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Fenerbahçe-Larnaca : Quand la partition de Chypre se joue en Coupe d’Europe
Pendant que le Stade rennais reçoit ce jeudi soir le Dynamo Kiev, l’autre rencontre du groupe B de cette Ligue Europa risque de faire plus parler sur le terrain politique. En effet, elle oppose le club turc de Fenerbahçe au club chypriote de l’AEK Larnaca. Un match révélateur de l’histoire contrastée et des tensions actuelles entre l’île de Chypre et la Turquie. Avec en toile de fond le cas complexe de la République turque autoproclamée de Chypre du Nord, qu’Erdoğan souhaite à tout prix faire reconnaître comme un État à part entière. Décryptage.
« Les États-Unis, qui négligent et même encouragent les démarches du duo chypriote-grec qui menacent la paix et la stabilité en Méditerranée orientale, mèneront à une course à l’armement sur l’île avec cette démarche. » Le président de la Turquie Recep Tayyip Erdoğan a haussé le ton il y a quelques jours sur CNN Turk. En cause : la levée le 17 septembre de l’embargo des États-Unis sur les armes qui frappait depuis des décennies Chypre (à la condition que l’île empêche les navires de guerre russes d’accéder à ses ports). Si cette décision est saluée au sud par la République de Chypre, ce n’est pas le cas pour la République turque de Chypre Nord et de son allié la Turquie qui craignent une escalade militaire. Mais pourquoi cette île, d’une taille comparable à la Corse, située dans la partie orientale de la mer Méditerranée, est-elle divisée et engendre autant de tensions géopolitiques ?
Chypre, une île stratégique entre Grèce et Turquie
Chypre a en effet une histoire complexe de par sa position géographique et stratégique entre la Grèce et la Turquie. Durant l’Antiquité, l’île est sous domination grecque, mais au fil de l’histoire, elle va passer dans les mains de l’Empire ottoman à partir du XVIe siècle, et cela jusqu’en 1878. À partir de cette date, le territoire chypriote passe sous administration britannique sur la base de la Convention de Chypre, pour finalement être annexé en 1914. Toutefois, les Chypriotes grecs, groupe ethno-linguistique majoritaire dans le pays, sont insatisfaits du pouvoir colonial en place et vont être amenés à soutenir « l’Enosis », le mouvement pour l’unification politique entre Chypre et la Grèce.
Malgré des négociations entre gouvernements grecs et britanniques, cette union n’aura pas lieu. En conséquence, un fort mouvement nationaliste chypriote se développe dans la première moitié du XXe siècle, mais il s’agit là d’un mouvement divisé. Divisé entre les volontés divergentes des Chypriotes grecs (77% de la population chypriote dans les années 1950), qui souhaitent s’unir avec la Grèce, et les Chypriotes turcs (18 %) qui veulent la « Taksim », la partition de l’île en une partie turque et une partie grecque. Ces tensions ethniques, et une volonté d’en finir avec la domination britannique, entraînent la Guerre d’indépendance chypriote en 1955. Le conflit fratricide se termine le 19 février 1959 avec la signature des accords Londres-Zurich, établissant la République de Chypre, qui déclare son indépendance en 1960. Un accord qui voit le territoire de Chypre non partitionné et séparé de la Grèce. Un accord qui ne satisfait personne et qui entraîne une nouvelle série de violences à partir de 1963, amenant à d’importants déplacements des populations chypriotes-turques dans des enclaves. C’est le point de rupture : les Chypriotes turcs ne souhaitent plus être représentés dans la République.
La « ligne verte » : la fracture de l’île chypriote
La situation s’aggrave en 1974. Un coup d’État est organisé par les Chypriotes grecs et la junte militaire au pouvoir en Grèce. Cette action précipite l’intervention de la Turquie, qui veut protéger les intérêts de la minorité turque, et occupe le nord de l’île. Malgré un cessez-le-feu rapide, ce conflit fracture l’île, d’autant plus que la Turquie maintient une présence militaire au nord (et toujours présente encore aujourd’hui). Alors que l’ONU condamne cette occupation, la partition de Chypre s’accentue avec la proclamation en 1983 de la « République turque de Chypre du Nord », reconnue seulement par l’État turc.
Depuis, le conflit reste gelé et la « ligne verte » entre les deux États s’accentue et divise l’île. Bien qu’au niveau international seule la République de Chypre soit reconnue souveraine sur l’ensemble du territoire chypriote, elle est de facto divisée en deux parties : la République de Chypre contrôle 58 % de la superficie de l’île, la République turque autoproclamée de Chypre du Nord quant à elle 36%. Près de 4% de l’île est couverte par la zone tampon de l’ONU, le reste étant sous contrôle britannique avec deux bases militaires.
Qu’en est-il maintenant ? Plusieurs processus de réunification ont depuis été engagés, avec notamment le plan « Annan » de l’ONU en 2004. Un plan qui proposait la création d’un État confédéral, mais qui, bien qu’accepté par les habitants du nord de l’île, fut rejeté par référendum par la population, plus majoritaire, au sud. Une réunification qui ne cesse de s’éloigner, notamment depuis 2020 et l’élection d’Ersin Tatar, candidat nationaliste soutenu par la Turquie, à la tête de la République de Chypre du Nord. Pour Guillaume Perrier, grand reporter au service international du Point, « Tatar incarne le camp nationaliste turc, pro-annexion. Tatar n’est qu’une marionnette d’Ankara, et encore une fois comme les Turcs votent et qu’ils sont majoritaires au Nord, les Chypriotes (turcs) ne décident plus de leur sort aux élections locales. On semble plus proche d’une annexion officielle de la République de Chypre du Nord par la Turquie. La réunification de l’île est abandonnée. »
Le football comme révélateur des tensions turco-chypriotes ?
Dans ce contexte électrique, le match entre Fenerbahçe et l’AEK Larnaca peut dévier du terrain sportif. Le football est en effet un révélateur des tensions turco-chypriotes. Déjà en 1986, l’APOEL Nicosie avait été tiré au sort contre Beşiktaş JK pour un match de Coupe d’Europe. La première fois qu’une équipe chypriote affrontait une équipe turque dans une compétition européenne de football. Le gouvernement de la République de Chypre avait alors interdit à l’APOEL de jouer contre l’équipe turque, ce à quoi l’UEFA avait répliqué avec une exclusion de deux ans du club chypriote de toute compétition européenne. Depuis, au vu de la sanction, les rencontres entre clubs turcs et chypriotes ont continué à se poursuivre et ne sont pas interdites, comme cela peut être le cas pour d’autres pays (comme Arménie-Azerbaïdjan ou Kosovo-Serbie).
Toutefois, ce jeudi soir, le spectacle dans le Şükrü Saracoğlu Stadium d’Istanbul sera tant à scruter sur le terrain qu’en tribune, puisque la levée de l’embargo, évoquée précédemment, a relancé la détermination de la Turquie à ce que la République turque de Chypre du Nord soit pleinement reconnue. Une position défendue surtout par Erdoğan, plus que par la population turque, selon Dağhan Irak, maître de conférence à l’université de Huddersfield et auteur du livre Football Fandom, Protest and Democracy : Supporter Activism in Turkey, pour qui, durant le match, « il peut y avoir quelques manifestations pro-turco-chypriotes, comme les drapeaux de la « République turque de Chypre du Nord », mais pas une manifestation extraordinaire et surtout pas quelque chose dont Erdoğan peut profiter. »
Côté chypriote, il sera difficile pour les supporters de l’AEK Larnaca de donner de la voix dans le bouillant stade de Fenerbahçe. José Luis Oltra, l’entraîneur du club chypriote, a pourtant tenu à rappeler en conférence de presse que son équipe jouait « pour la fierté de(son)île, Chypre, dans une ambiance chaude et très compliquée ». Larnaca n’est en effet pas une ville chypriote comme les autres. Située non loin de la « ligne verte », elle aussi héberge l’Anórthosis Famagouste, club de réfugiés qui a été contraint à l’exil en 1974 à la suite de la scission chypriote et de l’occupation de Famagouste par les troupes turques. Pour Christophoro Mavrommatis, cofondateur du compte Twitter Football Chypriote France, « le club Larnaca et ses supporters ont les mêmes convictions que ceux de l’APOEL, de l’Anórthosis ou de l’Apollon Limassol : ils sont contre la réunification et n’hésitent pas à mettre en avant de nombreux drapeaux grecs dans les tribunes pour montrer leur attachement à la Grèce ». Surtout quand on sait que le nom du club (AEK : Athletiki Enosi Kition) fait référence à l’ancienne ville grecque de Chypre, Kition, située à Larnaca. L’emblème du club contient d’ailleurs l’image de l’amiral Kimon, stratège athénien mort vers 450 av. J-C en défendant Kition pour repousser les Perses de l’île. Déjà tout d’un symbole.
S’il ne peut tirer profit de cette confrontation, Erdoğan a su prouver par le passé qu’il savait instrumentaliser le football et le sport à son avantage, notamment avec le cas de l’Istanbul Başakşehir et de l’équipe nationale de Turquie. À cet égard, les éventuels duels gréco-turcs en football seront à anticiper, dans un contexte où Erdoğan durcit le ton face à la Grèce après la découverte de gisements d’hydrocarbures en mer Égée et qui font planer le doute d’un nouveau conflit armé en Europe.
Par Kévin Veyssière
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Propos de Guillaume Perrier, Dağhan Irak et Christophoro Mavrommatis recueillis par KV.
Cartographie : WikiCommons.