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Eden Hazard, un singe en hiver
L’affaire du ricanement fera office de prétexte, mais la disgrâce d’Eden Hazard au Real Madrid semble définitive. Il faut dire que quand on est joueur du Real Madrid, il y a des choses qu’il est interdit de faire.
Qu’on aime ou qu’on déteste, le Chiriginto – célèbre émission espagnole d’empoignades footballistiques – est une œuvre. Un joueur-phare – « l’autre Bale de la vida » pour parler comme Pedrerol, animateur-producteur-propriétaire de l’émission culte – s’est moqué de l’élimination du Real Madrid en demi-finales de Ligue des champions, dit-on. Ou pas. En tout cas, le gugusse n’aurait pas attendu le couloir (comme le font les autres) pour aller échanger deux ou trois rigolades avec ses anciens collègues de Chelsea. Pour le Docteur Pedrerol, spécialiste en imaginaire madrilène, l’attitude mérite une ordonnance façon puzzle. Pedrerol, nuque longue et cernes rampantes (vieux combo des habitués de comptoir sous ces latitudes), frotte ses mains. Face caméra, Josep dynamite, Josep ventile.
Au début, on pense qu’il s’adresse aux téléspectateurs hypnotisés par la terrible musique d’ambiance. Mais non, il s’adresse à quelqu’un d’autre : « Hazard… ! (Soupir.)Ça fait deux ans que tu te moques du madridisme. Surpoids, incapable de faire une seule différence…(Re-soupir.) » Il faut imaginer la photo un peu floue de l’éclat de rire coupable d’Eden en arrière-plan, et l’ingénieur du son mixant le son de la messe par-dessus. Le malheureux tente de ponctuer l’étrange syntaxe du journaliste de quelques « fiou », « pshhhh » ou bien « ffff » savamment dégainés comme on lancerait des fléchettes sur une poupée vaudou. Dans une ambiance tutoyant le sublime, l’Actors Studio continue : « Tu viens de te faire éliminer et toi, tu te marres ? Mais de quoi ? Tu te moques de tout le monde ? On peut parler de plein de choses, des changements dans l’équipe(…), mais ce qu’a fait Hazard… (Silence, suspense.)C’est très grave. » Bruit de tonnerre qui gronde. « Hazard… ne peut rester une seconde de plus au Real Madrid ! » Et tout à coup, sans aucune transition ni volonté même de ménager la moindre explication, Josep lance « Sandra ! » Sur une musique de discothèque d’aéroport, une bimbo fait son apparition dans l’arène. Un seigneur, comme prince de l’audimat.
Raúl, Casillas et Belmondo
C’est un peu brutal, c’est sûr. Mais il y a toute la folie du Real, dans le rictus nerveux d’Eden. La question a souvent été posée aux hommes qui passent par ce club. Le « Real Madrid, ce n’est pas du sport, c’est un cirque », a dit un jour Ferguson. Mais attention, ici, les rois ne sont ni les jongleurs ni les fauves. Encore moins les clowns. Au Real, il n’y en a en réalité que pour les contorsionnistes et les toreros. Ceux qui sont capables, après une telle déconvenue en Terre promise (c’est-à-dire en demi-finales de Ligue des champions), de s’adresser au public le visage dévasté et lui présenter ses excuses. Car la situation du Real Madrid est critique : 800 millions d’euros de travaux pour le stade (au lieu des 350 initialement prévus) qui pourraient bien frôler le milliard d’ici quelques mois, un effectif vieillissant, aucune promesse d’avenir (à part peut-être Valverde, et encore), une escadrille de picadors surpayés qui refusent la retraite et un projet de Superligue mort-né. Mais de Di Stéfano à Raúl en passant par Casillas, Ramos ou Ronaldo, l’adage est connu. On ne quitte pas le Real Madrid, c’est le Real Madrid qui vous quitte. Et, si possible, dans la solitude la plus totale.
De retour de Madrid, Belmondo le gueulait à juste titre dans Un Singe en hiver : « Un matador rentre toujours seul ! Plus il est grand, plus il est seul ! » Parce que la grandeur est une chose sacrée. Que ce soit les joueurs ou la direction, sachez que rien au Real Madrid n’est simple. On ne rigole pas, au théâtre ou aux Toros. On ne rigole pas, au Bernabéu. On ne rigole pas, au Real Madrid. On prie, on pleure, on crie. Mais on ne ricane pas. Non, ça, jamais. C’est la canaille qui se gausse pendant l’office. Dans un club au destin aristocratique, qui se veut l’antichambre du Ciel pour les plus fidèles, on ne fait pas l’économie de la grandiloquence (ou de la tartufferie, tout dépend du point de vue). On se souvient de Raúl présentant ses excuses après une humiliation à Alcorcón (en 2009), qu’il traînera comme un boulet jusqu’à son exil dans la Ruhr. On se souvient aussi de Casillas parti pour Porto par la porte de derrière et les larmes aux yeux (en 2015), sans qu’on sache vraiment ce qui lui était reproché.
Sauver le football, ou sauver le Real ?
C’est brutal, la grandeur. Parce que ça vient, ça vous porte aux cieux. Et puis tout à coup, ça s’arrête sans prévenir. Et on ne s’y fait jamais vraiment, à cette chute. Eden, lui, n’a jamais été porté aux nues parce qu’il souffre depuis son arrivée du complexe de l’imposteur. Pour remplacer Ronaldo (le boudeur), on attendait Mbappé ou éventuellement Neymar. On a eu Eden Hazard. Et à part quelques soleils ici ou là, aucun démenti n’a été opposé à cette désastreuse entrée en matière (172 jours d’arrêt de travail cette saison, pour le blagueur belge). Alors, ne nous parlez pas des kilos en trop à la rentrée, des 52 blessures dans l’équipe cette saison. Non, n’en rajoutez pas, par pitié, pas d’édito de Pedrerol. La vérité de cette fausse histoire de ricanement, c’est qu’elle met le doigt sur une décadence entamée depuis au moins deux saisons que le coronavirus est venu cruellement accélérer.
Car à jouer au plus ridicule, on se demande toujours lequel des trois est le plus fascinant ces derniers temps : Hazard ricanant après une défaite logique sans être humiliante, Pérez qui veut « sauver le football » (mais a oublié de prévenir l’UEFA) ou Pedrerol qui lance des bimbos pour éviter de parler des improvisations tactiques de Zidane. Il est temps que la saison se termine (sans titre ?) pour qu’enfin démarre la vraie remontada, celle du mercato. Là aussi, on le sait, le Real est le plus grand. Pérez, qui n’aime pas trop les « futboleros », cette galaxie d’agents/intermédiaire/anciens joueurs/consultants qui tournent autour de son institution, a toujours préféré se passer des services d’un directeur sportif, confiant sans doute en son flair légendaire pour dénicher le prochain joueur le plus (trop) cher du monde. Le Real n’a jamais vraiment été un club de football. La preuve, Eden Hazard vient de trébucher sur un piège à phoques et de tomber en disgrâce.
Par Thibaud Leplat