- Interview tactique
Bilardo : « Je suis l’inventeur du 3-5-2 »
L'Argentine n'a plus dépassé le stade des quarts de finale depuis 90 et sa finale au Mondial italien. Aujourd'hui directeur sportif de l'Albiceleste, Carlos Bilardo, le sélectionneur de l'époque, avait sa recette : le 3-5-2, qu'il décortique rien que pour nous.
On vous oppose souvent à César Menotti, le sélectionneur de l’Argentine victorieuse en 78. C’est quoi le « Bilardisme » ?
Ce que je sais, je l’ai appris d’Osvaldo Zubeldía, qui m’a dirigé à Estudiantes dans les années 60.
En quoi Zubeldía (vainqueur de trois Copa Libertadores consécutives entre 1968 et 1970 et de la Coupe Intercontinentale 68 face au Manchester de Bobby Charlton) était-il un précurseur à l’époque ?
Il a révolutionné le football. Il fut le premier à organiser des doubles séances d’entraînements quotidiennes, le matin et l’après-midi, à jouer le hors-jeu, à étudier l’adversaire. Auparavant, c’était mal vu. En 68, il a envoyé un émissaire observer Manchester avant notre finale de la Coupe Intercontinentale. Il eu aussi l’idée de faire tirer les corners gauche par des droitiers et vice-versa.
En Argentine, le sacre de 86 est encore très présent, mais les semaines qui ont précédées la Coupe du monde sont loin d’avoir été un long fleuve tranquille pour la sélection. Les gens critiquaient beaucoup votre 3-5-2…
Avant le Mondial, Maradona et venu me voir et m’a dit : « Je crois qu’on est seul » . Les gens en Argentine ne croyait pas en l’équipe, ne me comprenait pas. Quand j’ai décidé de mettre en place le 3-5-2, les gens se demandaient pourquoi j’avais décidé de jouer avec seulement trois défenseurs et autant de milieux de terrain. Je me souviens avoir déclaré : « Je préfère être compris par trente joueurs que par trente millions de personnes » , le nombre d’habitants qu’il y avait alors en Argentine.
Comment est né ce système ?
Je l’ai mis à l’épreuve avec Estudiantes en 82, puis ensuite lors d’une tournée de la sélection en 84, après notre défaite contre la Colombie (Ndla : 1-0, le 24 août en amical, à Bogota). Pas mal de gens doutaient de ma continuité à la tête de la sélection. Nous sommes partis en Europe jouer contre la Suisse, la Belgique et l’Allemagne. A l’aéroport, le commentateur de radio José María Muñoz s’approche et me dit : « Ne t’en fais pas, on gagne ces trois matches et ça se calme » . Lorsque j’annonce l’équipe aux journalistes qui nous suivent, ils me disent : « Tu t’es trompé Carlos, il y a trois défenseurs centraux » . Je leur réponds que non, qu’il ne faut pas qu’ils s’inquiètent, que c’est un changement tactique car les matches se gagnent au milieu de terrain et qu’après l’avoir testé durant deux ans à l’entraînement, le temps était venu de le mettre en place. Ça a marché : on a remporté les trois matches et j’ai conservé ce système jusqu’à la Coupe du monde.
Pouvez-vous nous citer quelques formations qui se sont inspirés de ce schéma tactique ?
Plus tard, de nombreuses équipes ont opté pour ce système. Les Pays-Bas avec Koeman, Riijkard et Van Tiggelen. L’Angleterre l’a utilisée sous la direction de Glenn Hoddle, avec Adams en libéro, Campbell à droite et Southgate à gauche. La finale de 2002, entre le Brésil et l’Allemagne, a opposé deux sélections évoluant avec trois défenseurs : le Brésil avec Edmilson en libéro, Lucio à droite et Roque Junior à gauche, et l’Allemagne avec Ramelow en libéro, Linke à droite et Metzelder à gauche.
Mais pour pouvoir jouer de la sorte, il faut des latéraux avec un sacré coffre. C’était le cas de ce Brésil là, avec Roberto Carlos et Cafú…
Roberto Carlos et Cafú sont des latéraux-milieux : ils sont davantage latéraux. En Argentine, nous avions (Juan Pablo) Sorín à gauche qui avait des caractéristiques similaires. Kily González, qui à l’époque jouait de l’autre côté, est plus un milieu-latéral. Et pourtant les deux remplissaient la même fonction, malgré leurs caractéristiques distinctes.
Pourquoi ce système est-il de moins en moins utilisé ?
J’ai l’impression que les entraîneurs n’ont pas les joueurs pour le mettre en place en sélection. Aujourd’hui, il est plus simple de jouer à quatre derrière, car c’est le système le plus courant en club et que les sélectionneurs n’ont pas le temps de développer le 3-5-2. Jouer à trois derrière, c’est très risqué. Cela donne du beau jeu si c’est bien assimilé, mais sans pratique, c’est difficile que ça fonctionne.
Pouvez-vous expliquer en quoi consiste ce fameux 3-5-2 ?
Derrière, un libéro, deux défenseurs centraux et deux « carrileros » (Ndla : joueurs de couloir), même si je n’aime pas trop les appeler comme ça, parce qu’on a l’impression qu’ils sont enfermés dans leur couloir. S’ils veulent venir dans l’axe, ont leur met une amende ? Je préfère les appeler milieux-latéraux à la limite… Comme la majorité des équipes jouent avec deux attaquants, on met les deux défenseurs centraux à leur marquage, avec un libéro en couverture, sachant que les latéraux doivent s’occuper du marquage des ailiers, non ? Même si je compte sur eux pour qu’ils attaquent davantage qu’ils ne défendent, et pas seulement du côté où il joue. Contre l’Allemagne (Ndlr : le 12 septembre 84, à Berlin, victoire de l’Argentine 3-1), afin qu’il intègre bien l’idée, j’ai mis (Ricardo) Giusti, un droitier, à gauche. Et je lui ai dit : « tu peux attaquer de ton côté, dans l’axe ou encore de l’autre côté, il n’y pas de souci » . (Ndlr : Giusti a marqué ce jour-là, sur un débordement « diagonal » , traversant le terrain de la gauche vers la droite…)
Vous tenez absolument à ce qu’on vous reconnaisse comme le père du 3-5-2. Il y a quelques années, vous avez déclaré : « Si quelqu’un m’apporte une vidéo d’une équipe qui utilisait ce schéma avant moi, je lui paye une semaine de vacances dans les Caraïbes » …
Oui, car dans le monde entier, on dit que je suis l’inventeur de ce système avec la Seleccion. Deux jours avant la finale de la Coupe du monde 98, Gérard Houllier m’invite à un congrès pour que je parle du 3-5-2. Dans l’assemblée, il y a les meilleurs entraîneurs du monde : Bobby Robson, Marcelo Lippi, Rinus Michel, Carlos Alberto Pareira, Arsène Wenger…et plus de six cent invités. L’écran, derrière moi, détaille mon palmarès d’entraîneur et précise : « Inventeur du 3-5-2 » . Mais ici, dans mon propre pays, ils ne veulent pas le reconnaître ! Alors en 2005, j’ai fait publier une annonce dans un journal disant : « Carlos Salvador Bilardo, créateur du 3-5-2 » . Si les journalistes m’en veulent et ne veulent pas le dire et bien je m’en charge !
Propos recueillis par Florent Torchut, à Buenos Aires
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