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Zyad Ibhais : « Mon frère a passé trop de temps en prison »
Abdullah Ibhais entame sa deuxième année de prison au Qatar. Autrefois cadre du Comité suprême chargé de l’organisation de la Coupe du monde au Qatar, ce Jordanien a été incarcéré pour une présumée affaire de pots-de-vin. Son frère, ainsi que de nombreuses instances internationales, soupçonnent plutôt une punition pour avoir refusé de couvrir un scandale impliquant des travailleurs exploités sur les chantiers des stades. Les comptes rendus de son procès racontent un jugement expéditif, sans preuves. Entretien avec Zyad Ibhais, son frère, qui a également fourni à So Foot plusieurs captures de conversations WhatsApp d’Abdullah et de sa direction allant dans ce sens.
Que s’est-il passé le dimanche 4 août 2019 ?Une manifestation de 5000 travailleurs a éclaté dans le district d’Al Shahaniya, à 40 kilomètres au nord-est de la capitale. Ils ont bloqué l’autoroute de Dukhan et ont annoncé une grève générale. On disait que certains de ces travailleurs étaient liés à la Coupe du monde, alors Abdullah, qui était le chef des relations médias et des réseaux sociaux arabes du Supreme Committee for Delivery & Legacy (SC), est allé les rencontrer avec des collègues. Sur place, il a vu de ses propres yeux tous ces travailleurs sans électricité en plein été au Qatar, sans eau, sans nourriture, avec des mois de retard de paiement. Certains étaient bien liés aux chantiers de la Coupe du monde. Ils participaient à la construction des stades d’al-Bayt et celui d’Education City. Il s’est pris en vidéo avec ces manifestants pour l’envoyer à ses supérieurs et leur montrer que certains de ces ouvriers devaient être aidés par le SC. À l’époque, un groupe Whatsapp appelé « Crisis Comms » (dont les conversations ont pu être consultées par So Foot) s’était créé pour échanger sur des stratégies de communication à adopter pour éviter un scandale national. Hassan Al Thawadi, secrétaire général du Comité suprême, a demandé à Abdallah de publier un communiqué et d’affirmer que ces travailleurs n’avaient rien à voir avec la construction des stades de la Coupe du monde. Mais mon frère a refusé d’adopter la stratégie du mensonge, car il pensait qu’elle pourrait nuire à l’image du pays et de sa Coupe du monde. Il voulait que ces erreurs soient corrigées pour les travailleurs et ensuite il pensait formuler un communiqué de presse dans lequel le SC avouerait avoir fauté, tout en mettant en évidence les rectifications.
On sent dans les conversations WhatsApp que votre frère refuse cela, car il croit en son devoir moral de transparence et d’humanisme.Il n’a jamais refusé de mentir pour nuire au SC ou au Qatar, mais par souci de transparence de cette institution. Il croyait en son travail et en les réformes [de la loi du travail] du pays. Il pensait qu’elles pouvaient porter leurs fruits. Mais ces travailleurs plus payés depuis des mois, vous devez leur fournir leurs salaires, de l’eau, vous devez leur fournir de la nourriture. Certains sont même allés voir l’ONG Qatar Charity pour subvenir à leurs besoins vitaux… Cette situation n’est pas quelque chose qu’Abdullah voulait cacher, taire ou mentir.
Dans les captures d’écran de ses conversations, on peut lire notamment :
« Je suis convaincu maintenant que nous faisons partie du problème, nous essayons de blanchir notre nom et de régler les problèmes de réputation sans voir de réel changement sur le terrain, et c’est la pire chose qui puisse arriver. Faisons-nous vraiment partie d’un complot visant à couvrir l’exploitation des travailleurs ? Sommes-nous du bon côté ? »
Ou encore quand sa supérieure lui demande de trouver une bonne formule pour dissocier les manifestations de l’organisation de la Coupe du monde :
« Quelle bonne tournure ? Mentir. Dissimuler. Exploiter [?!] »
Qu’est-il arrivé à votre frère après cela ?Il a été mis sur la touche pendant un moment. On ne le prévenait plus lors de réunions importantes. Hassan Al Thawadi et le management du Comité suprême ont commencé à le considérer comme un ennemi du pays et ont pensé que sa courte vidéo avec les travailleurs était en fait destinée à être diffusée sur internet alors qu’il n’a jamais voulu faire ça. Il l’a envoyée au groupe du Comité suprême qui devait se charger du bien-être des travailleurs.
Puis un matin du 12 novembre 2019, il est arrêté. Mais sur quelles bases ? Le SC l’a accusé d’avoir touché des pots-de-vin dans le but d’accepter un appel d’offres d’une entreprise turque [pourtant moins avantageuse], mais qui n’a jamais existé et d’avoir comploté avec un riche homme d’affaires saoudien. Six policiers qataris du département des enquêtes criminelles (CID) l’ont interrogé et ont menacé mon frère de disparaître s’il refusait de signer des aveux de culpabilité. Abdullah n’avait même pas droit à un avocat. Alors vous imaginez bien qu’il a fini par se résoudre à signer ce bout de papier. Plus tard, il a été transféré dans différentes cellules de prisons surpeuplées où il n’avait pas la place pour s’allonger. Il a fait une grève de la faim et puis il a attrapé le Covid-19, ce qui nous a inquiété, car les prisonniers infectés au Qatar ne bénéficient pas de traitement, mais se soignent uniquement avec des oignons et du citron… L’avocat de mon frère n’a même pas eu droit de se présenter à la première audience. Le juge a fini par le condamner à cinq ans de prison et 150 000 riyals qataris (39 000 euros) pour « corruption » , « violation de l’intégrité des offres et des bénéfices » et « atteinte intentionnelle aux fonds publics » , le 29 avril 2021. Puis après avoir fait appel en décembre 2021, la peine a été réduite à trois ans de prison. Ça fait 13 mois qu’il est enfermé.
Le tout sans aucune preuve, car quand on lit le compte rendu des audiences, on découvre que le seul policier chargé de l’investigation et le salarié du SC désigné pour l’enquête interne contre Abdullah avouent n’avoir rien trouvé de probant concernant la culpabilité de votre frère…Le juge s’est uniquement appuyé sur les confessions de mon frère obtenues par la force. Il lui a même lancé pendant une audience : « Penses-tu gagner contre le gouvernement ? Tu ne peux pas te dresser contre l’État qatari. » L’entreprise turque n’a jamais formulé cet appel d’offres. Il n’y a aucune preuve, et Abdullah n’a jamais touché de pots-de-vin. Quel était le montant ? Où est cet argent ? Comment l’ont-ils trouvé ? Personne ne le sait. Les preuves à son procès n’ont jamais été fournies et débattues. Il n’a jamais été question de ça. C’est juste que l’État qatari voulait le faire taire. Abdullah paye le prix d’avoir refusé de mentir au sujet des conditions de vie des travailleurs de la Coupe du monde. Nous ne sommes pas sur une affaire classique de justice, mais plus sur une affaire politique. Il n’est pas détenu sur des faits ou des preuves, sinon nous pourrions espérer sa libération prochaine. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne pouvait pas être libéré avant le lancement de la Coupe du monde, car il aurait pu parler ou révéler des choses aux médias. Le Qatar perçoit Abdullah comme un ennemi de l’État. Nous voulons seulement que justice soit faite pour Abdullah. Il a passé trop de temps en prison.
Quelles sont les dernières nouvelles que vous avez eues de lui ?Fin octobre, ils ont limité les visites à sa femme seule. Puis début novembre, mon frère a été envoyé à l’isolement pendant quatre jours. 96 heures sans lumière, sans climatisation, sous 40 degrés parfois, le privant également volontairement de sommeil en guise de torture. Tout ça parce qu’il a essayé de donner une lettre à sa femme pendant une visite. Ce n’était en aucun cas un document à destination d’un journaliste, révélant des secrets du Qatar ou de ses stratégies secrètes, mais c’était juste quelques mots pour son épouse. C’est curieusement pendant cette longue période d’isolement et d’impossibilité d’un quelconque rapport avec l’extérieur que la cour de cassation a annoncé soudainement la dernière audience, ne prévenant pas l’avocat d’Abdullah. Elle s’est déroulée sans même la présence de mon frère. Celle-ci a confirmé sa condamnation. La seule solution pour une libération d’Abdullah, c’est qu’il aille au bout de sa peine ou que la communauté internationale mette assez de pression sur l’État qatari pour le libérer et l’expulser. Nous ne demandons pas d’obtenir pour lui une faveur ou une grâce, mais seulement un procès équitable comme tout être humain sur Terre. Un jour ou l’autre, cela pourrait arriver une nouvelle fois pour un étranger de passage au Qatar. Voulez-vous être privé de vos droits ? Voulez-vous un jour être confronté à cela ?
L’ambassade jordanienne au Qatar aide-t-elle à la libération de votre frère ?La femme d’Abdullah a visité l’ambassadeur jordanienne il y a quelques jours et lui a demandé d’intervenir. On lui a répondu qu’on ne pouvait pas s’immiscer dans une affaire judiciaire. Vous savez, le gouvernement jordanien n’est pas là pour servir ses concitoyens. En tout cas, seulement quand ils ont des intérêts en commun. Dans le cas d’Abdullah, il n’y a pas d’intérêt à le protéger. Pourquoi intervenir ? C’est un simple citoyen d’origine palestinienne…
Propos recueillis par Quentin Müller et Pierre-Stéphane Fort