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Vincent Delerm : « Faire une passe, c’est comme tenir la porte à quelqu’un »
Catalogué comme le chanteur des bobos à la sortie de son premier album en 2002, Vincent Delerm ne cesse depuis de se réinventer. Passionné de football, qu’il évoque dans certaines de ses chansons, épris de la plume de Vincent Duluc, qu’il interviewe dans son premier film, Delerm accorde autant d’importance au ballon rond qu’à la Nouvelle Vague. Interview sensible.
Dans votre discographie, vous évoquez « les années Platini » , « un tacle de Patrick Vieria » , ou même un « fanion du Torino » . Quel est votre rapport au football ?
La dernière fois que je ne me suis pas intéressé au foot, c’était en 1982, France-Allemagne. On était en vacances dans les Landes, j’avais six ans, c’était plein d’Allemands qui regardaient le match. Ce soir-là, on s’était baladés avec ma mère. On avait marché, la nuit, dans une espèce de forêt, on était tombés sur des vers luisants. Les soirs de grosses défaites hyper douloureuses, je pense souvent à ça : des gens qui ne s’intéressent pas au foot ont cherché des vers luisants ce soir et doivent être vachement plus heureux que nous à cet instant précis. C’est le dernier grand moment de foot que je ne suis pas, car ensuite je bascule. Un cousin plus âgé de trois ans me fait aimer The Cure, le foot, et me met dans le truc pour 1984. J’ai 8 ans. Il y a une nature d’image, de prise de son… le son de France-Portugal par exemple, tu sens qu’ils n’arrivent pas à limiter les cornes de brume en cabine, que les commentateurs sont battus par ce truc-là, et puis il y a une sorte de chromie qui fait que ce match est un peu magique… Déjà, les joueurs entrent, c’est à Marseille, plein soleil, il y a une belle lumière dorée sur leur tête, et ça s’enfonce dans la nuit. À la fin du match, je mets un manteau par-dessus mon pyjama pour aller voir le feu d’artifice dans mon village, Bernay, avec mes parents. Le foot, pour moi, est en fait quelque chose de global, très lié à des associations.
C’est-à-dire ?
Le foot est constitutif de ma vie, au même titre qu’un film d’art et d’essai. Pas plus, pas moins. Et la chanson m’a toujours permis d’en parler à mon tempo, parce que mes chansons sont, notamment dans le premier album, une sorte de collage de ce qu’il y a autour de nous : une actrice sur un mur, un chandelier, etc. Le foot intervient là-dedans, au même titre que le reste. Une fois, j’ai été consultant sur une émission et j’étais hyper mal parce que je me rendais compte que les trucs que j’ai à dire sont toujours très périphériques. Dans ce genre d’émission, surtout si t’es comédien ou chanteur, tu dois témoigner très tôt que tu maîtrises le 4-4-2, et tous ces trucs-là, mais moi, je n’ai pas du tout envie de parler de ça, je n’ai pas du tout un discours analytique sur le foot. Ce qui m’intéresse, c’est sa place dans nos vies. Et ce truc de foot comme quelque chose de lié à des associations marche assez bien sur les années 1980, parce qu’il y a un truc encore un peu romantique, amateur même. Même si les mecs ont déjà des gros contrats, ils vissent encore leurs crampons avec des pinces.
De quelle façon suiviez-vous le foot alors ?De façon hasardeuse, jamais nette, souvent un peu floue. Le Heysel, par exemple, c’est un trajet de retour de vacances, on l’écoute dans la voiture, et mes parents sont emmerdés, ils ne savent pas s’ils doivent couper le son ou pas, quand ça commence à parler de morts… On n’avait pas la télé à la maison, alors les matchs de Bordeaux en Coupe d’Europe, c’était chez mon voisin, donc lié à une sorte d’odeur de gens âgés avec une toile cirée. Et puis il y a le Piaf, le cinéma du village. J’y entre pour la première fois le jour de Marseille-Bordeaux en Coupe de France. Ils avaient tendu un drap pour diffuser le match. Je me souviens de Joseph-Antoine Bell qui offre ses gants à des gamins, mais pas du score.
Vous êtes supporter ? En club, très peu.
La grande ville de mon coin, c’était Rouen. Je n’ai pas connu leurs grandes années, j’ai vu quelques matchs, mais bon. Au début d’un match, mes enfants me demandent toujours pour qui je suis. Je réponds « ça va dépendre du match » , sauf quand c’est l’équipe de France. Après, je peux être d’une grande tristesse quand l’équipe que je supporte ne gagne pas. Ça ne me fait pas rien. Je ne suis pas le mec qui s’amuse à faire une blague sur le fait que la France vient de perdre.
Aujourd’hui, comment regardez-vous les matchs ?J’aime bien parfois aller dans un bar parce qu’il y a un rapport à la solitude et au choix : tu as le choix de parler avec les gens autour, ou pas du tout. En revanche, je n’aime pas qu’il y ait trop de potes à moi, parce qu’il y a toujours un truc de vouloir exister, très garçon, très « il faut prouver que tu dis le bon truc » , la bonne analyse… L’idée du pronostic, par exemple, c’est très loin de moi. C’est très global, je n’ai jamais aimé la science-fiction. Si en 1993, on t’avait demandé : « Qui va avoir le plus gros palmarès du foot français ? » , tu vas pas dire Didier Deschamps. Je regarde Téléfoot, j’aime bien lire le pré-papier de Duluc, son papier du lendemain, mais souvent de manière très individuelle. Il y a de toute façon des choses que personne ne peut comprendre. En 6e, je me souviens m’être répété toute une journée : « C’est génial, ce soir il y a un match. » Ça avait colorié toute ma journée, alors que mes potes n’étaient pas du tout là-dedans. Je trouve ça très agréable de vivre de cette manière-là, de façon individuelle. Tu intègres un club de gens un peu comme toi, qui sont très heureux d’être comme ça.
Vous aimez beaucoup Duluc, vous le rencontrez dans votre film, Je ne sais pas si c’est tout le monde, avec Alain Souchon, ou bien au milieu de la dernière scène de Jean Rochefort.
J’ai vite aimé Duluc parce que je trouve que c’est un bon avocat d’une analyse en finesse des choses, d’un truc un peu lyrique. En fait, j’aime moyennement quand le foot se met à créer une étanchéité avec ta vie privée, que tu ne peux pas le partager avec ta copine. C’est la limite assez nickhornbienne du truc. Ça me fait chier quand je sens chez elle qu’elle adore un truc qui ne me parle pas du tout, c’est comme si c’était une zone ratée de l’histoire. Duluc, il permet de faire entrer ton amoureuse dans ton truc. Je me souviens d’un papier de lui, le jour de France-Brésil en 2006 qui annonce le match. C’est un papier très beau, vraiment. J’en parle et j’ai la chair de poule… Ça se finit par « Et Zidane… »
Vous vous intéressez aux différents styles de jeu, et aux querelles qu’ils peuvent susciter chez les commentateurs ?Je trouve que les gens qui ont la culture des clubs qui gagnent en verrouillant – dont je me suis désintéressé – ont tendance à défoncer une culture plus romantique du jeu. Ils critiquent le tiki-taka, cette façon de faire circuler la balle, de prendre son temps, et me font penser à Céline qui, à propos de Proust, dit : « Trois cents pages pour nous faire comprendre que Tutur encule Tatav, c’est trop. » Ils me font aussi penser à quelqu’un qui regarderait un film de Rohmer et se dirait : « S’il a envie de coucher avec la fille, il n’a qu’à le lui dire au lieu de tourner autour du pot. » Ok, c’est une possibilité, pourquoi pas. Je ne condamne pas l’Atlético de Madrid, mais on a le droit d’être dans un truc qui passe par autre chose, un peu plus long, un peu plus romantique. On le voit aussi avec les joueurs un peu fins, qui se blessent facilement : ça appuie sur un bouton qui fait disjoncter les gens.
Vous avez des héros footballistiques ?Je n’avais pas de poster, mais il y a un joueur qui a vachement compté. Le mec qui nous donnait les cours de sport en primaire et au collège dans mon village, c’était Christian Tihy, et son frère, c’était Benoît Tihy, un joueur de Toulouse. En 1986, le TFC joue contre le Naples de Maradona, et Tihy est défenseur. Avant le coup d’envoi, tout le village a lu le journal et se demande s’il va se faire manger par le plus grand joueur du monde. Mais non, Benoît Tihy ne se fait pas manger du tout, il éteint complètement Maradona. C’est une star locale qui a vachement compté pour nous. Platini était à part aussi, parce que sa dégaine, parce qu’on savait qu’il fumait des clopes dans le vestiaire, pour toute la mythologie autour de lui.
Et aujourd’hui ?J’aime bien Griezmann, c’est un mec qui a une fantaisie, n’est pas cadenassé par la langue de bois, même s’il sait faire. Je trouve ça agréable d’avoir un truc un peu ouvert. Quand Umtiti casse sa démarche, si tu regardes les images, Griezmann emboîte le pas tout de suite, peut-être qu’ils avaient préparé à l’entraînement, peut-être pas, mais on a l’impression que ça le fait marrer. Il a une banane énorme, il a cette immédiateté-là. Et puis, il a cette culture de la passe. J’ai beaucoup parlé de la culture de la passe à mes enfants. Dans l’appartement, on joue au foot, mais il faut absolument garder la balle au sol, sinon tu pètes toutes les lampes et tout. Donc je leur parle de passe, de l’école à la nantaise. Faire une passe, c’est comme tenir la porte à quelqu’un. C’est la même logique, un truc de rapport aux autres. Dans la vie, on a tous tendance à penser à nous, mais il faut avoir ce truc périphérique du regard autour, pour voir si les gens qu’on aime sont bien. Et la passe, c’est ça. Iniesta est le joueur absolu sur ce coup-là.
Il y a d’autres choses que le football vous a permis d’apprendre à vos enfants ?Un jour, mon fils a fait un tournoi à la PSG Academy. Les coachs avaient beaucoup aimé sa façon de jouer droit, de penser à libérer sa balle assez tôt, de regarder si un joueur était mieux placé que lui pour tirer et de lui faire la passe… Il avait été élu meilleur joueur du tournoi. Un autre jour, à Puteaux, un entraîneur n’a pas supporté cette même façon de jouer. Il lui disait : « Mais frappe bordel ! » , et l’a même bâché en public. Mon fils était un peu effondré en rentrant à la maison. Je lui ai dit qu’il aurait ça toute sa vie : des gens qui sont sensibles à ce qu’on aime, et d’autres pas du tout. Quel que soit notre tempérament, on trouvera des gens d’accord, et d’autres non. Le foot te l’apprend assez tôt dans la vie, et c’est bien.
Propos recueillis par Lucas Duvernet-Coppola
Écouter : Panorama (Tôt ou tard). En tournée dans toute la France en 2020.
Voir : Je ne sais pas si c’est tout le monde.