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« C’est impossible d’être le vrai bon Suisse »

Par Florian Lefèvre
9 minutes
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Ce mercredi soir, la chaîne suisse RTS 1 diffuse le documentaire Fin de partie consacré à Bernard Challandes. Pendant un an, Benoît Goncerut et Fisnik Maxhuni ont filmé le volcanique sélectionneur suisse du Kosovo. En 2018, les deux réalisateurs avaient fait Zvicra Suisse » en albanais), un docu consacré à la communauté kosovare albanophone de Suisse, qui représente environ 300 000 des 8,5 millions d’habitants du pays. Deux films qui ont en commun le thème de l’identité plurielle. Alors, qu’est-ce qu’être suisse ? Qu’est-ce qu’être suisse d’origine kosovare ? Qu’est-ce qu’être sélectionneur suisse du Kosovo ?

Votre film Zvicra s’ouvre avec des plans de supporters en marge de la rencontre Albanie-Suisse (0-1) à l’Euro 2016. Comment était l’ambiance ce jour-là, en Suisse ? Benoît Goncerut : C’était fraternel. Ce jour-là, on a tourné à Lausanne, Nyon et Genève. On a vu des supporters avec le maillot de l’Albanie fêter le but de la Suisse. On voit dans le film que c’est un dilemme. D’un côté, tu as une forme de reconnaissance envers le pays qui t’a accueilli pendant la guerre – et qui t’a formé quand t’es footballeur. De l’autre, il y a tes racines. C’est aussi lié au fait que la moitié de l’équipe suisse est d’origine kosovare… Et d’ailleurs, il y avait même plus de joueurs dans l’équipe d’Albanie qui avaient le passeport suisse que de joueurs de l’équipe de Suisse qui avaient le passeport albanais.

Un match de foot, c’est le seul moment où t’es obligé de prendre parti.

Est-ce que ce match Albanie-Suisse de l’Euro a questionné beaucoup de Suisses albanophones sur leur identité ? Des gens qui ne se seraient pas posé ce genre de questions si ce match n’avait pas eu lieu ?Fisnik Maxhuni : C’est sûr !BG : Un match de foot, c’est le seul moment où t’es obligé de prendre parti. La réponse, face caméra, c’était souvent : « 50/50 ». C’est peut-être parce que les Kosovars de Suisse ont intégré le concept de diplomatie suisse…

Fisnik, tu as dit : « Les Kosovars de Suisse ont tendance à considérer la question identitaire comme une question piège ». Pourquoi ? FM : Plein de Kosovars se disent : « Mais, attends, moi si je veux paraître comme le bon Suisse, je ne sais pas exactement quoi faire, quels éléments respecter, quel étendard brandir… Et si je dis que je me sens kosovar, on va me reprocher de ne pas me sentir suisse parce que ça fait 20 ans que je suis en Suisse… » BG : Au-delà de la communauté kosovare de Suisse, il y a une grande partie de la population suisse qui a l’habitude d’évoluer en société avec deux ou trois nationalités différentes et qui est constamment en train de jongler avec ça, sans que cela ne pose de question. Être suisse, c’est un concept très compliqué à appréhender. Pour quelqu’un qui arrive ici, qu’il soit footballeur ou non, c’est tellement difficile de savoir ce qu’il faut faire… En France, tu chantes « La Marseillaise » , tu apprends la révolution française. Alors que nous, on a quatre langues officielles… (le suisse-allemand, le français, l’italien et le romanche, N.D.L.R.). FM : Je pense que la Suisse est hyper diverse malgré sa petite taille. Il y a des nationalismes très très forts. Cela change même d’une ville à l’autre ou selon que tu viennes de la ville ou de la campagne. En fait, j’ai l’impression que la Suisse ne fournit pas la boîte à outils pour devenir « vraiment » suisse. C’est pour ça que c’est impossible d’être le vrai bon Suisse.


Quand vous interrogez les personnages du film sur leur identité, il y a un panel très large de réponses. Certains se considèrent d’abord albanais, d’autres suisses, d’autres suisses-albanais…FM : Quand on a présenté le film, en introduction, je disais : « Faites des films si vous voulez faire une psychanalyse pas chère. » À travers les personnages, j’ai pu me questionner moi-même sur ces questions que j’avais refusé de me poser jusqu’au début de ma vie d’adulte (Fisnik est né en ex-Yougoslavie en 1989, il est arrivé en Suisse à l’âge de quatre ans, N.D.L.R.). Dans le film, chacun des personnages donne une perspective différente. C’est ce que l’on voulait montrer : il y a autant d’identités qu’il y a de gens. Cela n’a aucun sens, ce concept d’identité unique. Même si tu te dis au début du film, « ce sont tous des Kosovars », ils ont chacun quelque chose qui les distinguent les uns des autres.

Il y a autant d’identités qu’il y a de gens. Cela n’a aucun sens, ce concept d’identité unique.

Il y a un exemple qui l’illustre particulièrement : Jetmir Krasniqi, un joueur de Lausanne-Sport à l’époque. Il dit que s’il avait l’opportunité de jouer pour la Suisse, il opterait pour la Suisse. On le voit malgré tout avec le maillot de l’Albanie devant Albanie-Suisse. Finalement, deux ans plus tard, il est sélectionné avec… le Kosovo.FM : Que ce soit lui ou Laureta, on a aussi voulu les filmer sur une longue période pour montrer que ces gens sont dans des méandres de l’identité. Ils peuvent dire une chose un jour et son exact contraire le lendemain.BG : Laureta est revenue vers nous après en avoir parlé autour d’elle. (Elle avait dit : « Si on mélange le sang, ça va créer trop de problèmes. (…) J’aimerais que mon enfant soit 100% albanais » , N.D.L.R.) Peut-être qu’elle est tombée amoureuse d’un gars, tout simplement.

Zvicra est en français du début à la fin. Est-ce que c’était un choix de votre part d’interroger seulement des francophones ou alors c’est parce que l’on retrouvait surtout cette communauté dans la partie romande de la Suisse ? FM : C’est tout à fait le contraire, en fait ! La grande majorité de la communauté albanaise de Suisse vit dans la partie germanophone. Parce que la Suisse allemande a eu une grande influence en ex-Yougoslavie à l’époque. Pendant la guerre, on payait avec des Deutsche Mark, par exemple. Nous, on voulait faire un film dans notre langue. Donc, peut-être que Zvicra a une spécificité romande, même si on a essayé de le décliner à l’échelle suisse.

Zvicra

Challandes est tellement focus sur le foot, qu’il ne mesure pas totalement les enjeux politiques qu’il y a derrière.

Parlons de Bernard Challandes, le sélectionneur suisse du Kosovo que vous avez filmé pendant un an pour votre documentaire Fin de partie. En arrivant à la tête du Kosovo, en mars 2018, il n’était pas très au fait du contexte géo-politique. Il nous disait : « Moi, je croyais qu’on ne s’entendait pas bien avec l’Albanie »… C’est ce que vous avez aussi constaté ? BG : (Rires.) En fait, j’ai l’impression qu’il est tellement focus sur le foot, qu’il ne mesure pas totalement les enjeux politiques qu’il y a derrière. Et heureusement pour lui. Sinon, il ne bougerait pas de son banc tellement il serait tétanisé. FM : Pour le Kosovo, il y a un super avantage d’avoir Bernard Challandes : c’est vraiment le Suisse lambda. Il connaît un peu, mais pas trop. Si ça avait été un entraîneur qui connaissait très bien l’histoire, peut-être que celui-ci se serait positionné tout de suite. Alors que Challandes, on a l’impression qu’il découvre. Et, à travers lui, beaucoup de gens en Suisse découvrent le Kosovo.BG : En tant que passionné de foot, depuis qu’on est jeunes, on le voit régulièrement sur les plateaux TV. Il a un charisme, du bagou… C’est un gars qui est aimé en Suisse romande de par sa franchise. Il nous représente assez bien, je crois. Le capital sympathie que les gens ont pour Bernard Challandes se répercute sur cette jeune équipe du Kosovo.

Depuis que la sélection du Kosovo gagne des matchs (elle se retrouve à deux matchs de barrage d’une qualification pour l’Euro), comment est-elle suivie par les Suisses albanophones ? FM : Il y a vraiment beaucoup de gens ici qui ne savent pas se situer. Ils se disent : « J’ai supporté la Suisse, puis l’Albanie, maintenant il y a le Kosovo, je ne sais pas quoi faire. » Avant l’arrivée de Challandes, le Kosovo existait déjà en tant qu’équipe, mais dans ma famille ou chez mes amis, ça ne les intéressait pas. Ils se disaient : « C’est juste une petite équipe à deux balles qui récupère tous les joueurs qui ne jouent pas ailleurs. » À travers le fait que Challandes est suisse, qu’il a un certain CV et qu’il ramène des bons joueurs avec lui, là, tout à coup, on se dit que ça devient intéressant.

Fin de partie

Je sens qu’on est kosovars pour le foot et qu’on est albanais pour tout le reste.

À Pristina, la capitale du Kosovo, on voit davantage le drapeau de l’Albanie que le drapeau officiel du Kosovo. C’est ce drapeau à l’aigle bicéphale qui fait toujours office de drapeau national pour la majorité albanophone, on dirait… FM : C’est à peu près ça. On se retrouve tous derrière une ethnicité albanaise et un héritage qui remonte aux Illyriens. Il y un désamour de ce drapeau du Kosovo, parce qu’il a été imposé et que c’est un État qui est encore contrôlé par les instances internationales. Et je pense aussi qu’il y a un effet marketing : le drapeau rouge de l’Albanie est vraiment cool. Tu as envie de le montrer. Le drapeau du Kosovo, tu n’as pas envie de le montrer. Il est bleu avec des étoiles, t’as l’impression que c’est une force de l’ONU…BG : Entre le premier et le dernier match de notre tournage, on a quand même vu une évolution. Lors du premier match, en mars 2018, on ne voyait que des drapeaux de l’Albanie. Vu que les bons résultats se sont enchaînés et que le Kosovo a même battu l’Albanie, la sélection a contribué à créer une identité nationale. Dans les dernières séquences de notre film sur Bernard Challandes, tu vois quand même plus de maillots et de drapeaux kosovars.FM : Pour moi, pas tellement. Je sens qu’on est kosovars pour le foot et qu’on est albanais pour tout le reste. Parce que l’équipe du Kosovo fait rêver, mais l’Albanie, de par son histoire, fait plus rêver que ce que le Kosovo peut offrir. Mais c’est vrai qu’on a vu des pays se construire avec moins que cela…

à voir : Fin de partie – Bernard Challandes : un portrait, réalisé par Fisnik Maxhuni, écrit par Benoît Goncerut, diffusé ce mercredi soir à 22h10 sur RTS 1 et disponible pendant 30 jours sur le site de la RTS.

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