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Virginie Despentes : « Sam Kerr est une bénédiction pour la communauté gouine »
Sensation de la rentrée littéraire avec son roman à la radicalité emphatique Cher Connard (Grasset), Virginie Despentes raconte son époque à hauteur de femme et d’homme plus ou moins abîmés par la vie. Elle cultive donc inévitablement un regard singulier sur le ballon rond et la façon de le comprendre, entre l’essor du foot féminin, les lesbiennes en crampons, l’affaire Pogba et la Coupe du monde au Qatar.
Vous n’avez pas été retenue dans la liste du Goncourt. Finalement, étant donné le succès de votre roman, cette situation s’apparente un peu à rater le Ballon d’or après une brillante saison ?Quand tu as été comme moi membre du jury du Goncourt, tu sais dès le départ que tu renonces à la recevoir ensuite. C’est un peu la règle, d’ailleurs cela vaut pour tous les autres prix également. De toute façon, le Ballon d’or s’avère quand même plus important et valorisant que le Goncourt, non ?
Quelle impression vous fait le football de nos jours ?Franchement, ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est tout ce qui se passe autour du foot féminin. Il s’agit vraiment de la dimension qui me plaît le plus, aussi parce que ma copine joue elle-même au foot.
Quand vous parlez de foot féminin, vous songez par exemple à des figures telles que Megan Rapinoe ?Oui, ou à Alexandra Benado Vergara, l’actuelle ministre des Sports chilienne, qui est une ancienne joueuse de foot et militante LGBT. Elle est intervenue en visio’ lors des dix ans du club de foot lesbien Les Dégommeuses. Je l’ai trouvée impressionnante. En fait, tu retrouves plein de lesbiennes super intéressantes dans le foot. Pas trop en France, car on doit avoir la sélection nationale qui possède le moins de « filles out » d’Europe (qui ne dissimule pas leur orientation sexuelle ou leur identité de genre, NDLR). Alors qu’en Espagne ou Angleterre, tu comptes pas mal de meufs géniales. Plus largement, le foot féminin change la donne pour moi. Je suis allée la saison dernière au Parc des Princes pour assister à PSG-Lyon. C’était assez frappant. Et je sais que tu ressens la même vibe aussi au Camp Nou, avec des grands-pères socios qui accompagnent leurs petits-fils. Pour tout dire, je n’avais jamais côtoyé de ma vie au même endroit autant de mecs soutenant des filles.
Ah oui ?Ce phénomène était complètement nouveau pour moi. Le Parc était plein, avec deux tiers de gars qui étaient à fond ! En quittant le stade, je me suis dit que je n’ai jamais connu des filles faisant autre chose que du strip-tease pour être encouragées de la sorte, avec autant de ferveur, par des mecs. Regarde en Angleterre, où le foot reste quand même un sacré bastion masculin, avec la victoire des Lionesses lors de l’Euro. Pour quelqu’un de mon âge, c’est un choc. À mes yeux, les mecs ne sortaient que pour célébrer la victoire ou les performances de mecs. Ok, peut-être qu’il y avait quand même Lydia Lunch qui attirait des gars à ces concerts, mais elle était un peu la seule, avec Patti Smith. Sinon, si une meuf n’est pas bonne, les types n’étaient pas là, tout simplement. Donc du coup, quand je regarde des gars qui supportent des joueuses, je considère que c’est malgré tout un truc spécial quand même, loin d’être anodin. Et cela me raconte aussi quelque chose sur ce que j’ai vécu personnellement. Par exemple, nous les autrices, nous n’avons honnêtement que très peu de lecteurs. Notre lectorat reste très majoritairement des lectrices, en vérité.
Quelque part, même pour les garçons, le soutien populaire dans le foot est arrivé tardivement. Personne n’est sorti dehors par exemple pour célébrer, en 1984, le succès des Bleus à l’Euro…Si, nous à Nancy. À cause de Michel Platini. Le soir de la victoire à l’Euro 1984, nous avons fait la fête dans la rue. Je m’en souviens très bien. Platini, tu n’imagines même pas à Nancy ce qu’il représentait…
Le football féminin a véhiculé longtemps cette image caricaturale d’un sport de lesbiennes. Est-ce que vous considérez aussi que ce sport représente un enjeu particulier pour les lesbiennes en matière de représentation ou de conquête de visibilité dans l’espace public ?C’est en tout cas une super bonne ambiance de regarder les matchs entre lesbiennes, parce que cela correspond parfaitement avec la culture lesbienne. Pour répondre à la question, oui il s’agit d’un enjeu parce que cela s’inscrit dans la culture lesbienne, d’être toujours en groupe. Les Dégommeuses l’illustrent bien, de faire un truc en équipe qui n’est pas fait du tout pour plaire aux gars, pas un truc séduisant. C’est typiquement lesbien. En outre, cela matche bien avec la playmate lesbienne. (Rires.) Sam Kerr par exemple est une bénédiction pour la communauté gouine.
Les Dégommeuses sont aussi une association militante. Elles ont mené une action pour dénoncer la Coupe du monde au Qatar à l’hôtel de la Marine à Paris, où la FIFA possède une annexe. Ce Mondial qui approche vous inspire le même dégoût ?Je ne sais même plus par quoi commencer. Je suis abasourdie. Nous sommes confrontés à un tel niveau d’aberration. Le Qatar symbolise bien ce moment où tu te sens complètement décontenancé. Il ne s’agit même plus de cynisme. Cette triste affaire se situe à un autre niveau. Tu t’interroges presque : comment ont-ils pu imaginer que personne ne remarquerait rien, que cela allait passer crème, sans vague ? Toutefois, il est vrai que très peu de personnes ont contesté. Les gens ne gueulent pas trop. Ils vont sûrement se caler devant les matchs, et il paraît qu’ils vendent beaucoup de billets. Moi, je ne vais pas la suivre évidemment, et je me demande si beaucoup de Français vont la mater vu comment cela semble parti pour les Bleus.
Puisque nous abordons la sélection nationale, vous avez suivi l’affaire Pogba ?Il faut savoir d’abord que j’adore Paul Pogba. Pas pour le foot spécifiquement. Je suis incapable d’avoir un avis technique très affûté sur le joueur. Mais comme personnalité depuis toujours, je l’adore. Je trouve ce qui lui arrive super triste. Tu as tellement l’impression que tu as déjà vu cette histoire à de nombreuses reprises. L’histoire d’un entourage, de gens qui veulent accéder à ta thune. Pour moi, ce n’est en rien spécifiquement lié à la banlieue. Britney Spears, par exemple, elle n’est pas issue du 93 et pour autant quand tu contemples l’énergie que son père a pu mobiliser pour la tenir sous sa coupe et capter son argent… Idem aussi autour des joueuses de tennis ou encore du destin tragique d’Amy Winehouse.
À l’instar du rap, dont vous parlez beaucoup dans votre roman, le foot semble nous apprendre beaucoup sur la société actuelle, notamment sur ses marges.Il est certain, et cela vaut pour les meufs également, que dans le foot s’expriment et apparaissent des profils que tu ne croises nulle part ailleurs dans la société. Surtout en France. Le foot libère et est l’un des rares et seul petit couloir où tu peux exploser quand tu viens d’en bas, quand tu es quelqu’un d’atypique. Par exemple dans les années 1990, tu avais le X pour les filles et le foot ou la boxe pour les gars. Aussi, le foot reste l’un des seuls sujets sur lequel tu peux échanger avec des gens qui ne te ressemblent pas du tout. Tu peux déclencher une discussion avec presque n’importe qui, que tu sois d’accord ou non avec ce qu’on te balance en face. Des gens qui ne trimbalent pas la même culture que toi ont souvent malgré tout une culture foot. Ensuite, tu percutes mieux comment ils sont, ce qu’ils sont. Sans rapport avec ce que je viens d’expliquer forcément, le foot permet aussi de noter des évolutions dans la société. Par exemple dans le rapport à la violence ou le contrôle social. On sent bien que les gens sont sous tension depuis le Covid. Pourtant, on tolère paradoxalement beaucoup moins de dérapages désormais. Il y a beaucoup moins d’espaces où il est toléré des formes de dérapage ou qui peuvent servir d’exutoire, ce qui était le rôle des concerts dans notre jeunesse. On y allait un peu pour cela, pour les tribunes de foot. Or, il y a peut-être besoin de ce type d’espaces dans une société, sans que cela signifie forcément baston…
Pour rebondir sur les questions sociétales, quel est votre avis sur ce scandale autour des déclarations de Christophe Galtier et le rire de Kylian Mbappé à propos des jets privés ?C’est marrant à quel point on demande à tout le monde d’être parfait, d’être de bonnes personnes, d’avoir le discours adéquat. En même temps, tu es d’accord pour envoyer ces mêmes footballeurs au Qatar, une Coupe du monde qui s’avère juste une catastrophe sur le plan écologique. Cette pression ne touche pas que le football, des stars comme Ariana Grande l’ont également subie. Je mesure évidemment l’absurdité du jet privé. On nous l’a suffisamment expliqué. Je suis à la fois choquée qu’ils n’aient pas compris les codes de la société contemporaine, eux qui maîtrisent parfois si bien leur com’, qu’ils ne peuvent naturellement pas envoyer cette blague. Vous avez sacrément peu de feeling avec le monde qui vous entoure parce que depuis six mois, les jets privés sont sur la sellette, donc autant faire profil bas. Cependant, j’ai toujours aimé les formats comme Zlatan, avec son arrogance limite insupportable. J’ai même lu sa bio, ou auparavant Éric Cantona, qui était extraordinairement fin. Donc je trouve facile d’exiger d’avoir des méga stars qui vont se rendre au Qatar en se taisant, et qui doivent néanmoins répondre aux questions de conf’ de presse comme si elles étaient la ministre de l’Écologie. La réponse de Galtier m’a choquée, et les indignations m’ont aussi choquée. Si tu es cohérent, par exemple pour les membres du gouvernement qui les ont taclés, tu n’envoies pas les Bleus au Mondial. Et puis je me demande combien de fois ceux et celles qui ont commenté hargneusement ont pris l’avion l’année passée…
Propos recueillis par Nicolas Kssis-Martov
Photo : ©JF PAGA.