IL Y A 60 ANS, LA FINALE DES POTEAUX CARRÉS: LA TOUTE PREMIÈRE DU NOM.
Il est 18 heures 55, ce mercredi 31 mai 1961, Il y a de cela exactement 60 ans, autant dire hier, lorsque, après le lancement de la speakrine de service, retentissent sur l'unique chaîne de la RadioTélévision Française, dans la salle déjà bien remplie, les premières mesures du célèbre Te deum de Marc-Antoine Charpentier, devenu, depuis la retransmission de la cérémonie du couronnement d'Elisabeth II le 2 juin 1953, l'hymne officiel de l'Eurovision.
Nous sommes en direct du stade Wankdorf de Berne, où va avoir lieu, à 19h, commentée par Jean Quittard, la finale de la 6ème coupe d'Europe des clubs champions, qui va opposer les Portugais du Benfica Lisbonne aux Espagnols du Football club de Barcelone.
Horaire pas vraiment adapté pour les élèves qui quittent le collège à 18 heures après l'étude, beaucoup de foyers ne possèdant pas de téléviseurs chez eux. Mais l'UEFA n'en a cure.
Le football n'est qu'un bouche-trou parmi les programmes, puisque aussitôt après le match est programmé le magazine littéraire « Lecture pour tous » au cours duquel Cyril Hanouna, l'officiel Monsieur culture de la RTF, placé par le pouvoir en place, reçoit l'essayiste Nabilla Benattia pour sa dernière œuvre tant attendue « Non, mais allô quoi ? », l'historien Bobby Schanno pour son ouvrage « Onanisme et nazisme chez les enseignants du secondaire » aux éditions du Quizz, le jeune philosophe dont on parle beaucoup, Alain Finkelkraut pour son dernier opus « Taisez-vous pauvre conne ! », le troublion de la gauche libertaire et prolétaire Pascal Praud pour son brûlot « Mais à la fin, c'est insupportable, on ne peut plus rien dire ! » et l'ex star du ballon rond reconvertie en brillant journaliste Alain Proviste pour son autobiographie «Top 5 minimum: ma vie, mes listes».
Il y a moins de matchs télévisés par an qu'un lundi soir ordinaire de nos jours.
Le football français commence sa longue traversée du désert. En ces temps-là, une défaite est jugée prometteuse, un nul est salué comme un exploit retentissant et une victoire est considérée comme un quasi-miracle.
Les trois icônes rémoises du foot français, Just Fontaine, Roger Piantoni et Raymond Kopa terminent leur carrière en bleu, contraints et forcés, à seulement 27, 30 et 31 ans.
Le Sade de Reims vit les dernières heures de son âge d'or. Après avoir atomisé les modestes luxembourgeois de la Jeunesse d'Esch 11 à 1 en score cumulé, Il se font sortir en huitièmes par les Anglais du FC Burnley (4-3).
Après novembre 63 avec Reims-Feyenoord, il faudra attendre mars 75 et St Etienne-Chorzow, pour retrouver un club français en quarts de finale de la C1.
l'AS Monaco est sacré champion de France pour la première fois de son histoire et Sedan et sa mascotte Dudule remportent la coupe de France en battant Nîmes olympique, l'éternel loser.
La France du général de Gaulle a eu peur. On a frôlé de peu le putsch d'un « quarteron de généraux en retraite »
Le couple Kennedy est en visite à Paris.
Hormis Johnny Hallyday, l'idole des jeunes, les «stars» du rock (ou plutôt un ersatz de rock 'n' roll) où la ringardise le dispute à la honte, ont pour noms évocateurs et bien craignos: El Toro et les Cyclones, Rocky Volcano et ses Rock'n'Rollers, Johnny Cotorep et ses Cartes vermeilles , Sandro Lobez et les Trollers, Kit Fisteur et ses Matelassiers, Elji Haz et les Fumeurs de Chichas (dont l'unique disque « Comme même » reste introuvable et indisponible même en streaming), Polster et ses Vieuxgrognards, Danny Boy et ses Pénintents, Dany Logan et les Pirates, Vic Laurens et les Vautours, Dick Rivers et les Chats sauvages, Eddy Mitchell et les Chaussettes noires, Richard Anthony (surnommé le Tino Rossi du rock puis du twist, c'est dire la mobilité et le dynamisme du bonhomme), Long Chris et les Daltons, Frankie Jordan, José Salcy et ses Jams, Larry Greco, Danyel Gérard et son éternel chapeau à la con, Dany Fisher.
Dalida, Maria Candido, Gloria Lasso, Los Machucambos, Dario Moreno et Bob Azzam apportent une touche exotique de pacotille, essentielle dans les après-midi dansants.
Les danses d'après le rock 'n' roll ne durent qu'un seul été, quelques semaines voire le temps d'un disque: hula hoop, twist, hully gully, madison, surf, mashed potatoes, locomotion, watusi, swim, slop, stroll, snap, letkiss, jerk et j'en passe.
Mais revenons au foot. Les Catalans sont donnés largement favoris depuis qu'ils ont éliminé, 4 à 3, le Real Madrid, favori et quintuple vainqueur de l'épreuve, en huitièmes, à l'issue de deux confrontations très controversées selon l'ensemble des observateurs neutres.
Après avoir facilement disposé du Spartak Hradec Králové en quarts 5 à 1, il leur faut, en revanche 3 matchs pour venir à bout du Hambourg SV de Uwe Seeler.
Outre le gardien Antoni Ramallets qui va être le héros involontaire de la soirée, Barcelone possède avec László Kubala, l'homme aux trois équipes nationales, les Hongrois exilés Zoltán Czibor et Sándor Kocsis, de l'Espagnol Luis Suárez et du Brésilien Evaristo d'un quintette offensif qui hormis celui du Real ne craint personne en Europe.
Luis Suárez, le ballon d'or 1960 aura une longévité peu commune, étalée sur plus de six décennies de carrière.
Le Benfica est une équipe qui monte en flèche. Ce n'est pas encore celle d'Eusebio. Le Mozambicain, âgé de 19 ans, vient tout juste de débuter en équipe première, le 23 mai, huit jours avant la finale. Il a claqué un triplé. Mais à Berne, il ne joue pas. On le verra un mois plus tard en finale du Tournoi de Paris face au Santos de Pelé. Souvenir inoubliable pour les heureux spectateurs et téléspectateurs.
Composé exclusivement d'internationaux portugais, ce groupe n'en est pas moins déjà impressionnant avec, en vedette, l'avant-centre et capitaine Jose Aguas. A 30 ans, il est déjà une légende du club benfiquiste. Mais le véritable mythe se trouve sur le banc de touche. Bela Guttman, fascinant personnage et grand voyageur, né dans un empire disparu, l'Autriche-Hongrie, est un révolutionnaire au plan tactique doublé d'un redoutable meneur d'hommes.
Ce soir-là, le Barça n'a de cesse de se tirer des balles dans le pied. Une véritable autodestruction, à l'image du but contre son camp de Ramallets. "Ils ont marqué trois buts et nous leur en avons donné deux, et l'un est totalement de ma faute. Sur le match, ils ont quatre occasions et marquent trois buts", a raconté le gardien de but dans les années 2000. Tout avait pourtant biencommencé avec l'ouverture du score de Sandor Kocsis à la 21e minute. Mais dix minutes plus tard, les Portugais marquent deux fois en 90 secondes, dont le fameux csc de Ramallets. Peu après la pause, le troisième but signé Coluna achève la bête rouge et bleue.
Le Barça aurait pourtant pu surmonter ces errements, s'il n'avait pas été victime d'une invraisemblable poisse, heurtant les poteaux à cinq reprises en seconde période, dont deux en une poignée de secondes lorsqu'une frappe de Kubala est repoussée par le montant gauche... puis le droits. Maudits poteaux… carrés.
"Toucher une fois le poteau, soit, mais cinq… A la fin du match, leur gardien, Alberto Pereira, est venu me voir. Il m'a dit 'Antoni, c'est le football, parfois la meilleure équipe ne gagne pas".
De ce match, il reste pourtant un chef d'œuvre, celui de Zoltán Czibor, auteur à un quart d'heure de la fin d'un but fantastique sur une volée du gauche pleine lucarne, des 25 mètres. Un joyau en pure perte. La cruauté du scénario a quelque chose de déroutant pour les deux Hongrois, buteurs du Barça ce soir-là. Sept ans plus tôt, dans ce même Wankdorf Stadium de Berne, Czibor et Kocsis avaient perdu l'autre match de leur vie, la finale de la Coupe du monde 1954 face à la R.F.A. Sur le même score, 3-2.
Superstitieux, ils avaient choisi avant le match contre Benfica de s'habiller dans le couloir, et non dans le vestiaire. Mais rien n'y a fait. La malédiction du Barça 1961 est un fardeau plus lourd encore pour eux que pour le reste de cette magnifique équipe.
Après cette finale les poteaux carrés seront remplacés par des poteaux ronds. Enfin, pas partout...
https://youtu.be/ItRWNATsaII