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Zinédine Zidane, l’éplucheur d’oignons
Depuis le début, on s’est trompé sur Zinédine Zidane. Cet entraîneur atypique qui vivait à rebours de toutes les modes nous ramenait en fait à l’essentiel. En football, il s’agit d’hommes et non de mécanique. De jouer et de faire jouer. Bref, d’aimer à la juste distance.
On dit tout parce qu’on ne sait rien. Plus on parle, plus on s’interroge sur ses méthodes, ses recettes même, plus on doute, plus on fabule, aussi. Voilà bientôt trente ans (depuis 1991, date de son premier but en première division) que cet homme habite nos écrans et nos souvenirs. Voilà trente ans qu’on cherche derrière la légende, la mystérieuse formule du succès. Il doit bien y avoir une façon de lui ressembler. On aimerait qu’il nous écrive un livre de développement personnel. Il nous révèlerait la formule de la gagne à tous les coups, la méthode du bonheur en 10, 20, 100 leçons. Peu importe, on est même prêt à se raser la tête, à marcher un peu sur l’intérieur de nos pieds, à courber le dos. On est prêt à singer tous ses défauts pour partager quelques instants la vie de cet homme. La semaine dernière Zizou nous a offert une nouvelle leçon. Poliment, on a versé avec lui quelques larmes après le match du titre contre Villarreal. La syntaxe n’est pas parfaite. L’accent français habituellement plus discret pointe fort. L’émotion est immense : « C’est énorme, c’est une lutte constante(…). Vraiment, je suis très reconnaissant à l’égard des joueurs.(…)C’est un truc d’équipe… »
Kroos-Casemiro-Modrić
Et puis c’est tout. Pas grand-chose d’autre à offrir que du travail, de la sueur, de la reconnaissance. Pire, quand il regarde la trajectoire du Zizou-entraîneur, l’exégète peine à lire la moindre révolution dans ses line-up. Quand d’autres réinventent le football à chaque match, nous rebattent les oreilles de half-spaces, de troisième homme, de gegenspressing, de blocs asymétriques ou déstructurés, de pyramides, de périodisation tactique ou de préférences motrices, Zizou ne nous livre rien que du vieux. Sa seule révolution a été de recruter le préparateur physique des champions du monde, Grégory Dupont. Le Real de Zidane, c’est la plus grande énigme des ingénieurs tacticiens : comment une équipe aussi banale dans son animation et sa préparation peut-elle à ce point dominer son époque ? Au temps où tout est science, où même les touches sont des occasions de but qui méritent un expert, à l’âge où l’on découpe le football en tranche minuscule au point de le rendre illisible, un homme prend le chemin inverse et nous rappelle quelques évidences. On aura beau cisailler, classer, hiérarchiser, on ne parviendra jamais à faire entrer dans nos grilles tactiques et nos concepts pointus les prodiges de cet homme : Marcelo transfiguré, Sergio Ramos assagi, Benzema ensauvagé. Il y a quelque chose qui résiste au scientisme et à la rationalité dans cette manière de changer les hommes. Ce n’est qu’un demi-paradoxe, en fait. Le club le plus irrationnel du monde était sous le charme de l’entraîneur le plus anormal du monde.
Marco Asensio à la 74e minute
Entendons-nous bien. Le mérite de Zidane ne tient pas en une idée, mais en une trajectoire. Ce qui fait que Zizou-entraîneur ne fera peut-être pas école (encore qu’en 30 ans, il nous aura appris à changer d’avis), c’est qu’à la différence de Lippi, Jacquet, Guardiola, Gourcuff ou Sacchi, Zidane n’est pas précédé d’une légion d’étudiants appliqués à se remémorer les grands gestes du maître. Zidane n’a pas créé de courant, n’a jamais rêvé d’être moderne, ne remplira jamais aucune chapelle. À part le côté droit de l’attaque déserté par Bale, jamais d’innovation dans ses équipes. Non, Zidane n’est pas un entraîneur révolutionnaire. C’est un conservateur, mais dans le bon sens du terme. Sa méthode est celle du travail, de la rigueur et de l’humilité. Une recette de toda la vida comme le dit très bien l’Espagnol quand il parle du gaspacho ou de la tortilla de sa grand-mère. L’expérience de toute une vie exemplaire ne tiendra jamais dans un schéma de jeu pour experts en plateau. Non. Mais elle permettra de glisser, un soir de juin, à un Marco Asensio très tendu avant de fouler à nouveau une pelouse officielle après un an de blessure, « rigole un peu, gamin, ça fait un an que tu n’as pas joué ». Le minot se marre. Une minute plus tard, il marque. On dit toujours tout, mais on n’écoute jamais rien.
Coupeur de citron ou éplucheur d’oignons ?
On s’imagine qu’un chef est l’un de ceux qui s’agitent sur le bord d’une pelouse en transpirant parfois plus qu’un latéral droit. On s’imagine qu’un leader est un homme capable de captiver une foule pendant des heures à la tribune de presse. On s’imagine que les grands hommes nous apparaîtront un soir d’Apocalypse sous des traits félins et monstrueux. Mais on a oublié que le vrai patron vient de pater en latin (le père, donc). Il s’agit donc d’être fort, certes, mais aussi protecteur et doux. Pour comprendre qui est ce chef, il faut écouter Sergio Ramos le soir du titre : « Zidane est la clé, c’est le patron qui nous montre le chemin et fait la différence. Il donne confiance à son joueur. Chaque fois qu’il apparaît, il est providentiel. Nous croyons en lui, il est unique. » Depuis le début, on s’est trompé sur Zidane. On le prenait pour un coupeur de citrons. Cet entraîneur atypique qui vivait à rebours de notre bavarde modernité nous ramenait en fait à l’essentiel. En football, il s’agit d’hommes et non de mécanique. De jouer et de faire jouer. Bref, d’aimer à la juste distance. Cet héritage est celui de Smaïl Zidane, le père de « Yazid » , poète à ses heures. Il avait un jour livré à sa descendance l’énigme de son rôle de guide lointain, mais aimant. Le tout en quelques vers : « Tout un chacun veut savoir / Ce que je deviens / Mon absence est un poids / Je suis comme l’éplucheur d’oignons / Nul ne sait si je pleure ou non. »*
Par Thibaud Leplat
* Smaïl Zidane, Sur les chemins de pierre, D’Aguemoun au stade de France, Michel Lafon, Paris, 2017, p. 246.