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Youssef Msakni, talent gâché
Youssef Msakni (32 ans), le capitaine des Aigles de Carthage, a quitté la Tunisie il y a près de dix ans pour poursuivre sa carrière au Qatar. Un choix qui en a étonné plus d’un dans son pays, où on lui prédisait un bel avenir en Europe, un continent seulement fréquenté lors d’une brève apparition à Eupen (Belgique).
Au mois de janvier 2019, les Belges du KAS Eupen, qui ont pour propriétaire la Fondation qatarienne Aspire, effectuent un stage sous le soleil de Doha, avant la reprise du championnat. L’effectif très cosmopolite du club germanophone voit un jour débarquer Youssef Msakni, capitaine de la Tunisie (90 sélections, 17 buts) et sous contrat avec Al Duhail, une des meilleures formations du petit émirat. Gravement blessé en mars 2018 (rupture des ligaments croisés du genou droit), qui l’avait privé de la Coupe du monde en Russie, l’attaquant vient d’être prêté à Eupen jusqu’à la fin de la saison. « Je ne le connaissais pas vraiment. Il sortait d’une grave blessure, et visait une participation à la CAN 2019. On a vu arriver un mec sympa, qui ne se prenait pas pour une star, à l’écoute et toujours là pour donner quelques conseils aux plus jeunes. Il nous avait ensuite retrouvés en Belgique, quelques jours après notre retour », se souvient le défenseur français Jordan Lotiès. « On voyait à l’entraînement qu’il avait un très bon niveau : un joueur très habile, technique, élégant. Sincèrement, je me suis demandé ce qu’il foutait au Qatar, car il avait le niveau pour jouer en Europe », ajoute l’ex-défenseur (Clermont, Dijon, Nancy, Osasuna) et qui, à 38 ans, évolue au FC Chamalières (National 2).
Lotiès : « Il avait le niveau pour jouer en Europe »
À Eupen, Mskani dispute 13 matchs sous les ordres de Claude Makélélé (7 en championnat, 6 en Coupe), inscrit 3 buts, mais ne marque pas spécialement les esprits. « Sincèrement, je n’ai pas beaucoup de souvenirs de ses prestations. Je me rappelle qu’il s’était bien adapté, qu’il ne semblait pas perdu, alors que passer de Doha à Eupen, c’est un sacré changement », poursuit Lotiès. L’aventure européenne de Msakni en Europe n’aura duré que cinq mois, et à 32 piges, celui qui est assis sur un contrat en béton armé à Al Arabi, où il touche un salaire mensuel à six chiffres assorti de primes juteuses, n’est sans doute pas près de venir une nouvelle fois étaler son talent sur le Vieux Continent. En 2013, alors qu’il s’apprêtait à signer au Qatar, l’attaquant de l’Espérance Tunis avait tenté de faire avaler à son auditoire que le Qatar pouvait être « un tremplin pour l’Europe ». Un argument que Raouf Guiga, un ancien président du Stade tunisien, balaie d’un revers de main : « Un tremplin vers l’argent, oui. Quand on a son niveau, on vise l’Europe. Depuis quand un joueur progresse en signant dans un championnat comme celui du Qatar ? Mais après tout, c’est son choix, et il faut le respecter ! »
Youssef Msakni, qui est né à Tunis, a en effet été formé au Stade tunisien, le célèbre club formateur situé dans le quartier du Bardo. Son père, Mondher, fut international tunisien et acheva sa carrière dans ce club. « Youssef a passé quatre ans chez nous avant de signer à l’Espérance de Tunis. On a très vite compris qu’il était au-dessus du lot. Techniquement, c’est du haut niveau, et pour tout le monde, il semblait évident qu’il avait les qualités pour jouer en Europe », poursuit Guiga. En cinq ans à l’Espérance, le frère cadet d’Iheb (34 ans, 7 sélections), un ex du Stade tunisien qui a joué avec son frangin et évolue désormais à l’ES Sahel, et aîné de Mohamed Aziz (passé par le Stade tunisien), Metlaoui et Soliman, s’est gavé de titres, dont quatre championnats et une Ligue des champions (2011).
Normalement, ces performances collectives, renforcées par de bonnes statistiques individuelles, dont un titre de meilleur buteur en 2011-2012 (17 buts) et un autre de meilleur joueur tunisien en 2012, auraient dû lui ouvrir les portes de l’Europe. Seulement voilà, Lekhwiya, qui deviendra plus tard Al Duhail, frappe à la porte des dirigeants espérantistes avec une offre de transfert de 11,5 millions d’euros. « Et à partir de là, c’était réglé. Le père de Msakni ne voulait pas que son fils refuse cette opportunité d’aller au Qatar, pour gagner beaucoup plus qu’en Tunisie et même en Europe. Comme l’Espérance, qui avait dû nous l’acheter autour de 50 000 euros, allait réaliser une superbe opération, malgré un pourcentage pour le Stade tunisien, cela arrangeait presque tout le monde », poursuit Raouf Guiga. À l’époque, le choix de Msakni de s’exiler à seulement 22 ans et quelques mois dans un championnat faiblard, mais rémunérateur interpelle et devient un sujet de conversation récurrent. Dix ans plus tard, le sentiment ne s’est pas vraiment dissipé en Tunisie. « Il a fait un choix qu’il faut respecter. Il a privilégié la qualité de vie et le fait de gagner beaucoup d’argent, mais bien sûr que j’aurais aimé le voir jouer en Europe, car il avait largement le niveau pour s’y imposer. Il aurait pu y tenter sa chance, avant de terminer sa carrière au Qatar. Évidemment, aujourd’hui, c’est trop tard », constate Nabil Maâloul, qui fut son coach à l’Espérance, à Al Duhail et en sélection nationale.
Lille et le coiffeur de Lotiès
Dans le golfe Persique, Msakni empile les titres en même temps que son compte en banque s’épaissit. Cinq titres de champion, trois Coupes du Prince et deux Supercoupes, des buts, et le statut d’un des meilleurs joueurs de la Qatar Stars League. « Rien d’étonnant à cela, c’est un super footballeur, et malgré le fait qu’il joue depuis près de dix ans dans un championnat dont le niveau n’est pas très fort, il a toujours su l’élever lors des matchs de la sélection. On voyait aussi qu’il était toujours très heureux de retrouver l’équipe nationale. Youssef, c’est un garçon avec une assez forte personnalité, mais qui n’a pas un comportement de star », souligne Alain Giresse, sélectionneur des Aigles de Carthage de décembre 2018 à août 2019 et viré malgré une bonne quatrième place obtenue lors de la CAN 2019 en Égypte. « On voyait aussi sa grande popularité au pays, que c’est un joueur très apprécié, et très impliqué », poursuit l’ex-milieu de terrain des Bleus, qui a vite rallié la caravane des dubitatifs sur les choix de carrière de son ancien joueur qui, au passage, a participé à 7 éditions de la CAN. Il se raconte même qu’un club français (Lille ?) lui aurait proposé de venir démontrer toute l’étendue de son talent dans l’Hexagone, mais que les conditions salariales ne l’auraient pas incité à quitter son cocon qatarien.
Le match contre la France mercredi pourrait permettre à la Tunisie, en cas de victoire et en fonction du résultat de Danemark-Australie, de se qualifier pour la première fois pour le second tour d’une Coupe du monde. « C’est lors de confrontations de ce genre qu’on attend beaucoup de lui. Comme tous les Tunisiens, je pense qu’il a un peu gâché sa carrière, et on ne saura jamais ce qu’il aurait fait en Europe », glisse Zied Jendoubi, journaliste à Carthage +. Et depuis Clermont-Ferrand, Jordan Loties, qui admet ne pas suivre avec beaucoup d’assiduité ni le championnat qatarien ni la sélection tunisienne, jettera sans doute un œil sur la prestation de son éphémère coéquipier à Eupen : « Même si j’ai de ses nouvelles via mon coiffeur à Clermont, qui est d’origine tunisienne et qui me parle régulièrement de lui… »
Par Alexis Billebault