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- Coupe du monde 1990
Comment les Pays-Bas ont foiré leur Mondial 90
Désignés « meilleurs favoris » parmi les prétendants au titre mondial que sont l’Argentine, l’Italie et l’Allemagne, les Pays-Bas se sont lamentablement vautrés en 1990. Une nouvelle génération dorée, championne d’Europe en titre, portée par le trio Gullit-Rijkaard-Van Basten, est passée à côté de son destin, victime des chamailleries légendaires made in Holland...
À quelques minutes du coup d’envoi du Pays-Bas–Égypte du groupe F, Bernard Père, commentateur d’Antenne 2, questionne son consultant de luxe Michel Hidalgo sur le supposé statut de favori des Néerlandais, champions d’Europe 1988, pour cette Coupe du monde en Italie. Et là, c’est la douche froide : « Vous savez, deux ans en football, c’est long. Mêmes très talentueux, ces Hollandais ont pris de l’âge, ils jouent dans les meilleurs clubs et ont été extrêmement sollicités. Et puis une nouvelle compétition commence, les statuts comptent moins… » Mais comment peut-on douter de ces Oranje qui alignent leur trio Gullit-Rijkaard-Van Basten, vainqueurs à nouveau de la Ligue des champions avec l’AC Milan ?
En 8es à l’arrache…
De plus, l’équipe type victorieuse de l’Euro 1988 a été quasiment reconduite, avec sa cohorte du PSV, Van Breukelen en tête et Ronald Koeman passé au Barça. Tactiquement, les Hollandais évoluent dans un système mixte 4-4-2 et 4-5-1 en losange selon le positionnement de Gullit, devant, qui fait la paire avec Van Basten. Par rapport à 1988, le départ d’Arnold Mühren et le retrait précoce de Gerald Vannenburg, le quatuor du milieu en diamant sera composé de Gullit en pointe haute, avec derrière les deux Ajacides Richard Witschge et John van’t Schip. Au choix, Kieft, Gilhaus ou Winter compléteront ce losange. Derrière ces quatre, deuxième cœur du jeu redoutable : Wouters, Rijkaard, Koeman. Les infatigables Van Tiggelen et Van Aerle ramonent les couloirs. Le sélectionneur Leo Beenhakker, qui coache alors l’Ajax, affiche une sacrée carte de visite : trois saisons au Real Madrid de 1986 à 1989 pour trois Liga d’affilée, dont un doublé en 1989 ! Les Pays-Bas sont parés, croit-on. Mais tout va aller de travers… Face à une Égypte défensive, les Oranje rament jusqu’à la 58e qui voit Kieft ouvrir le score (1-0). Les deux points de la victoire sont dans la poche. Tout roule : la veille, l’Angleterre et l’Irlande se sont neutralisées (1-1). Et puis à la 88e, sur un long ballon, Hossam Hassan échappe aux deux centraux, dont Koeman qui fait faute : penalty ! Magdi Abdelghani transforme. Match fini : 1-1.
Arrive ensuite l’Angleterre de Bobby Robson qui, hanté par le triplé de Van Basten à l’Euro 1988 (3-1), a abandonné son 4-4-2 typically britishpour un 5-3-2 de maçon. Et ça marche ! Le match est moyen, la domination est hollandaise en première période et anglaise en seconde : match nul, 0-0. Le contenu est inquiétant : à l’image d’un Gullit qui rate beaucoup devant, les Hollandais imprécis, comme déréglés, jouent soit trop court, soit trop long. Pour le dernier match contre l’Irlande où la victoire est plutôt conseillée, on retrouve enfin à la 11e minute la dutch touch sur une superbe action : Koeman du rond central en profondeur pour Gullitt qui combine en une-deux avec Marco, et qui marque en puissance à ras de terre en tir croisé (1-0). Et puis les Oranje se regardent jouer jusqu’au réveil brutal à la 71e. Un long dégagement du gardien irlandais Pat Bonner surprend encore la défense hollandaise prise dans son dos par le sprint de Cascacrino. Van Aerle parvient in extremis à passer en retrait à Van Breukelen. Patatras ! Le gardien relâche stupidement dans les pieds de Nial Quinn qui égalise de près à la 71e ! Ses coéquipiers sont consternés. Gullit, dépité, lève les yeux au ciel. Le malaise saute aux yeux. Désolidarisés de leur gardien, on sent que quelque chose ne tourne pas rond chez ces Hollandais. Michel Hidalgo avait vu juste…
Johan Cruyff recalé !
Avec trois points et à égalité parfaite avec l’Irlande, les Pays-Bas subissent l’humiliation d’accéder en huitièmes, mais en figurant parmi les meilleurs troisièmes (un tirage au sort a placé l’Irlande en second du groupe F). Or, cette troisième place les conduit à affronter du très lourd : la RFA forcément revancharde de 1988 ! Mais que se passe-t-il donc dans cette équipe des Pays-Bas hors sujet ? Flash back… Après l’Euro 1988, le sélectionneur Rinus Michels est allé bosser à la KNVB, la fédé néerlandaise. Les Oranje alors coachés par Thijs Libregts se qualifient pour la Coupe du monde, mais ensuite, en mars 1990, ils ne veulent plus du nouveau sélectionneur Nol de Ruitter. Ce mois-là, à l’aéroport de Schiphol d’Amsterdam, Gullit convoque une réunion de tous les internationaux pour décider quel coach les guiderait au Mondiale italien ! Rinus Michels, présent, approuve le vote. Trois candidats se dégagent : Aad de Mos, coach de Malines, vainqueur de la C2 1988, Leo Beenhakker et… Johan Cruyff ! Johan 1er est très largement « élu » , plébiscité par les Milanais et les Ajacides. À Barcelone, Johan est au courant, mais il reste prudemment à l’écart de toute tractation, attendant son heure avec confiance.
Sauf que… Rinus Michels, homme fort de la fédé, est en froid avec son ancien numéro 14 et, sans doute jaloux d’un succès à venir en Italie, il pose son veto et nomme Leo Beenhakker ! La relation forte de 1988 entre Gullit, meurtri, et Michels (qui sera de la délégation hollandaise en Italie), en prend un coup. Leo Beenhakker avait bien décrit le contexte délétère d’avant-mondial : « Je me suis retrouvé à la tête d’un groupe dont la moitié avait demandé le retour de Cruyff. J’ai tout essayé pour faire en sorte que ça fonctionne… Mais quand tu n’as pas de contact avec les joueurs, ça devient impossible. Le talent était indéniable, mais Ruud revenait d’une longue blessure, Rijkaard n’était pas au mieux, Van Basten était à la dérive mentalement. » Pour ne rien arranger, la KNVB a choisi le camp de base d’avant-mondial de la sélection au fin fond de la Yougoslavie déjà en guerre ! Confinés dans un monastère médiéval (authentique), ces grands joueurs qui avaient aussi besoin de décompresser un peu décrochent mentalement. On parle d’une altercation sévère entre Van Basten et Beenhakker dont l’œil au beurre noir interroge les journalistes hollandais… L’individualisme typiquement hollandais finit de dissoudre l’esprit sacré de 1988. « À partir du moment où le joueur pense qu’il est plus important que l’équipe, tu es perdu, révélera Leo, qui ne se fait plus guère d’illusions avant d’atterrir en Italie.La moitié de l’équipe était contre moi. Je n’avais aucune chance. Je le savais avant le tournoi. Lors du mondial 1990, cette sélection ne faisait pas équipe. »
Les prédictions de Kaiser Franz
Le 24 juin au soir, avant d’affronter la RFA, Leo Beenhakker croise Beckenbauer dans les couloirs de San Siro. Kaiser Franz le salue, droit dans les yeux : « Celui qui gagnera ce match sera champion du monde. » Décevants jusque-là, les Oranje bénéficient tout de même d’un petit avantage psychologique face à une Mannschaft performante et arrivée en tête de son groupe. La victoire en demies d’Euro 1988 (2-1 à Hambourg), ainsi qu’une confrontation équilibrée en éliminatoires de ce mondial 1990 (0-0 à Munich et 1-1 à Rotterdam) qui a vu leur groupe 4 dominé par les Bataves. Ce RFA-Pays-Bas, c’est aussi un derby milanais au sommet : Gullit-Rijkaard-Van Basten, côté AC Milan et Brehme-Matthäus-Klinsmann pour l’Inter… À San Siro, l’ambiance est détestable. Avant le coup d’envoi, les supporters hollandais sifflent le « Deutschlandlied » et ensuite ceux d’en face chantent « Deutschland ! Deutschland ! » durant le « Het Wilhelmus » . Sur le terrain, la confrontation très musclée laisse place à une étonnante domination des Oranje, comme ressuscités. Ils ratent même deux occases nettes par Winter (reprise de peu à côté et tête plongeante au-dessus). Et puis arrive la 20e minute… Frank Rijkaard descend Rudi Völler et prend un jaune. En se replaçant, il crache sur Völler ! Trop furax, l’Allemand prend aussi un jaune… Sur le coup franc qui suit tiré par Brehme, Völler saute et se fait tamponner par Van Breukelen : à terre, il est insulté par le gardien et Rijkaard. L’altercation vire à l’expulsion de Rijkaard et Völler.
En regagnant les vestiaires, Dirty Frankycrache encore sur Rudi et se sauve lâchement… Plus coupable que Völler, Rikjaard vient de flinguer ce match au sommet, parti sur des bonnes bases techniques. Il a aussi flingué son équipe : « Le carton rouge de Frank Rijkaard nous a davantage pénalisés que celui de Völler côté allemand », analysera justement Ronald Koeman. Car les Allemands domineront la seconde période en marquant deux fois par Klinsmann à la 51e et par Brehme d’un magnifique tir excentré du droit dans le petit filet opposé (2-0, 85e). Et pourtant, malgré une frappe sur le poteau de Klinsmann, les Oranje ont bien joué, mais Gullit et Wouters ont encore raté. « Nous avons livré notre meilleur match dans cette Coupe du monde, mais nous avons eu du mal à concrétiser nos occasions », regrettera Koeman. Van Basten, qui avait descendu Matthäus, voit jaune, alors que le rouge s’imposait… À la 89e, Van Basten, « bousculé » par Kohler, obtient un péno de raccroc transformé par Koeman, 2-1… Trop tard ! La RFA passe en quarts. Gullit et Klinsmann échangent fraternellement leurs maillots. C’est beau. Après le match, Kaiser Franz croise à nouveau Leo : « Nous avons gagné, alors nous serons champions du monde. Si vous aviez gagné, ça aurait été vous, parce que c’est vous qui aviez les meilleurs joueurs. » La RFA sera en effet sacrée championne du monde contre l’Argentine de Maradona (1-0). Leo Beenhakker n’a jamais digéré :« J’assume mon échec, même si je n’ai pas eu d’équipe. Ça a été un désastre, c’est la plus grande frustration de ma carrière. Je n’ai pas dormi pendant les trois semaines qu’a duré la Coupe du monde. Les Pays-Bas n’auront plus jamais plus belle génération. » Qui sait si avec Cruyff et Beckenbauer sur le banc, on n’aurait pas assisté au match du siècle…
Chérif Ghemmour