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Vladimir Nabokov, les gants et la plume

Par Adrien Candau
Vladimir Nabokov, les gants et la plume

Le football traverse les œuvres de l'auteur de Lolita, qui voyait dans le sport roi une alternative à la guerre, un exutoire à la violence et une activité charnelle, qui sublime ou remplace le désir. Un jeu parmi les jeux que Nabokov avait délibérément choisi de pratiquer à un seul et unique poste : celui de gardien de but, objet ultime de sa fascination pour le ballon rond.

Il existe assez peu de vidéos de Vladimir Nabokov. La diffusion d’images du célébrissime auteur de Lolita en janvier 2008 par Thirteen, une chaîne de télévision new-yorkaise, avait donc été remarquée et saluée. On peut y voir le romancier russe à Montreux, en Suisse, où il avait élu résidence en 1959. Son exil helvète était alors intervenu seulement quatre ans après la publication de Lolita, son roman le plus iconique, adapté au cinéma par Stanley Kubrick en 1962. Dans ce document rare, on peut observer Nabokov faire visiter sa résidence, entamer une partie d’échecs avec sa femme et… jouer au football. Le romancier, alors âgé d’une soixante d’années, n’aurait donc jamais cessé de taquiner le ballon, à l’occasion. La chose, en réalité, ne surprendra que les non-initiés à l’œuvre du bonhomme. Vladimir Nabokov, disparu en 1977, aimait le football. Une passion qu’il a subtilement conceptualisée dans ses écrits, mais qu’il a aussi exercée de lui-même, sur le terrain. À un seul et unique poste, où il pouvait porter sa différence comme un fier étendard : celui de gardien de but.

Le père de Nabokov était très anglophile, très libéral. Et quand on était libéral en Russie au début du XXe siècle, on regardait vers l’Angleterre. L’intérêt de Nabokov pour le football est probablement lié plus largement à son intérêt pour le Royaume-Uni.

A very english man

La première trace du sport roi dans l’œuvre de Nabokov est antérieure à son premier roman, Machenka, qui sera publié en 1926. Issu d’une famille cultivée et libérale de l’aristocratie pétersbourgeoise, Nabokov fuit la Russie avec sa famille, à la suite de la révolution bolchévique de 1917. Ces derniers finissent par s’installer au Royaume-Uni, où Nabokov devient étudiant au Trinity College de Cambridge, entre 1919 et 1923. C’est là qu’il peut renouer avec le football, en jouant gardien de but pour une des équipes du prestigieux établissement. « Quand il vivait à Saint-Pétersbourg, Nabokov avait été envoyé étudier dans une structure privée, l’école Tenishev. On y prodiguait un enseignement qui s’inspirait du modèle d’éducation britannique. Le cursus comprenait, entre autres choses, la pratique du football », explique Thomas Karshan. Ce maître de conférence en littérature à l’université anglaise d’East Anglia est l’auteur de Vladimir Nabokov and the Art of Play, un essai qui inscrit la fascination de Nabokov pour les jeux en tous genres – et notamment le football – comme la force motrice de son œuvre littéraire.

« Le père de Nabokov était très anglophile, très libéral. Et quand on était libéral en Russie au début du XXe siècle, on regardait vers l’Angleterre. L’intérêt de Nabokov pour le football est probablement lié plus largement à son intérêt pour le Royaume-Uni. » En février 1920, l’étudiant Nabokov compose donc un poème sobrement intitulé Football. Il s’y met en scène comme gardien de but de Cambridge, en train de prêter l’oreille à une conversation entre deux spectateurs pendant un match. L’un d’eux est une étudiante par qui Nabokov est visiblement attiré, l’autre un jeune homme, qui décrit Nabokov comme un individu « venu d’un pays étrange, où le sang retombe sur la neige ». Le poème exalte la nostalgie de Nabokov, déraciné de son pays natal, et souligne le contraste entre la Russie, qui sera déchirée par la guerre civile jusqu’en 1923, et l’Angleterre, terre de passions maîtrisées et décemment canalisées à travers le sport, notamment le football.

Une histoire de violence

En septembre 1921, Nabokov écrira aussi Olympicum, un poème dédié « à la musique du mouvement » des sports chers à son cœur qui, contrairement à Football, ne sera jamais publié. Lorsqu’il y évoque le ballon rond, il romance les origines de jeu, en imaginant une vieille ville sculptée, où un hérétique a été exécuté. La tête du criminel, coupée, placée dans un sac, est alors joyeusement trimbalée par la foule à coups de pied dans toute la cité. « De ce combat sauvage avait alors surgi un jeu harmonieux », écrit Nabokov. C’est la violence du sport qui semble alors fasciner l’écrivain, et plus précisément comment la pratique sportive permet d’extérioriser l’agressivité, la négativité, à travers un jeu régi par des règles. « Dans l’acte de jouer, Nabokov est toujours intéressé par la façon dont le jeu contient la violence, et la transforme, sous d’autres formes, reprend Thomas Karshan. Il loue la façon dont la violence est transmutée en quelque chose de beau, d’esthétisé par la culture, la littérature et le sport. Il voyait d’ailleurs le sport comme une alternative à la guerre. Comme une sublimation de la guerre, pour être plus précis. On peut penser qu’il y voyait également une sublimation du sexe. »

Nabokov loue la façon dont la violence est transmutée en quelque chose de beau, d’esthétisé par la culture, la littérature et le sport.

De fait, son poème, Football, est traversé d’une tension et d’une frustration sexuelle évidente, Nabokov ne pouvant engager le dialogue avec la jeune femme qu’il entend derrière son but. Celle-ci ne tarde en effet pas à délaisser le spectacle du match, pour vaquer à d’autres activités. Nabokov reprendra partiellement ce motif narratif dans son roman L’exploit, publié en 1931. Dans cette fiction très autobiographique, le personnage principal, Martin, joue au football à l’université de Cambridge et est éconduit par Sonia, une jeune fille qui se refuse à ses sentiments. « Est-ce que le sport remplace le sexe ? Est-ce que les pulsions sexuelles s’expriment à travers le sport ? On peut interpréter le rapport de Nabokov avec la pratique sportive de bien des façons, théorise Thomas Karshan. Par exemple, dans Lolita, vous avez cette scène où Humbert joue au tennis avec Lily(le surnom de Lolita, N.D.L.R). Humbert, qui narre le roman, décrit ce moment comme quelque chose de beau, de sexy. Mais on ne peut pas dire si le sport est une sublimation du sexe, une substitution ou une simple extension. »

Le gardien des symboles

Nabokov sera en revanche beaucoup moins cryptique quant à la fascination qu’exerce sur lui le rôle de gardien de but. Dans son autobiographie, Autres rivages, publiée en 1951, Nabokov fait l’éloge lyrique du poste de portier : « Parce que son rôle le tient à l’écart, solitaire, impassible, le gardien de but rivalise avec le matador et l’as d’aviation en tant qu’objet d’adulation frémissante. Son chandail, sa casquette, ses genouillères, les gants qui dépassent de la poche à revolver de son short, le distinguent du reste de l’équipe. Il est l’aigle solitaire, l’homme de mystère, le défenseur ultime. »

Nabokov jouera gardien de but aussi bien dans les formations universitaires de Cambridge que dans l’équipe de football de la diaspora russe de Berlin, une ville où il s’installera dès 1923, après avoir été diplômé. « Nabokov avait toujours une raison de faire ce qu’il faisait, explique Thomas Karshan. C’était un vrai dandy. Tout ce qu’il entreprenait était symbolique. Choisir d’être gardien de but, par exemple : Nabokov est intéressé dans ses romans par l’individu, et plus précisément par les marginaux, les exceptions, ceux qui tordent les règles, les conventions, parce qu’ils ne peuvent ou ne veulent pas s’y plier. Le gardien de but, justement, est le seul joueur qui peut toucher le ballon avec ses mains. »

« J’étais moins le gardien d’un but de football que le gardien d’un secret »

Dans Autres rivages, le romancier décrit aussi l’expérience du gardien de but comme un voyage vers soi, invisible aux yeux des autres joueurs. La surface est le sanctuaire du portier, intime et inviolable. Observer le match depuis les cages est une invitation à la contemplation, un cheminement intérieur qui exalte les fantasmes et transcende les sens : « Heureusement, le jeu finissait par basculer vers l’extrémité opposée du terrain détrempé… Les sons lointains et brouillés, un cri, un sifflement, le bruit d’un coup de pied, tout cela n’avait aucune importance et n’avait plus aucun rapport avec moi. J’étais moins le gardien d’un but de football que le gardien d’un secret. Les bras croisés, j’appuyais mon dos contre le poteau gauche. J’aimais avoir le luxe de fermer les yeux, et d’écouter ainsi mon cœur battre, sentir la bruine aveugle sur mon visage… Je me pensais alors comme un être exotique, fabuleux, déguisé en footballeur anglais, composant des vers dans une langue que personne ne comprend, à propos d’un pays éloigné que personne ne connaît. Il n’était pas étonnant, dès lors, de voir que je n’étais pas très populaire auprès de mes coéquipiers. »

Dans ces lignes, le match de football est d’abord un instant suspendu. Une capsule temporelle, confortable et cotonneuse pour Nabokov, facilitant l’introspection et la création. Autant de vertus fondamentales, pour un homme qui écrivit un jour si justement : « La mémoire et l’imagination sont toutes les deux une négation du temps. »

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Par Adrien Candau

Propos de Thomas Karshan recueillis par AC

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