- Équipe de légende
- EA Guingamp 1970-1977
EA Guingamp : Il était une fois en Armorique !
L'épopée homérique d'En Avant Guingamp lors de la Coupe de France de 1973 n'est pas restée un exploit sans lendemain. Par la grâce d'une génération dorée et d'un président avant-gardiste, Noël Le Graët, le club breton a posé les fondations d'un culte fervent qui perdure, près d'un demi-siècle plus tard. Retour sur une parenthèse enchantée (1970-1977) qui a permis à un chef-lieu de Basse-Bretagne de prospérer dans le monde du foot professionnel...
En 66 ans d’histoire, on n’avait jamais vu ça. Une équipe d’amateurs de Division supérieure régionale (DSR, le 5e niveau d’alors) atteint les 8es de finale de la Coupe de France 1972-1973 en écartant quatre équipes de deuxième division. À la télé, Michel Drucker donne même les résultats des Rouge et Noir en direct les dimanches de l’épopée. À la gare, le speaker accueille les voyageurs d’un tonitruant : « Guingamp, ville qualifiée pour les huitièmes de la Coupe de France de football. » Un lustre plus tard, Jean-Jacques Annaud s’inspirera de l’aventure pour tourner Coup de tête, où En Avant Guingamp (EAG) devient Trincamp, l’équipe fictive du film. À l’époque, le club breton ne fait déjà rien comme les autres. Son coach, Sylvestre Salvi, n’a que 22 ans et il évolue sur le terrain avec ses potes. Son président, ambitieux et novateur, arrivé l’été précédent, est trentenaire et s’appelle Noël Le Graët (si, si, l’actuel boss de la Fédé a eu un jour 30 ans). De 1970 à 1977, l’ancien patronage du Trégor va connaître quatre montées en sept ans et changer de dimension. À son rythme. Sous l’égide conjuguée d’une bande de copains qui se connaissent depuis l’enfance et d’un dirigeant qui va tout bouleverser, à coups d’idées avant-gardistes et de recrutement autochtone. Ensemble, ils posent les fondations d’un culte vivace qui dure encore…
Un vent de fronde souffle sur la Bretagne armoricaine
En ce temps-là, la France pompidolienne va bientôt encaisser le premier choc pétrolier et digère les effluves de Mai 68. On manifeste dans tout le pays : pour le droit à l’avortement à Paris ; contre l’extension du camp militaire du Larzac, dans l’Aveyron ; à Besançon, la grève de Lip devient un symbole international des luttes ouvrières… Un vent de fronde souffle également dans le petit monde de la balle ronde grâce au Miroir du football, un magazine alternatif proche du PCF et de Mouvement Football Progrès, une association affiliée au Stade lamballais (Côtes-du-Nord, l’ancien nom des Côtes-d’Armor). Peu ou prou, tous prônent un jeu offensif, basé sur la défense en ligne et un 4-2-4 des familles, ainsi qu’un management autogéré. C’est dans ce contexte que le destin d’En Avant, vénérable et anonyme club breton, va basculer. Entre le 17 décembre 1972 et le 18 mars 1973, l’ancienne association laïque, née en 1912, élimine Laval, Brest, Le Mans et Lorient en Coupe de France, alors qu’elle évolue trois divisions plus bas.
Cette génération de joueurs du cru (22 ans de moyenne) qu’on pourrait croire sortie de nulle part a commencé à faire parler d’elle trois ans plus tôt en atteignant les quarts de finale de la Coupe Gambardella, l’épreuve nationale des juniors. Près de la moitié d’entre eux joueront même en D2, à l’été 1977. Le début d’une autre vie pour le club costarmoricain. « On était de jeunes mecs qui avions un projet en commun. Copains dans la vie, complices sur le terrain. En Gambardella, on s’est aperçus que les adversaires proposés n’avaient rien de plus que nous. Ça nous a servi trois ans après. Aucun d’entre nous n’a pensé à partir, ou encore moins à devenir pro », promet Yvon Schmitt, une des pierres angulaires de la parenthèse enchantée.
Entre Noël et la Saint-Sylvestre
En octobre 2017, Noël Le Graët a invité les joueurs d’En Avant de cette fameuse saison 1972-1973 à assister à France-Biélorussie au Stade de France et à dormir à Clairefontaine. Son tribut à sa tribu. Le lendemain, lors d’un déjeuner, devant tout le groupe, il en remet une couche : « C’est grâce à vous que j’en suis là ». « On sent que Guingamp, c’est sa vie, se souvient Sylvestre Salvi, l’entraîneur-joueur de ces années-là, dans un bar de la place du Centre. Sans lui, ce serait resté un village. Il flaire les hommes et les affaires. Quand il a pris Celtigel (boîte de produits surgelés, rachetée en 1986), il a fait en un mois le chiffre d’affaires annuel de ses prédécesseurs. Il tuerait père et mère pour arriver à ses fins. » Quand Albert Briand, la cheville ouvrière du club, lui propose la présidence en juin 1972, le futur maire de la ville (1995-2008) traîne dans les parages depuis quelque temps déjà. « J’étais proche des anciens dirigeants, des ex-instits, qui souhaitaient passer la main. Ça s’est fait naturellement », raconte-t-il dans le vaste bureau de sa holding dans le centre de la cité de Basse-Bretagne.
D’emblée, il débauche un milieu de terrain de Perros-Guirec de 22 ans pour en faire son entraîneur-joueur. « Il était mûr, rigoureux, bon capitaine et plein d’autorité », justifie-t-il. La trouvaille se nomme Sylvestre Salvi qui s’attelle sans attendre à sa double peine jusqu’en 1975. Pour le faire venir, Le Graët lui octroie un micro-salaire (400 francs, soit 60€ constants), lui dégotte un boulot dans des abattoirs et une petite télé. « C’était une condition sine qua non. Comme je ne sortais pas, il fallait m’occuper. » Chaque année, à partir de 1972, En Avant pique un ou deux joueurs à la concurrence dans la région. « On a bien accueilli Sylvestre, mais à la limite, un entraîneur n’était pas nécessaire. Il y avait déjà du football partout, là-dedans », jauge Yvon Schmitt, l’arrière central des années folles, qui a commencé en équipe première en 1968, à 17 ans, et qui poursuivra jusqu’en 1980. Dans les faits, cette génération « Spontex » (1) passe tout son temps à taquiner la balle depuis l’enfance : en club, dans les compétitions scolaires du jeudi (2), à la récré, lors des tournois de sixte de fin de saison et pendant les colonies de vacances à Bréhec l’été sur la côte, tenues par des dirigeants d’EAG. Il y avait deux clubs dans la ville : le Stade Charles-de-Blois, le patronage religieux, et En Avant, le collectif des laïcards. « Dans les années 1960, la rivalité était exacerbée, poursuit Alain Guyader, qui débutera en équipe fanion en 1973. Les deux équipes évoluaient en DSR, ça aiguisait l’esprit de clocher, mais ça n’a pas duré. Dès 1966-1967, les deux équipes cadettes d’En Avant ont gagné leur championnat. Le talent était là, mais on ne le savait pas encore… »
« Contre Saint-Étienne, ça se joue à rien »
Trois ans avant son parcours en Coupe de France, Guingamp s’est offert une répétition générale en Gambardella, où il atteint les quarts au printemps 1970, seulement battu par l’AS Saint-Étienne (0-1), futur vainqueur, dans laquelle figurent Lopez, Synaeghel, Santini, Patrick Revelli, Sarramagna et Merchadier qui brilleront partout en Europe, quelques années plus tard. « On se sentait guingampais avant d’être bretons. On représentait notre ville, le foot du bas, qui dérangeait et bousculait la hiérarchie », observe Yvon Schmitt. L’ossature de l’équipe de 1973 est déjà en place : le gardien (Reyt), les frères Le Coz (Jean-Yves et Hervé) au milieu, les deux Yvon (Schmitt et Allain) en défense centrale ou comme demi-défensif, Cozic à l’aile gauche et Michel André, l’avant-centre. Après avoir décimé la concurrence régionale, les Bretons éliminent à la suite Rennes, Nantes et La Rochelle avant de chuter contre les Verts.
Cette horde d’irréductibles Bretons est un savant mélange d’étudiants, d’ouvriers et d’employés du tertiaire. De fortes têtes aussi, « soudés, solidaires. Notre équipe n’avait pas de trous. En Gambardella comme en Coupe plus tard, on avançait masqués. Tout est parti de là », rappelle l’impayable Michel André, de toutes les aventures jusqu’en 1978, en déballant un grand sac de sport rempli de coupures de presse dans sa maison de Ploumagouar. Pour les récompenser de leur parcours, la ville leur offre cette année-là un week-end à Paris pour assister à la finale de la Gambardella (Lyon-ASSE), puis à celle de la Coupe de France (Saint-Étienne-Nantes). « Contre Saint-Étienne, ça se joue à rien, ils sont plus forts, un étage au-dessus de Rennes et Nantes, mais on tire sur la barre », poursuit André. La saison suivante, en 1970-1971, la moitié de l’équipe junior participera à la remontée de l’équipe fanion en DSR, première des ascensions de l’entité bretonne.
En Avant les histoires
En Avant Guingamp vient d’un temps immémorial. Du début du siècle dernier, précisément. Comme à Auxerre, avec qui il a tant en commun, c’est un dénommé Deschamps qui a fondé le club, sauf que celui-là se prénomme Pierre et non Ernest-Théodore, qu’il n’est pas abbé, mais directeur d’une école primaire. La structure omnisports est un patronage laïc encadré par des instituteurs de la IIIe République où on pratique la gym, l’athlé, où on manie les armes et tripote la gonfle. Le maillot rouge et noir du collectif fait écho au mouvement progressiste anticlérical, matrice de toute la gauche en Bretagne ; la locution « En Avant » se réfère, quant à elle, aux journaux socialistes qui prospèrent alors en Europe. Elle deviendra même le cri de ralliement des paysans du cru en révolte contre les faillites et les saisies dans les années 1930. En face, le Stade Charles-de-Blois, né la même année, est affilié à l’institution Notre-Dame et arbore des paletots bleu et blanc. « Il y avait les curés et les autres ; les autres, c’était nous. Il y avait des sympathisants plutôt de gauche à la tête du club, des instits de l’école laïque », résume Noël Le Graët. Le derby guingampais reproduit l’affrontement politico-religieux de l’époque où la compétition sportive dresse face à face deux visions du monde irréductibles, mais semblables dans leur aspiration à border toute la société civile. Comme dans La Guerre des boutons, le roman de Louis Pergaud publié en… 1912, plus de soixante années d’âpres batailles entre Longeverne et Velrans, les deux villages belligérants du bouquin, suivront.
Au tournant des années 1950, les Rouge et Noir pactisent déjà avec la Coupe de France dont ils atteignent les 32es de finale, deux années de suite (1950, 1951), alors qu’ils jouent en Division d’honneur (4e niveau). Pendant la guerre, un nouveau président est arrivé. Hubert Couquet dirige les usines Tanvez, principal pôle industriel du Trégor, où un millier d’ouvriers fabriquent du matériel agricole. Couquet offre du gratin aux amateurs les plus talentueux, d’où qu’ils viennent. « Mon père Marcel est arrivé à la fin des années 1940 depuis Liverdun (Meurthe-et-Moselle), où il travaillait pour Pont-à-Mousson, pour jouer comme gardien de but, après avoir vu une annonce dans France Football, rapporte Yvon Schmitt. Il n’est jamais reparti. On a même joué ensemble en équipe première en 1968, lui à 43 ans et moi à 17, au début. » Battu aux élections municipales, Couquet quitte la Basse-Bretagne, et le club, en 1959, pour prendre des responsabilités au Parti radical socialiste à Paris. Ça tombe bien : The Times They Are a-Changin’, comme le psalmodie Dylan, au début de la décennie suivante.
« Comme à chaque tour, ils ont dominé et on a gagné »
En Avant n’aura pas à souffrir du départ de son président, ni de la fermeture des usines Tanvez en 1966. Ses jeunes pousses vont le sortir de l’anonymat pour toujours. L’équipe de Gambardella est prête à briller à l’étage au-dessus. « En Bretagne, on est au pays des légendes. L’une d’elles prétendait que Le Graët avait eu des demandes pour certains joueurs. On n’en a jamais entendu parler. De toute façon, personne ne voulait partir », renseigne Michel André. À l’été 1972, les Guingampais entament un nouveau cycle. « Le côté petites réunions entre dirigeants-instits autour d’un coup de rouge le mardi, ça a été balayé de suite. C’est devenu plus pro, plus rationnel », se souvient Jean-Michel Cozic, arrivé en 1961, à l’âge de 9 ans. En Coupe, les Rouge et Noir entrent au 3e tour et éliminent le voisin de palier, le Stade Charles-de-Blois (DSR, 5-1), puis Louannec (3-0) et Lamballe (3-0), « deux équipes de DH qui figuraient tous les lundis dans le journal », apprécie André. Le 17 décembre 1972, ils se rendent à Laval (D2), sans illusions. Quelques dimanches plus tôt, ils ont perdu en championnat (0-2) contre l’équipe B du club mayennais. « Avant le match, je demande à l’arbitre comment ça se passe en cas de match nul (tirs au but ou match à rejouer ?, NDLR), raconte Sylvestre Salvi. Et il a rigolé. » 90 minutes plus tard, les Lavallois et le référé ont cessé de glousser. Les quatre voitures particulières repartent en Bretagne, flanquées d’une quinzaine de supporters, qualification en poche (2-1).
Au septième tour, trois semaines plus tard, à Roudourou, le stade municipal habituellement dévolu à Charles-de-Blois, c’est Brest qui passe à la trappe (2-1) devant 4540 spectateurs . « Comme à chaque tour, ils ont dominé et on a gagné », persifle Michel André, auteur d’un doublé, ce dimanche-là. En 32es de finale, Guingamp reçoit de nouveau, mais doit s’exiler à Fred-Aubert à Saint-Brieuc, pour accueillir Le Mans, faute d’enceinte aux normes dans la ville. « Longtemps, on n’a pas vu le jour. Ils menaient (2-0) quand Michel André a mis un gros coup de tatane. Avec le vent, il a lobé le goal. À la mi-temps, on n’en menait pas large, on priait pour sortir proprement », jure Yvan Le Quéré, « le Magnusson breton », ailier droit hirsute et prof d’anglais dans le civil, en équipe première dès 1966 à dix-sept ans, qui reçoit chez lui à Pabu. Heureusement pour eux, les Bretons disposent en Michel André d’un numéro neuf à l’anglaise, façon années 1970 : dur au mal, cheveux mi-longs, chaussettes baissées et moustache à la Cétautomatix, le forgeron d’Astérix. Trois buts en suivant plus un penalty en fin de match qu’il offre à Sylvestre Salvi scellent le sort des Sarthois (4-2). « Il y avait 9000 spectateurs, mais si j’en crois tous ceux que je croise depuis, ils devaient être au moins 50 000 », s’esclaffe le buteur. Place du Centre, un car-podium rediffuse le match pour le plus grand bonheur des Guingampais. Certains joueurs rentrés en voiture ne l’atteindront jamais tant l’esplanade ploie sous le nombre. « On n’avait rien à perdre ni à gagner, si ce n’est la gloire. Non, la fierté plus que la gloire, car il y avait le plaisir de voir la ville en feu à notre retour. On touchait 300 balles par match de coupe, il y avait des gâteaux rouge et noir dans les boulangeries à notre effigie, ça nous suffisait », enchérit Cozic, qui s’éclipse l’année suivante.
Marins pêcheurs, Jeanne d’Arc et Ricard
« On avait un jeu court, technique, élaboré dans les cours d’école où on a beaucoup joué. On n’était pas uniquement des battants. C’est René Cédolin (entraîneur d’En Avant en 1978, en D2 ; vainqueur de la Coupe de France en 1965 et 1971 comme joueur avec Rennes) qui nous a appris à jouer long et à bosser physiquement », explique Yvan Le Quéré, qui s’arrêtera en 1982 et qui entraînera le club cinq ans plus tard. En 16es de finale, l’armada rouge et noir poursuit sa tournée triomphale dans l’Ouest en affrontant une quatrième équipe du groupe Nord de la D2 d’alors (36 équipes réparties en deux poules) : le FC Lorient à Brest. 18 006 spectateurs, record de l’Armoricaine battu. Un coup de chausson d’André, un autre de Le Quéré suffisent pour se qualifier (2-1). Il faut remonter treize ans en arrière pour trouver trace d’un exploit vaguement comparable : l’AS Gardanne (6e niveau) d’Isidore Pardo, le père de Bernard, élimine Toulouse (D1) en 16es de finale en février 1960, avant de chuter contre Lille (D2) en suivant. « On recevait du courrier de tout le pays :« Vous foutez la pige aux pros. »À Brest, il a fallu faire appel à la gendarmerie pour accéder au stade, il y avait du monde partout », se remémore Sylvestre Salvi. « Des supporters étaient agrippés sur les pylônes, tout autour du terrain, agglutinés autour de la pelouse, c’était dingue », poursuit Yvon Schmitt. Depuis l’élimination du Mans au tour précédent, les médias se pressent dans le bourg de Basse-Bretagne. Sylvestre Salvi prend la pose avec des marins pêcheurs à Ploumanach, langouste en main ; une équipe de la 2e chaîne interroge les frères Le Coz, Salvi et Michel André au moment du tirage des 16es. « Après tout ce qu’on a vu, plus rien nous impressionne », plastronne ce dernier, clope au bec. « C’est la seule fois de ma vie où j’ai fumé, je ne sais pas pourquoi », dit-il aujourd’hui. France Inter clôt le bal après la qualif’ contre Lorient d’un « Et les Guingampais sont repartis dans leur champ ». Le Miroir du football s’enthousiasme, lui, sur le jeu développé et édite un numéro spécial sur En Avant. « Contre Laval et Brest, on gagne à la régulière, se rappelle Yvon Le Quéré. Face au Mans, on doit ramasser une plumée ; même chose contre Lorient, où on gagne contre le cours du jeu. On avait un gros mental, on était des chiens sur le terrain et on était collectivement intelligents. »
Le huitième de finale contre Rouen (cinquième formation de D2, toujours du groupe Nord) doit se dérouler par aller-retour. « 1431 : Jeanne d’Arc, brûlée vive à Rouen. 1973 : Rouen carbonisé par Guingamp », promet une banderole dans le stade de la route de Lorient. La première manche a lieu à Rennes (26 000 spectateurs, 0-5), et c’est déjà le match de trop. « C’était jour d’élection(2e tour des législatives de 1973, NDLR)et Albert Briand voulait absolument qu’on vote. On a été un peu trop amateurs, on a été pris dans les embouteillages. On était au bout du rouleau. Ça devait s’arrêter, mais ça a créé une dynamique », relate Salvi. « On a bouffé en face du stade. L’un d’entre nous était en train de boire du Ricard. Dans le vestiaire, il s’est rendu compte qu’il avait oublié ses pompes. Coup de chance, j’avais une paire de Puma King Pelé, prêtée par un pote de l’armée. Je lui file mes Adidas, vu que c’était le meilleur joueur de l’équipe et je chausse les Puma, crampons en fer. Le terrain était dur, j’ai eu mal tout le match, mais ça n’aurait rien changé », peste Yvan Le Quéré. L’homme qui boit du Ricard avant le match le plus important de leur vie à tous et qui a oublié ses chaussures s’appelle Jean-Yves Le Coz, c’est « sans doute le meilleur joueur de l’équipe », selon l’avis quasi unanime de ses partenaires. Il mourra prématurément. Yvon Schmitt, l’Ordralfabétix de la défense bretonne, le seul à dépasser le mètre quatre-vingt avec Michel André, se fait une rupture du croisé, dès le début du match. Les Normands se méfient. « Au premier contact, Didier Notheaux, le stoppeur rouennais, me met un gros tacle et m’avertit :« Gamin, la fête est finie » », se rappelle l’homme aux chaussettes baissées, qui rétorque : « Pas grave, le plus gros a déjà été fait. » La clôture du bal approche. Une semaine plus tard, Robert-Diochon, l’enceinte rouennaise, fera le plein en dépit du score de l’aller. Les Bretons résistent un peu mieux (0-3). Deux défaites qui appellent néanmoins des lendemains qui pogotent.
La croisière s’amuse
Guingamp finit son année à la 3e place en DSR derrière Rennes C et Laval B. « À la fin de la saison, En Avant a invité tous les joueurs en Roumanie, au Club Med, avec nos épouses avec 400 francs d’argent de poche. Ils auraient pu nous donner des primes, de quoi acheter un costume, mais on n’aurait jamais vécu de tels moments. On a même joué au tennis avec Ion Tiriac (3). Noël Le Graët savait que ça allait être bénéfique, il a toujours su », rapporte Salvi. « Ça a été notre récompense, on s’est fabriqué des souvenirs pour la vie », relance Schmitt. Les années suivantes, les Rouge et Noir iront en Tunisie, en Suisse, en Grèce, en Corse… Bien vite, ces vacances se transformeront en stage d’avant-saison, même si les épouses continueront d’être invitées. Le club se professionnalise. En mai 1974, En Avant monte en DH. Noël-the-Great va inventer les gains marginaux avant tout le monde. Les Bretons se déplacent la veille des matchs. « Ils étaient jeunes, ça permettait de les avoir sous la main », avise le futur président de la FFF. Il fixe aussi des feuilles de route qui courent sur cinq semaines avec des objectifs de points, de classement et un intéressement sur les recettes aux guichets. Avec l’argent de la Coupe, le club a fini de payer la dernière échéance du stade Yves-Jaguin, sa paroisse païenne historique, sur les hauteurs de Pabu. Il est propriétaire de son enceinte, comme l’AJ Auxerre, son modèle. « Pour la rénovation de notre stade, on a joué contre le PSG, puis contre Reims (au milieu des années 1970) pour qu’on se confronte à des pros. Il avait toujours un temps d’avance », estime Yvan Le Quéré.
En 1975, Guingamp ne monte pas, mais gagne la Coupe de l’Ouest et atteint les 16es de finale de la Coupe de France, éliminé par Lille, sur deux matchs. « Jusqu’en D2, on était une bande : on rigolait, on s’engueulait parfois sur le terrain, mais on était tellement copains, s’emballe Hervé Le Goff, venu de Lannion en 1974 et qui jouera en D2 jusqu’en 1984. Les premiers entraîneurs ont eu quelques problèmes à nous gérer. On privilégiait le beau jeu. On n’était pas contents quand on gagnait en jouant mal. » Chaque année, un ou deux joueurs venus des Côtes-du-Nord, du Morbihan ou du Finistère voisins rejoignent En Avant : Jacques Cadran, Alain Thiboult, Roger Gill ; Hervé, Patrick et Gilbert Le Goff qui n’ont aucun lien de parenté ou encore Christian Gourcuff (1978-1980), venu de l’US Berné (Morbihan) en concurrence frontale avec Guy Stéphan, arrivé, lui, de Perros-Guirec, deux ans plus tôt. « Il y avait deux critères que Le Graët connaissait : il fallait de bons mecs qui se fondent dans le groupe et qu’ils apportent un plus rayon football », récapitule Yvon Schmitt.
« C’était et ça reste un miracle permanent »
En 1976, le petit village d’irréductibles Gaulois résiste encore et toujours à l’envahisseur. Il monte en CFA, le Championnat de France amateur, la 3e division, qui compte alors six groupes de seize équipes, réserves professionnelles incluses. Guingamp n’est pas un collectif de gaziers, de petits épargnants profiteurs. Les Bretons terminent deuxièmes dès la première saison juste derrière la réserve du FC Nantes qui peut aligner certains dimanches Tusseau, Bibard, Baronchelli, Pécout, Sahnoun (que des futurs internationaux) ou encore Desrousseaux, Guy Lacombe, Vendrely, Van Straelen ou Bruno Steck. Ils ne restent donc qu’une saison avant de rejoindre la D2 l’été suivant. « C’était et ça reste un miracle permanent. Le club a grandi sans cesse tout en restant à échelle humaine dans un enthousiasme jamais démenti, c’est le mythe du petit village gaulois d’Astérix », convient Guy Stéphan au téléphone. Au fil des ans, Noël Le Graët s’adapte. Il négocie ferme les prix des transferts comme ceux des nuitées d’hôtel ou s’acoquine avec une clinique parisienne en pointe sur les opérations du ménisque. En D2, En Avant se déplace en avion au contraire de beaucoup d’équipes pros. Tous les joueurs sont payés pareil, soit 2500 francs (381€ constants), un peu moins que le SMIC, et ont un boulot à côté. « Il était investi, rigoureux, passionné, témoigne Yvan Le Quéré. Il a structuré le club et facilité la vie des joueurs. » « Noël Le Graët est un ambitieux extraordinaire. Il a beaucoup de qualités managériales, tout ce qu’il touche se transforme en or. Il est devenu maire, président de la Ligue, de la Fédé… J’ai travaillé chez lui en 1977, je l’ai vu fonctionner, côté business, c’est un tueur. Le vendeur type, pied dans la porte, rien de criminel. Ce qui l’anime ? Il a pris En Avant parce qu’il avait envie d’être sur le devant de la scène, sans doute », conjecture Jean-Michel Cozic.
Finalement, le vainqueur de la Coupe de France 2009 et 2014 va rester seize ans en D2 (1977-1993), avant de replonger furtivement en troisième division et de reprendre derechef son envol (montée en D1 en 1995). Ce long séjour dans l’antichambre de l’élite lui aura permis de se structurer à son rythme, de prendre le statut pro en 1984 (« Comme ça, les joueurs ne partaient plus sans nous dire au revoir (4) », euphémise l’Abraracourcix costarmoricain) et de rejoindre le Roudourou, sa nouvelle arène en 1990. Au fil du temps, Guingamp s’est bâti un écosystème unique en France, bâti sur un actionnariat divers (plus de 150 entreprises et le système des Kalon, des socios qui pèsent 6,5% des parts) et des infrastructures hyper développées. Sportivement, le club continue de perpétuer un esprit maison qui rassemble bannis, revanchards, seconds couteaux et prospects régionaux. Un biotope singulier qui autorisait l’ancien président Bertrand Desplat à estimer que « Guingamp se situe entre la dixième place de la Ligue 1 et la dixième de la Ligue 2 ». Une antienne qui permet de ne pas craindre la descente, même quand le club y est contraint, comme il y a deux ans. « Le goût de la victoire contre des adversaires professionnels huppés devant des affluences records, c’est un parfum que je n’oublierai jamais, assure Yvan Le Quéré. On ne se rend pas compte aujourd’hui de l’exploit dont il s’agissait à l’époque. J’ai évolué cinq saisons en deuxième division, mais rien ne peut rivaliser avec l’émotion de notre épopée de cette Coupe de France de 1973. » De son côté, Yvon Schmitt qui a tout fait dans ce club, y compris découvrir certains jeunes talents (Guivarc’h, Rouxel, Carnot, Yahia, Coco Michel…), ne pourra plus s’en retourner à Yves-Jaguin, détruit en début d’année 2019, où il n’aimait rien tant que convoquer les fantômes de jadis : « Tout y avait une histoire. La pelouse parlait, les tribunes se causaient entre elles. L’histoire d’En Avant s’est créée là-bas. Mon meilleur souvenir, c’est notre réussite commune, d’avoir pu partager un bonheur extraordinaire avec des mecs qui sont tes copains d’école, tes voisins, des gars que tu vois tous les jours. Ce chemin parcouru n’a pas de prix… »
Par Rico Rizzitelli, à Guingamp
(1) : Par analogie, avec les « maos-spontex »(ou « maos-spont'). Néologisme inventé dans les années 1970 pour définir les maoïstes spontanéistes (plus libertaires) par rapport aux maoïstes staliniens, les mao-stal', plus portés sur le dogme.
(2) : à l'époque, le jour férié en semaine pour les scolaires c'était le jeudi
(3) : Triple finaliste de la Coupe Davis avec la Roumanie et vainqueur du double à Roland-Garros en 1970.
(4) : En prenant le statut pro, En Avant pouvait faire des contrats de plus d'un an à ses joueurs et exiger le prix d'un transfert le cas échéant.
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