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Ce diable de Christian Jeanpierre
Depuis le début de l’Euro, le nouveau porte-voix des Bleus, Grégoire Margotton, fait l’unanimité. Pourtant, il manquerait presque un grain de folie, une bourde, une expression folle : Christian Jeanpierre. Mais qui se cache derrière l'inventeur du double tourniquet ? Portrait.
Avec le clin d’œil. Le 29 mars dernier, la France se tape la Russie (4-2) au Stade de France ; Dimitri Payet dégaine un coup franc magistral. Après le match, Didier Deschamps prend les téléspectateurs de TF1 à témoin pour « remercier Christian Jeanpierre, au micro de Frédéric Calenge. Parce que ça fait de longues années qu’il est avec l’équipe de France, avec beaucoup de passion, de générosité, de professionnalisme. Merci à toi Christian, et puis bonne route » , conclut le sélectionneur tricolore en faisant un signe à la caméra. Au moment de rendre l’antenne, l’intéressé reste pudique, presque gêné, comme si de rien n’était avant de lancer un épisode d’Esprits criminels. C’était, la voix des Bleus. Cela a duré huit ans.
Avoir le privilège de réciter les aventures de l’équipe de France, c’est choisir délibérément la potence. Une fonction aussi attrayante que pernicieuse. Chaque gimmick, chaque bourde – même insignifiante – est décortiquée, critiquée, renvoyée à la gueule du journaliste. Personne n’y échappe. Pas même Thierry Gilardi en son temps. À l’heure où le lynchage orchestré sur les réseaux sociaux devient une mode, Christian Jeanpierre apparaît, au fil des saisons, comme le souffre-douleur du consommateur lambda devant son écran. Un type jovial, créateur d’expressions mythiques (la boîte à CJP), parfois ringardes, si content de tenir l’antenne qu’il en deviendrait presque benêt. Sans doute, aussi, parce qu’il est plus facile de taper sur un gars sympa dont on sait qu’il ne rendra pas les coups. La cible parfaite, en somme. Et pourtant, en chaussant du 49, Christian aurait les moyens de botter quelques culs méprisants.
Le Mali, la traite des vaches et Just Fontaine
« À 14 ans, il chaussait déjà du 49 ! » sourit Just Fontaine. Il fut un temps où l’homme aux 13 buts en Coupe du monde tenait les boutiques Justo Sport à Toulouse. À la fin des années 70, il y voit débarquer un ado avec de grands panards. « Christian venait chercher des crampons. Moi, je n’avais pas sa pointure, alors il fallait les commander, se remémore Just Fontaine. Est-ce qu’on parlait de foot ? C’est lui, surtout, qui m’en parlait ! » Fils de paysans, le jeune Christian grandit dans la campagne toulousaine. « La traite des vaches à l’aube, les petits boulots d’été sur la moissonneuse-batteuse pour acheter ma première moto… » , raconte le journaliste. Sa vocation lui tombe dessus à 20 ans. Il voyage au Mali et participe à un raid humanitaire : « J’ai envoyé le récit à La Dépêche du Midi, qui l’a publié. J’ai compris que c’était ce métier que je voulais faire. »
Le monde de la télé, Christian Jeanpierre le découvre en 1987, sur un coup de piston de son cousin animateur, Sylvain Augier, qui présentera plus tard La Carte aux trésors sur France 3. Didier Roustan, alors rédacteur en chef de Téléfoot, refait la scène : « Je montais un sujet sur Cruyff au troisième étage, et là il y a Sylvain Augier qui me présente un petit jeune. » Deux, trois essais… va pour un stage au service des sports de TF1. Avant de partir à Canal + quelques mois plus tard, Roustan prend sous sa coupe un mec « gentil et sérieux » , « avec une soif d’apprendre et une belle sensibilité » , « pas du genre à écraser tout le monde » . Sa carrière est lancée. Presque trente ans plus tard, CJP n’a pas quitté la chaîne – avec six Coupes du monde de foot et quatre de rugby dans le rétro. « Il est arrivé au bon moment, explique Didier Roustan. À l’époque, c’était plus facile de rentrer dans le métier. » Une autre époque, aussi, pour le métier de journaliste, où la presse de sport d’opinion n’existait pas, pas plus que les saillies de Pierre Ménès et Daniel Riolo. « Christian était dans son élément. Maintenant, il faut être dans le clivage, alors que lui est plus dans la compassion, l’émerveillement, le positif. Il arrondit les angles » , expose Roustan.
Pink Floyd, esprit rebelle et basses à fond
Son timbre de voix l’avait de toute façon déjà trahi. Bienveillant, toujours dans la gentillesse, quitte à friser la niaiserie, CJP a été remplacé par le conformisme de Margotton. Attention, néanmoins, à ne pas juger trop vite le bougre : il n’est pas du genre à se laisser marcher sur les pattes. « Même si sa bonté et sa délicatesse font que l’on a l’impression d’avoir affaire à quelqu’un de gentillet, Christian reste très direct, certifie Aurélien Brusset, l’un de ses très bons amis. Il sait mener sa barque en étant souvent cash et charismatique. » Pour comprendre cette autre facette de CJP, il faut se tourner vers sa grande passion : la musique. Depuis ses premiers (grands) pas, Christian Jeanpierre cultive un esprit rebelle qu’il cache la plupart du temps derrière sa tendresse. Aurélien Brusset, toujours : « À Toulouse, il écoutait Pink Floyd avec ses frères et sœurs dans la cour de la maison en mettant les basses à fond. » Fan de rock classique, il se pose bien loin de la lignée punk, des bracelets en cuir et des reprises de Johnny.
Depuis 2008, le musicien remplit l’Olympia avec son groupe Rockaway, pour un concert annuel au profit d’ELA – l’association européenne contre les leucodystrophies dont il est le parrain. Batteur du groupe, il joue comme il vit. Avec passion, folie mais surtout sérieux. « Il a beaucoup progressé au fil des années parce qu’il se met énormément de pression, poursuit Aurélien, le guitariste et chanteur de Rockaway. Il est devenu de plus en plus exigeant avec son niveau de batterie pour pouvoir toucher à des registres comme Police. Quand il joue, il a une de ces bananes… C’est un gars qui transpire l’enthousiasme, il donne envie de le suivre dans ses délires. » Fait d’armes notable : CJP se démène pour ramener Zlatan aux Enfoirés.
« Une sorte de filtre qui tombe »
Ce n’est sans doute pas un hasard si celui dont près de 30 000 personnes voudraient qu’il « ferme (s)a gueule » a pris les baguettes en main. Instrument situé dans le fond de la scène, la batterie dicte le tempo à l’ombre des regards. À TF1, CJP n’a pas son bureau au cœur de la rédaction, mais il reste le taulier qui pilote les sujets de Téléfoot avec le rédacteur en chef, Marc Ambrosiano. « C’est un mec très pudique qui n’est pas du genre à aller dans les soirées pour se montrer. On le sent gêné quand les gens le reconnaissent dans la rue, confie Aurélien. Il y a beaucoup de personnes qui disaient certaines choses sur lui, le critiquaient, et qui, après l’avoir rencontré, ont changé d’avis du tout au tout. On connaît les gens via les médias, mais quand on les connaît dans la vie, il y a une sorte de filtre qui tombe. »
Au vrai, les critiques ne sont jamais totalement injustifiées, mais force est de constater que les torgnoles sont destinées vers Christian Jeanpierre, l’homme. Le Toulousain d’adoption, qui « aime le rugby autant que le foot » comme l’assure son ami Sami Ameziane, aka le Comte de Bouderbala, dont il a tiré le portrait dans son bouquin 48 2/3 (en référence à sa pointure, évidemment). Si le samedi soir rime avec bouclage de Téléfoot, en février-mars, CJP garde toujours un œil sur le Tournoi des VI Nations à la rédaction. « D’ailleurs, le rugby lui correspond mieux, ajoute l’humoriste. Il y a plus de vérité, de simplicité dans les relations médiatiques. »
Des relations que CJP cherche justement à réduire au maximum, au risque de passer pour une victime du PAF. « Il fuit l’exposition médiatique, complète son compère Aurélien. Il ne veut pas s’expliquer quand on le malmène dans les médias. Il sait qu’il ne peut pas plaire à tout le monde et ne ressent donc pas le besoin de se justifier. » Les critiques ? « À partir du moment où tu es catalogué, ça ne peut que souffler contre toi. La vague amène d’autres vagues » , expose Roustan. À tel point qu’au fil des années, ses détracteurs sont devenus plus enclin à dénicher la petite bête verbale qu’à apprécier la rencontre.
« Il n’a pas le football dans le sang »
Mais pouvait-il en être réellement autrement pour une chaîne qui se veut grand public ? « Sur TF1, des fois, je ne le voyais pas à sa juste valeur. Ce n’est pas un spécialiste à outrance, il n’a pas le football dans le sang comme l’avait Thierry Roland, tranche son ancien mentor à Téléfoot. Du coup, avec un Wenger ou un Liza qui se met au diapason, tu ne sautes pas au plafond… » Didier Roustan cite l’époque où les deux faisaient la paire deux fois par semaine sur TV5 Monde : « On s’est retrouvés à commenter de la Ligue 1, ça devait être en 2006-07. On commentait deux fois par semaine – un rythme qu’il ne pouvait pas mener avec les Bleus. Et je peux vous assurer qu’il était bien meilleur. » Une chose est sûre : à l’époque, ce diable de Neymar avait déjà des épaules de serpent.
Par Florian Lefèvre et Eddy Serres
Tous propos recueiilis par FL et ES, sauf ceux de Christian Jeanpierre tirés du JDD