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Vie et mort d’Oskar Rohr, légende du Bayern et résistant convaincu
Premier joueur allemand à être devenu professionnel, meilleur buteur de l’histoire du RC Strasbourg, la vie d’Oskar Rohr, grand-oncle de Gernot, serait digne d’un scénario oscarisable. D'autant qu'en pleine Seconde Guerre mondiale, le plus grand espoir du foot allemand s'est engagé au sein de la Légion étrangère pour combattre les nazis. Récit.
Avoir 20 ans et entrer dans la légende. Celle qui s’affiche aux murs des musées et fait de toi un sujet de discussion entre supporters trois quarts de siècle après tes exploits. Ce dimanche 12 juin 1932 pourtant, dans la chaleur accablante d’un Städtisches Stadion de Nuremberg plein à craquer, Oskar Rohr est loin de se douter qu’il est sur le point d’entrer à jamais dans la mémoire collective du Bayern Munich. La vingtaine passée depuis même pas trois mois, le jeune « Ossi » cherche les siens du regard alors qu’un penalty vient tout juste d’être accordé aux Bavarois. L’arbitre de la rencontre place le ballon sur le point de craie blanche. Moment choisi par Konrad Heidkamp pour venir le trouver. Le tireur attitré, de sept ans son aîné, lui confie son impuissance d’un jour pas comme les autres : « Ossi, tu dois tirer, car je n’en ai pas la force. » L’enjeu est de taille. Le Bayern a l’occasion de prendre l’avantage dans cette finale du championnat d’Allemagne qui l’oppose à l’Eintracht Francfort. Au bout, la possibilité de décrocher, en cas de succès, le titre de champion d’Allemagne. Ossi n’hésite pas une seconde. Sûr de lui, il s’élance. Sa lourde frappe sur la gauche du gardien fait jaillir un filet de craie blanche qui accompagne le cuir sous la transversale du portier des Aigles. « C’était le plus jeune de l’équipe, mais il n’avait pas peur ! », clame hilare son petit-neveu Rüdiger Rohr. Ce jour-là, le Bayern dispose de Francfort (2-0) et commande dans le même temps une armoire à trophées. Il s’agit du premier titre national de l’histoire d’un club qui en compte aujourd’hui… trente-deux.
Les nazis et le coffre de la voiture
Pour remonter aux sources de l’histoire XXL d’Oskar Rohr, il faut se rendre plus à l’est, du côté de Mannheim. Né le 24 mars 1912 dans cette cité coincée entre Francfort et Stuttgart, le jeune Ossi est le benjamin d’une famille nombreuse composée de cinq frères et une sœur. Ses parents Philipp et Katharina tiennent un restaurant appelé Schifferbörse près du port. « Philipp était très sévère, précise Rüdiger. Lorsque ses enfants faisaient des bêtises, ils les faisaient monter sur la table pour leur taper l’arrière-train avec une queue de billard. » Si Ossi ne trouve son bonheur ni dans ce type de punitions ni dans l’école, il l’assouvit dans une passion familiale, le football. Son père a en effet monté une équipe amateur, le Phoenix Mannheim, dans laquelle il fait jouer ses fils. Ce qui ne l’empêche pas d’offrir à Oskar, pour les fêtes de Noël de l’hiver 1922, une panoplie complète du VfR Mannheim. Club qu’il rejoint un an plus tard. Rapidement, Ossi est surclassé. Il intègre même l’effectif pro à l’âge de 16 ans. Une promotion qui lui permet notamment de recevoir 1000 marks de l’époque « sous la table ». Une pratique courante mais interdite du fait de la non-professionnalisation du football en Allemagne. « Sepp Herberger, qui était une star de l’époque, avait même été suspendu pour avoir touché 10 000 marks », se souvient Gernot Rohr, l’actuel sélectionneur du Nigeria et petit frère de Rüdiger.
Trois saisons plus tard, il est temps pour Ossi de quitter le cocon familial. Direction Munich et son club de niveau régional, le Bayern. « Ossi s’est fait repérer alors qu’il honorait une sélection junior avec le Süddeutschen (la sélection régionale d’Allemagne du Sud, NDLR), explique Gernot Rohr. L’entraîneur le connaissait vu que c’était Richard Kohn, qui l’a eu sous ses ordres un an avant au VfR Mannheim, et il le voulait absolument. Il était d’ailleurs surnommé “Schnackel” ou “l’homme qui faisait trembler les filets”. » En Bavière, la vie d’Ossi est rythmée entre la confection d’outils de précision dans l’usine Deckel et le football. Le jeune homme d’un mètre soixante-neuf s’imprègne rapidement de la culture locale, au point, dès sa première année, de jouer un rôle de troufion dans une pièce de théâtre avec le comique Weiß Ferdl. Côté terrain, ses performances elles aussi très remarquées lui valent d’être appelé en sélection. Il dispute ainsi son premier match avec la Mannschaft le 6 mars 1932 à Leipzig face à la Suisse. Un an plus tard, il honore sa quatrième et dernière sélection à Berlin. Ce soir-là, Rohr inscrit un doublé contre la France dans un match enlevé (3-3), inauguré par une main levée… « Ils étaient forcés de faire le “Heil Hitler”, il avait horreur de ça, explique Gernot Rohr. Oskar ne s’intéressait pas à la politique, mais il était en total désaccord avec les idées du régime nazi qui venait tout juste de s’installer. »
Une incompatibilité qui précipite le départ d’Oskar en Suisse. Un pays où il retrouve celui qu’il considère comme un deuxième père, l’entraîneur juif Richard « Dombi » Kohn. Autre argument en faveur de cette expatriation : le statut professionnel des footballeurs au sein de l’État helvète. Sans surprise, le régime nazi, qui estime l’économie libérale contraire à sa doctrine nationale-socialiste et a besoin de joueurs amateurs pour ses JO de Berlin 1936, ne digère pas le départ d’Oskar. « La famille a eu des petites réflexions comme “il vaudrait mieux qu’il revienne, sinon ça va aller mal pour vous”, et d’autres menaces dans le même genre. Mais lui avait décidé de faire sa carrière dans le football », souffle Gernot. « Il faut dire qu’Oskar était le meilleur et le joueur le plus cher d’Europe », racontait à qui le voulait son ami de l’époque, le cycliste Karl Ziegler. Même si Rohr trouve le temps d’empocher une coupe nationale en 1934, son passage aux Grasshoppers Zurich sera éclair. Le club étant en difficultés financières, il n’a finalement pas pu lui offrir de contrat pro. Strasbourg sent le coup et convainc Oskar de rallier l’Alsace, planqué dans le coffre de la voiture d’un dirigeant du club selon la légende familiale. Le 17 septembre 1934, Rohr est officiellement un joueur du Racing, ce qui fait de lui le premier joueur allemand professionnel de l’histoire.
La Gestapo dans le vestiaire
De l’autre côté du Rhin, cette première ne réjouit pas vraiment le pouvoir en place. Sous l’influence de ces dirigeants politiques qui bercent tout le monde avec leur nationalisme fumant, les médias de l’époque dépeignent Rohr comme « l’ennemi juré de la nation » ou encore comme « le gladiateur qui se vend à l’étranger ». À Strasbourg, l’ambiance est moins hostile. Ossi prend rapidement ses aises. Quand il n’arpente pas les rues à bord de sa Citroën Traction décapotable, c’est que l’Allemand est au bar en train de régaler ses coéquipiers et ses admiratrices. Même les veilles de soir de match. Cela n’empêche pas Oskar de claquer vingt buts dès sa première saison, puis 28 lors de la saison 1935-1936. L’Allemand devient rapidement l’idole de toute une ville, à tel point que son petit chien, un Spitz blanc nommé « Tschéki », est intronisé mascotte officielle éphémère du RC Strasbourg. La saison 1936-1937 est celle de la consécration pour Oskar, qui termine meilleur buteur du championnat de France avec trente réalisations au compteur. Cette performance lui offre la possibilité de rencontrer le président français de l’époque, Albert Lebrun. L’homme d’État, souvent caricaturé pour ses grands pieds, lui déclare sa flamme à sa façon : « Mes chaussures sont certes plus grandes, Monsieur Rohr. Mais dans les vôtres, il y a plus de dynamite ! » Lors de ses cinq années passées à Strasbourg, Rohr inscrit la bagatelle de 118 réalisations et devient le meilleur buteur de l’histoire du club. Mais la guerre approche.
En 1939, l’Allemagne envahit la Pologne, et les étrangers présents sur le sol français sont internés. Oskar Rohr n’y fait pas exception. Le 9 septembre 1939, il est envoyé au fort de Mutzig et craint un retour au pays, où l’attend un procès pour ne pas avoir fait son service militaire obligatoire depuis 1935. À plusieurs reprises, il demande la nationalité française pour s’engager dans l’armée. Refusée. Oskar est dos au mur, et se tourne vers la Légion étrangère pour éviter l’internement. Le 12 janvier 1940, il se rend à Neufchâteau dans les Vosges et s’engage au sein d’un régiment relié à l’Afrique du Nord. Envoyé à Oran en Algérie, il rentre finalement en France, à Cannes, en octobre 1940, après la démobilisation des troupes. Durant les six mois qui suivent, personne ne sait vraiment ce que fait Oskar de sa vie. Lui qui « ne voulait pas parler de cette période », selon ses descendants, réapparaît finalement lors du début de la saison régulière 1941-1942, au FC Sète. « Le temps d’une saison et demie » selon Gernot Rohr, avant que la Gestapo ne vienne le chercher dans les vestiaires à la fin d’un match. Ossi est alors déporté au camp de concentration de Kislau, où il ne reste que quelques mois grâce à un soutien inattendu. Sepp Herbeger, toujours sélectionneur de la Mannschaft, use de son influence pour faire sortir Ossi de ce pétrin. Les Nazis cèdent, mais décident finalement de l’envoyer sur le front de l’Est où le Reich enchaîne les revers face aux Soviétiques. La suite, Gernot Rohr s’en souvient comme de sa propre histoire : « Au combat, une balle s’est logée dans son épaule et l’a obligé à se faire rapatrier à Berlin pour se faire soigner. Le problème, c’est qu’il n’y avait plus d’avions pour le rapatrier, hormis un. Il était au pied de l’appareil, au milieu d’autres blessés, mais l’avion était plein. Il n’avait aucun moyen de faire partie des passagers. Par chance, le pilote, qui était un bavarois fan du Bayern Munich, l’a reconnu et lui a dit : “Mais vous êtes Ossi Rohr ? Oui ? Alors, vous allez monter dans mon avion, quoi qu’il arrive.” Clairement, le football lui a sauvé la vie ce jour-là. »
« Il n’était plus le même homme »
À son retour à Mannheim en 1945, Oskar Rohr a 33 ans et donne déjà l’impression d’avoir vécu mille vies. Il ne reverra pas son père, qui a péri dans sa maison sous les bombardements. Son ami Carl Ziegler ne le reconnaît d’ailleurs qu’à peine : « Il n’était plus le même homme. Il ne voulait parler de ces dernières années à personne. » Pourtant, le 9 septembre 1945, Ossi regoûte enfin au foot avec le VfR Mannheim face au SV Waldhof devant 5000 spectateurs, parmi lesquels beaucoup de soldats américains. Dans sa ville natale, il retrouve peu à peu une vie normale et épouse Joséphine en 1947 qui partagera sa vie jusqu’au bout. Deux années et quelques clubs du coin en plus au compteur, il prend sa retraite en 1949 à l’âge de 37 ans.
Oskar ouvre alors un « Toto-Lotto », tenu par sa femme, qui fait aussi office de pressing, et se trouve en parallèle un travail d’agent de l’ordre relié à la mairie de Mannheim. Il ne met pas pour autant totalement le foot de côté, comme lorsqu’il utilise, en 1949, ses contacts au Racing pour organiser un match face à Mannheim alors que les rencontres franco-allemandes sont interdites. Malgré son rôle symbolique de trait d’union entre la France et l’Allemagne d’après-guerre, Ossi s’accorde également un peu de temps pour suivre la carrière de ses neveux. « Je crois qu’il avait une affection particulière pour moi. Comme lui, j’étais le plus jeune de mes cinq frères, j’ai joué au Bayern puis en France et quelques matchs en sélection. Ce n’est pas étonnant si l’un de mes fils s’appelle Oscar aujourd’hui. » Gernot n’est pas le seul à lui avoir rendu hommage d’une façon particulière. Mort d’un cancer du poumon le 8 novembre 1988, Oskar Rohr a eu droit à un enterrement digne des plus grands selon Rüdiger : « Quand il a été enterré à Mannheim, j’étais en retard. C’est un trait commun à tous les membres de notre famille, sourit-il. Je suis arrivé devant le grand cimetière et j’ai vu sur la plaque d’immatriculation du corbillard le M de Munich ! Je pensais alors m’être trompé de jour et d’endroit. Mais lorsque je suis entré dans la cathédrale, j’ai compris. Le président des conseils des Vieux du Bayern, le plus âgé du club, était en train de parler d’Ossi. Il était accompagné de 42 autres anciens du club pour honorer un joueur qui n’a joué que si peu de temps au Bayern. » Assez en tout cas pour devenir une légende.
Par Andrea Chazy
Tous propos recueillis par AC, sauf ceux de KZ tirés de "Oskar Rohr de Mannheim, le premier joueur professionnel allemand : Une vie comme un film" du professeur Raimund Brenner - Article issu du numéro 161 de So Foot.