le lendemain matin, avec tous les sélectionneurs avec qui j’ai été, on faisait le débrief. Il y en a certains qui aimaient courir, comme Aimé Jacquet, alors à 6h30 on partait en footing. Et les problèmes que j’avais pu ressentir dans la nuit trouvaient une solution dans cet effort à deux. C’étaient des moments qui amenaient une sérénité, si tu veux. À moi-même et à tout le monde, indirectement.
Vous aviez couru le 12 juillet 1998 au matin, celui de la finale ?Oui, à 6h30. Nous avions gardé nos habitudes. En revanche, ce qui était nouveau, c’est qu’Aimé avait programmé un entraînement alors qu’on n’en faisait jamais les matins de match.
Le fameux où vous faites travailler aux joueurs les coups de pied arrêtés offensifs.Il a insisté en disant que les Brésiliens étaient placés en zone, mais qu’il ne suivaient pas le joueur dans l’action. Donc il y avait un bon coup à jouer. Et le hasard a voulu qu’on marque deux buts de la tête par Zidane, où on voit qu’il n’est pas suivi.
Quand vous couriez, c’était en silence ? Le matin de la finale, on échangeait certains trucs. Il y a des choses qui me semblaient importantes, je les annonçais. Lui-même faisait pareil en fonction de ce qu’il ressentait. On a parlé de la famille, de pas mal de trucs.
Vous parliez tactique ?Non, les problèmes tactiques, on les abordait ensemble à l’entraînement. Ce n’est pas ça qui te travaille le plus.
Ce sont les choix. Quand on avait des listes à faire, qu’on te demande ton avis, c’est important de penser que tu ne te trompes pas, parce que la déception pour celui qui n’est pas pris peut avoir des effets assez énormes, sur l’homme, sur sa carrière. Tu ne peux pas t’en foutre. Il y a tout un côté humain qui fait que je n’aurais jamais pu être sélectionneur, parce que le sentimental n’existe pas. Parce que si le sentimental prend le pas sur ta décision, elle n’est pas logique. Moi, je n’aurais pas été capable de décider, par rapport à des gens avec qui j’avais des attaches. Par exemple, on disait toujours « ton fils, c’est Youri Djorkaeff » . J’aimais le joueur, son style, etc. (Il boit plusieurs gorgées de café.) Moi, dans une liste, c’était le premier que je mettais. À un moment donné, tu n’es pas objectif. On a tous des affinités, mais certains savent passer au-delà, alors que pour moi, c’était beaucoup plus dur.
À chaque fois que l’on vous lit en interview, on vous fait parler des autres, raconter des anecdotes. Si bien que finalement, on en sait assez peu sur vous.Ouais, bah ce n’est pas plus mal. Ça ne me gène pas du tout.
Vous avez grandi dans quel environnement ?Un environnement familial sportif et naturel. Une mère à la maison, un père qui travaillait, on était quatre enfants. On avait le plaisir d’être au bord de la mer parce que nés à Montpellier de grand-parents pêcheurs, j’étais à Palavas où j’ai passé toute ma jeunesse. J’avais un parent qui tenait les pédalos, donc toutes les vacances je les passais à la plage à m’occuper des pédalos. J’ai toujours eu beaucoup de copains, beaucoup de copines. À 18 ans, j’étais maître-nageur là-bas. C’était une période où les gens ne savaient pas beaucoup nager, donc j’avais pas mal de travail. Déjà à l’époque, j’échangeais avec beaucoup de monde. Même si on dit que dans le milieu du foot tout est artificiel, j’ai besoin du contact d’autres personnes pour pouvoir m’exprimer.
Joël Bats pêchait à Clairefontaine…Oui, Jo, ça lui libérait l’esprit. Aujourd’hui, il y a plus de golfeurs que de pêcheurs, je pense. C’est un peu le même esprit : la concentration que tu peux avoir sur quelque chose te libère l’esprit d’une pression que tu peux avoir en tant que joueur.
Vous avez toujours eu une relation particulière avec Henri Michel.On nous appelait Starsky et Hutch, on était tellement potes…
On a passé notre diplôme d’entraîneur professionnel ensemble, on a été à l’INSEP pendant deux ans, on était tout le temps ensemble. Donc quand Henri Michel est viré (en 1988, ndlr), logiquement j’aurais dû l’être aussi. Et Michel Platini – je m’étais occupé du centre qu’il avait créé avec Yannick Noah à Saint-Cyprien – se voit proposer le poste. Il répond : « Je le prends si Riton est avec moi. » Ça a été le moment le plus difficile de ma carrière parce que j’avais l’impression de trahir Henri Michel, mais je n’avais pas de raison de dire non à Platini. C’est Henri, super, qui m’a dit : « Pense à toi. Pense à ta famille. Moi je vais rebondir, je vais trouver autre chose. »
Et quand Platini a démissionné ?Gérard Houllier était son adjoint et il a pris le poste. Et m’a gardé. Pareil, il y a eu tout un enchaînement.
Vous avez beaucoup fait pour les joueurs au cours de votre vie, mais qu’est-ce qu’ils ont fait pour vous ?Ils ont toujours su me rendre un affectif. Ce qu’ils ont pu faire, ce n’est pas concret, c’est plus des présences. Quand j’ai fêté mes cinquante ans avec Loulou Nicollin dans une boîte de nuit près d’Aigues-Mortes, Laurent Blanc est venu. C’est ma femme qui l’avait eu au téléphone, il est venu avec son épouse alors que je ne l’attendais pas du tout. Je reçois beaucoup de coups de téléphones d’anciens aussi, beaucoup. C’est important parce que sur le plan humain, tu laisses une trace.
Vous dites que ce n’est pas concret, mais les joueurs vous ont aussi fait pas mal de cadeaux…J’en reviens à Zidane. C’était en… oh ça va me revenir, un match amical. Je reçois un coup de fil juste avant le dîner officiel, le jour du match. Il y a un dirigeant important qui tient une bijouterie et dont le fils aimerait faire une photo avec Zidane : « Est-ce que tu peux voir si c’est possible ? » Moi je vais voir Zizou, qui me dit : « Si on ne va pas à la réception et que tu es avec moi, ok.. Je l’organise. Et cette personne lui offre une montre en or. Tellement heureux. On sort, et en remontant à la chambre, Zizou me dit : « Riton, je suis heureux de te l’offrir. »
Est-ce que Bernard Pivot vous a envoyé Lire !, son dernier livre ? Son dernier, non. Mais Bernard Pivot, je l’ai souvent sollicité. J’ai commencé au Mexique quand on a été qualifiés pour les JO (en 1986, ndlr). Il nous avait fait tout un choix de livres, et puis on a continué en Suède (en 1992), il nous avait envoyé 300 ou 400 bouquins. Régulièrement dans les phases finales, il nous envoyait des livres, de tout. Il y avait des bandes-dessinées, des romans, même des livres un peu sexy. On avait une salle où on mettait les DVD et les bouquins, et les gars les prenait, les ramenait. TF1 nous filait beaucoup de cassettes, à l’époque.
Pourquoi l’avez-vous sollicité, la première fois ?Parce que c’était le mec à la télé qui te présentait les bouquins. Comme je savais qu’il aimait le football, je m’étais démerdé pour avoir son numéro et il m’avait répondu tout de suite. Il avait été super.
Ils étaient lus par qui, ces livres ?Les romans, pas grand monde. Mais les BD avaient du succès. Il y avait de bons lecteurs, Bruno Martini je me souviens qu’il mangeait pas mal de bouquins. Joël (Bats) aussi, encore un gardien de but. C’est peut-être inhérent au poste. (Rires.)
Comment occupez-vous vos journées entre deux coups de fil aujourd’hui, depuis votre départ du staff de l’équipe de France en 2012 ?J’aime faire un peu de bateau en Camargue, l’été. Bateau à moteur, hein, monter les voiles c’est trop chiant. Avant, je faisais faire du ski nautique à mes gosses, des choses comme ça. Sinon des balades avec mon épouse. On bouge beaucoup. Mercredi, je pars pour un tournoi en salle organisé par la fac de droit et d’économie du sport de Limoges. J’ai été conseiller technique régional là-bas dans le temps, donc je vais retrouver des amis, rester deux jours… J’ai une vie où tu n’as plus la pression du boulot. Il me reste la découverte et je réponds aux sollicitations amicales avec beaucoup de plaisir.
Vous avez déjà raconté toutes vos anecdotes : Trezeguet à Tignes qui vous appelle à 3 heures du mat’ pour venir fêter la naissance de son gosse en buvant un coup, Jacquet qui dort avec sa femme et la Coupe du monde au soir de la finale… Il y a des histoires qui disparaîtront avec vous ?(Il sourit.) Oh bah il y a beaucoup de choses que j’emporterai dans ma tombe. Mais ce que j’emporterai surtout, je n’en reviens toujours pas de ça, ce sont tous les échanges que j’ai pu avoir grâce à mon métier. C’était pas un métier d’ailleurs, pour moi c’était une passion. Et j’étais payé pour une passion, c’était fabuleux. Un régal. C’est mieux que celui qui se fait chier toute la journée dans son boulot. Ce que je regrette maintenant, c’est la distance avec la Fédération, le fait qu’à la différence de grands clubs ou beaucoup de pays, tu n’aies pas les anciens joueurs ou les membres du staff qui puissent jouer un rôle. Indirectement, hein, il n’est pas question de donner des leçons à tout le monde. (Quelqu’un lui remplit son verre de vin.) Merci. C’est comme en médecine, on ne voulait pas connaître ce qui s’est fait avant. Le gars arrive, il vient d’avoir son diplôme, « avant c’était que des conneries, maintenant grâce à moi on va réussir » . C’est ce qui me gêne. Que l’histoire ne se perpétue pas à travers un accueil des anciens.
Comme quoi ?Regarde hier, les anciens internationaux ont visité un orphelinat. Il y a une image que tu donnes, une présence que tu donnes, un plaisir que tu donnes à ces gosses. Tu peux aussi le faire en France, tout ça. Et la Fédé devrait s’appuyer là-dessus.
Avec le recul, est-ce que vous regrettez certains de vos comportements ?Des écarts de comportement il y en a toujours. Ce que j’ai donné comme éducation à mes gosses, c’est toujours deux choses :
le respect du personnel et des installations. Il y a eu des incidents quelques fois, j’ai fait repayer à un joueur la moquette de sa chambre à Clairefontaine parce qu’il était venu avec les crampons pourris de terre. Je citerai pas le nom, mais j’avais marqué le coup. Combien de fois j’ai empêché le bus de partir pour que les gars remontent dans leur chambre pour la ranger… Il y en avait de partout, comme font les jeunes, tu vois. Mais non, je ne le regrette pas. Le personnel mérite notre respect pour ne pas avoir à tout ramasser par terre. Ça faisait partie de l’éducation que le sport doit donner, si les parents ne l’ont pas donnée ou si eux ne l’ont pas acquise. Même si ce sont des internationaux.
Propos recueillis par Théo Denmat, à Sfax