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William Martucci : « Tout le monde sait que ces clubs pourraient partir du jour au lendemain jouer leur propre compétition »

Propos recueillis par Pierre Rondeau
6 minutes
William Martucci : « Tout le monde sait que ces clubs pourraient partir du jour au lendemain jouer leur propre compétition »

William Martucci est un ancien consultant pour l'UEFA, en charge du développement des compétitions de clubs. À ce titre, il a participé à toutes les étapes de construction de la prochaine mouture de la Ligue des champions et observé, de près, les attaques de la Superligue. Pour le fondateur du compte Caméra opposée, le football européen a encore un avenir fort, si et seulement s’il est capable de se réformer durablement.

En quoi consistait exactement votre travail au sein de l’UEFA ?Je travaillais chez TEAM Marketing, l’agence qui gère la commercialisation des compétitions de clubs de l’UEFA depuis 1991. Mon rôle était celui d’un consultant en stratégie. La direction marketing de l’UEFA nous demandait notre avis sur tous les sujets qui peuvent faire varier la valeur des droits, et on leur partageait nos analyses et recommandations qui finissaient ensuite devant les clubs. J’ai beaucoup travaillé sur le format des compétitions et en particulier sur la fameuse réforme pour 2024.

Tous les trois ans, les clubs les plus riches réclament des changements pour augmenter leurs revenus et asseoir un peu plus leur statut. Ils y arrivent presque à chaque fois.

On a longtemps reproché à l’UEFA d’être intéressée par le seul aspect pécunier avant le développement du football. La prochaine Ligue des champions en serait la preuve. Que répondez-vous à cela ? En quoi une compétition à 36 soutiendrait la compétitivité du football ?Je crois que le rapport de force entre l’UEFA et les clubs est mal compris. L’instance a pour objectif de protéger le modèle européen basé sur des championnats qui ne fonctionnent que si les inégalités économiques entre les clubs restent limitées. Ce modèle doit permettre de donner sa chance à tout le monde. On voit bien que c’est de moins en moins vrai, en partie à cause des réformes comme celle qui arrive pour 2024. Tous les trois ans, les clubs les plus riches réclament des changements pour augmenter leurs revenus et asseoir un peu plus leur statut. Ils y arrivent presque à chaque fois grâce à leur pouvoir de marché et au droit européen de la concurrence. Tout le monde sait que ces clubs pourraient partir du jour au lendemain jouer leur propre compétition et faire chuter les revenus de tous les autres. Pour limiter autant que possible les inégalités, la priorité absolue de l’UEFA est d’abord de continuer à exister et à exercer un contrôle sur les coupes d’Europe, notamment sur le montant qu’engendrent ces compétitions et la façon dont il est distribué. Elle collecte et verse aujourd’hui près de 3 milliards d’euros par saison aux clubs. Cet argent est distribué de telle sorte qu’il pèse relativement peu sur les inégalités grâce à des mécanismes de redistribution de la C1 vers la C3 ou même vers les clubs non qualifiés. Quand on ajoute les dotations de l’UEFA, la part des revenus du foot européen captée par les 15 clubs les plus riches passe de 34 à 35%. C’est déjà énorme, mais ce serait largement pire si on abandonnait la gestion des compétitions aux intérêts privés des clubs. À chaque cycle de négociations, l’instance doit donc céder juste assez pour éviter de tout perdre. Et à chaque fois, on ne retient que les changements et on les attribue à une forme de cupidité. Mais pour 2024, nous avons évalué et rejeté des formats qui engendraient beaucoup plus de revenus pour l’UEFA et les clubs ! C’est d’ailleurs pour ça qu’ils ont mis leur menace à exécution en lançant la Superligue. Ils ont obtenu deux journées supplémentaires, car cela devenait impossible de ne pas céder sur ce point. Mais on n’a presque pas bougé sur leur autre priorité qui était le système de qualification. Et le format complique même la tâche des meilleures équipes en supprimant pour la première fois l’injustice des chapeaux et en ajoutant un barrage.

Florentino Pérez fait semblant de ne pas comprendre qu’il a créé les problèmes qu’il prétend maintenant résoudre.

Comment l’UEFA a réagi face aux attaques des partisans de la Superligue ? Florentino Pérez considère que les jeunes ne sont plus intéressés par le foot et qu’il faut resserrer les compétitions, mettre plus de Liverpool-Real Madrid plutôt que des matchs sans intérêt. Qu’en pensez-vous ?Florentino Pérez fait semblant de ne pas comprendre qu’il a créé les problèmes qu’il prétend maintenant résoudre. Certains fans supportent de plus en plus les grosses équipes car elles écrasent les autres. Les affiches européennes ont gagné en importance, car les matchs de championnat sont devenus trop prévisibles. En réponse, il propose d’augmenter considérablement les revenus du Real, de baisser ceux de la Liga et donc de la majorité des clubs espagnols, mais de continuer à jouer 30 matchs par an contre ces clubs. Ses arguments ne tiennent pas, il y a d’autres moyens de rendre le football plus compétitif, mais il ne veut pas en entendre parler. Il cherche avant tout à sécuriser définitivement la place de son club parmi l’élite et à prendre le contrôle du football européen.

Êtes-vous inquiet de la future décision de la CJUE (Cour de justice de l’Union européenne) concernant la question du monopole de l’organisation des compétitions de l’UEFA ? Les partisans de la Superligue le disent eux-mêmes : il faudra dans tous les cas convaincre l’opinion publique. D’une certaine façon, tout le monde se comporte depuis 30 ans comme si l’UEFA avait déjà perdu ce procès, puisque le chantage des clubs fonctionne. Der Spiegel a révélé il y a un an qu’une agence de communication avait été engagée pour discréditer l’UEFA et pour convaincre les fans et les faiseurs d’opinion. C’est cette stratégie qui m’inquiète le plus, elle est déjà à l’œuvre. Il n’est pas difficile de faire croire que les deux projets se valent en jouant sur la confusion entre les choix faits par l’instance et ce qui lui est imposé. Beaucoup de fans ne comprennent pas à quoi elle sert ni comment elle fonctionne ou ce qu’elle fait de l’argent qu’elle récolte, ils pensent que ce conflit oppose deux organisations équivalentes qui veulent chacune s’enrichir le plus possible.

Il est possible de revenir vers un football européen réellement ouvert où chaque club peut se hisser au sommet de la pyramide.

L’Europe du football a-t-elle les moyens de se réinventer ? Il existe actuellement une pétition en faveur d’une plus grande régulation du football continental. Qu’est-ce qu’elle préconise et quelles solutions pourrait-elle apporter ?L’UEFA n’a pas assez de pouvoir pour protéger notre modèle. Même après l’échec de la Superligue, nous restons dans une situation absurde où elle doit nouer des alliances avec certains clubs contre d’autres et risquer de se compromettre, en plus d’écorner son image. Il n’y aura pas d’issue positive tant que le droit européen ne changera pas pour autoriser clairement un monopole sous conditions afin de protéger le régulateur tout en lui imposant certains objectifs. Ce régulateur peut être l’UEFA ou une nouvelle instance d’ailleurs, peu importe tant qu’elle retrouve une vraie indépendance. C’est dans cette logique que l’association européenne des supporters a lancé l’initiative Win It On The Pitch pour demander à la Commission européenne de proposer de nouvelles législations et de créer une exception sportive. Elle rencontre malheureusement très peu de succès, les fans ne voyant pas toujours le rapport entre les dérives du foot business et les lois européennes. La décision de la CJUE réveillera peut-être le législateur, mais nous aurons besoin d’une pression populaire autour de messages clairs. Il est possible de revenir vers un football européen réellement ouvert où chaque club peut se hisser au sommet de la pyramide.

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