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Yoann Blin : « Je travaillerai le lendemain à 6h45, qualification ou pas qualification »
Drôle de jeudi. Rendez-vous pris dans un fast-food de Gonfreville, commune qui jouxte les bords de mer du Havre, voilà que débarque David Bangala, défenseur du club, tout juste de retour de l'enterrement de Nathaël Julan. À ses côtés, Yoann Blin (26 ans), portier du club et infirmier dans la vie, accepte de prendre un instant pour parler de son prochain gros patient : Lille, ce samedi, en 16e de finale de la Coupe de France (15h).
Tu bosses au Centre de convalescence La Roseraie, avec des personnes âgées. Quelles sont leurs réactions au parcours du club en Coupe de France ?Déjà, la plupart des gens ne savaient pas que je jouais à Gonfreville avant la qualification contre Saint-Brieuc en 32es. Mais après le tirage, avec les sollicitations des médias, je me suis fait pas mal charrier. « Ah, t’es devenu une star… »
Du coup, j’ai des patients, entre 70 et 80 ans, qui ont joué au HAC plus jeunes ou qui connaissent le président de Gonfreville, et qui me parlent du match. C’est aussi un moyen d’échanger. Il y en a qui sont vraiment seuls, ça fait un peu de peine à voir. Malheureusement, on n’a pas beaucoup de temps puisqu’on est deux infirmiers pour une cinquantaine de personnes, mais on essaye de passer un maximum de temps avec eux pour discuter. Le week-end où on a gagné contre Saint-Brieuc, il y avait Trélissac-OM le lendemain. Je faisais mon tour de médicaments, et des patients regardaient le match sur la télé. C’est marrant, on avait fait la même compétition la veille, et là, les gars passaient à la télé !
Ils t’ont sûrement regardé la veille.Notre match était sur Eurosport Player et je crois qu’il n’est pas disponible sur le bouquet qu’on propose… En plus, ils n’ont pas internet, pas de tablettes. Ils ont 80 ans, quoi. Tant qu’ils ont France 2 et France 3, ils sont contents.
Ça regarde quoi, un vieux au fémur cassé ?Les jeux de France 3 : Slam et Des Chiffres et des Lettres…
Harry… On dit que c’est des émissions de vieux, et le fait est que ça se vérifie dans leur public. Ça n’est pas nul, mais c’est une question d’horaire. Un milieu d’après-midi, si t’es pas retraité, tu ne peux pas regarder. (Rires.)
Tu as suivi le mouvement de grève contre le projet de réforme des retraites ?C’est surtout à l’hôpital Jacques Monod qu’il y a eu des grèves, parce qu’eux sont dans le public, et nous dans le privé. Mais c’est pas pour autant qu’on ne les soutient pas. Moi, j’adore mon métier, mais c’est une profession qui n’est pas du tout reconnue. On n’est pas payés comme on devrait l’être. On ne fait pas un métier pour l’argent, mais c’est quand même important, parce qu’à la fin du mois, t’as un crédit à payer, un loyer… Si je gagnais ma vie en tant que footballeur, je ne serais pas infirmier. On ne se rend pas compte. J’entends certains qui veulent résumer mon métier à donner des médicaments et faire des piqûres. Oui, mais à côté, on fait de la surveillance, il faut être disponible pour les patients, pour les familles qui viennent, les médecins, il y a l’administratif à gérer, les transports, les rendez-vous à prendre… C’est une fois diplômé qu’on prend conscience d’à quel point l’infirmier est multi-tâches. Parce qu’à partir du moment où il y a un problème, peu importe son type, c’est l’infirmier qu’on va voir.
Crédit : Benoit DBN
Les proches sont souvent source de problèmes…Il y a des familles très coopératives qui comprennent très bien qu’on ne peut pas être tout le temps dans la chambre avec le patient, qui est souvent leur parent. Et d’autres qui sont source de prises de tête et qui nous font perdre du temps.
Plusieurs joueurs de Gonfreville sont dockers, profession majoritairement en grève depuis plusieurs semaines. Le port du Havre est complètement bloqué, en ce moment.Les dockers de l’équipe ont continué de travailler jusqu’à maintenant, mais il y a un mouvement de grève qui va arriver.
Comment on arrive à mêler une journée de boulot avec des obligations d’entraînement pour une grosse compétition ? C’est très compliqué, d’autant que moi je travaille en douze heures. Je fais 6h45h-19h. Parfois je peux terminer à 18h30, ce qui me permet d’arriver à peu près comme il faut à l’entraînement, qui commence lui à 18h. Je suis donc toujours un petit peu en retard. Mais quand je termine à 19h30, le temps que j’arrive et que je me change, c’est déjà terminé. L’avantage des douze heures, c’est que j’ai un peu plus de repos, comme aujourd’hui (entretien réalisé jeudi soir, N.D.L.R.) où je n’ai pas travaillé. Mais se lever à 6h du mat’ et enchaîner avec un entraînement pour rentrer à 21h30… Tu manges, tu vas te coucher, et tu enchaînes le lendemain. Dur.
Tu fais combien d’heures par semaine ?J’oscille entre des semaines de 60h et d’autres de 30h. Ça dépend.
Tu peux nous raconter ton lendemain de victoire contre Saint-Brieuc ?Le match a dû terminer aux alentours de 18h. Bon, là c’est la folie, on est qualifiés, on n’en revient pas, truc de dingue. On repart en car du stade, et le président nous invite à manger au Brother’s Snack, le kebab de Gonfreville.
Le problème, c’est que je travaille le lendemain, et que je me lève à 6h du mat’. On est arrivés à minuit sur place, et je ne me sentais pas d’enchaîner. J’aurais bien aimé passer ce moment-là avec les gars, mais j’ai pris ma bagnole et je suis rentré me cuire le premier truc qui m’est passé sous la main dans le frigo. J’ai vu ma compagne, puis je suis allé me coucher. Écoute : je n’ai jamais réussi à dormir. J’étais trop excité par la qualification. Et le réveil à 6h le lendemain, horrible. Horrible parce que retour à la réalité. J’ai joué un 32e de finale de Coupe de France la veille en Bretagne, et là, je me retrouve à 6h45 avec mes patients, ça a été une très très grosse baffe. C’est là que tu vois la différence avec le monde pro, où on aurait eu entraînement, repos ou libre. Là, je joue un match, et le lendemain, je suis au travail. C’est un autre match, sauf qu’il ne dure pas 1h30, mais 12h. (Rires.)
« C’est sûr que je ne vais pas continuer encore des années comme ça. » C’est de toi. Qu’est-ce que tu arrêteras en premier, le foot ou le boulot d’infirmier ? Ça va être compliqué pour moi d’arrêter le foot, ça fait quasiment vingt ans que j’en fais. Après, j’adore mon métier, mais on devrait être mieux payés pour tout ce qu’on fait. Quand je vois des potes qui ont fait un an d’études pour devenir opérateur, gérer la sécurité chez Total ou en pétrochimie, et qui se font des 2500 euros par mois en travaillant beaucoup moins… « Merde, j’ai raté un truc ! » Je vais peut-être me lancer dans le libéral, mais je ne suis peut-être pas prêt à assumer la somme de travail.
D’autant que tu viens d’acheter une maison si l’on en croit la presse locale, et que ta compagne est enceinte… Oui, la maison qu’on a achetée nécessitait quelques travaux, ma compagne qui est enceinte… Je ne peux pas claquer des doigts et démissionner. En plus du travail et du foot, il va y avoir la petite qui va se rajouter, je vais avoir des nuits encore plus courtes. (Rires.) Là pour le coup, les primes de la Coupe de France sont vachement utiles.
Il est généreux Michel Garcia, le président de Gonfreville ?Ah la question piège… Généreux je ne sais pas, parce que je ne sais pas ce que notre parcours lui rapporte. Mais en tout cas, les primes sont sympas.
Quels sont les points communs entre un bon infirmier et un bon joueur de foot ?Étant gardien, je dirais un maximum de responsabilités. Au travail, on a cinquante personnes sous notre charge à deux, voire tout seul les après-midi en week-end.
Ce sont aussi des métiers où l’erreur peut être fatale…
À la Roseraie en convalescence ça va, c’est plutôt tranquille, mais une erreur peut vite arriver. Tout infirmier a déjà fait des erreurs, et moi le premier. Après, quand tu fais une erreur dans les buts, tu prends un pion, ça reste du foot. Si demain je me trompe de médicaments, je peux entraîner la mort de quelqu’un.
Tu as pris ta journée de samedi ?Oui ! Mais du coup, je travaille demain (aujourd’hui, N.D.L.R.) et je ne peux pas m’entraîner. J’ai pris mon samedi et je travaille dimanche à 6h45, qualification ou pas qualification. Dur retour à la réalité.
À l’époque où tu étais au centre de formation du HAC, tu as écrit une lettre au coach de la réserve d’Amiens pour qu’il te prenne, et ça a marché. C’était quoi, les mots magiques ?C’était en 2012, je jouais encore en U19 au HAC. On m’avait clairement dit que l’année suivante, je pouvais venir m’entraîner, mais que je ne jouerais pas. Ça ne m’allait pas. Mes parents n’avaient pas voulu que je prenne d’agent, alors j’ai moi-même envoyé des lettres à à peu près tous les clubs de Ligue 1, Ligue 2 et National. Une cinquantaine au total, à la main, chez moi, avec CV. J’ai fait un essai non concluant à Nantes, puis celui à Amiens s’est bien passé et j’ai signé.
On a perdu la culture de la lettre manuscrite.Si ça n’avait tenu qu’à moi, j’aurais fait mes lettres à l’ordi, copié-collé et on imprime. Mais mon père m’a gentiment conseillé de le faire à la main, parce que ça « faisait plus professionnel » . Je ne sais pas si ça a aidé, mais quatre mois plus tard, je signais à Amiens où je suis resté deux ans. J’ai ensuite fait cinq ans au SC Frileuse parce que mon frère jouait là-bas, et que je voulais arrêter le foot de haut niveau pour avoir un métier. Mon frère est également infirmier. Et le petit troisième veut le devenir aussi, il joue au HAC.
Ce match contre Lille ce samedi soir, c’est un des plus grands moments de ta vie ?
Assurément. Ça va être un très très grand jour. Mais il y en a eu un autre : quand on a gagné la Coupe Nationale en U14 avec l’équipe de Normandie, avec Benjamin Mendy. Il n’y a que lui qui est sorti pro d’ailleurs, alors qu’on avait une génération de dingues. Puis il y a le jour où j’ai appris que j’allais être papa, plutôt pas mal comme journée. Le match contre Lille, c’est de toute façon mon premier match contre une Ligue 1.
Ça fout la trouille de jouer devant 13 000 personnes ?Ça ne fout pas la trouille, ça fout la pression. Déjà à Saint-Brieuc, ils étaient 4 000, c’était impressionnant. Alors là… Truc de fou.
Tu préfères bien faire les choses devant 13 000 personnes ou devant tes 50 patients ?Pas de préférence. Je veux faire les choses bien contre Lille, et je veux que mes patients aillent bien quand j’irai travailler dimanche.
Propos recueillis par Théo Denmat, à Gonfreville