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Vie et mort de Téléfoot en dix dates
En l'espace de six mois, Mediapro aura donc mis sur pied une chaîne pour diffuser la Ligue 1, réuni des tas de journalistes, amassé des centaines de milliers d'abonnés, puis aura précipité tout ce beau monde dans le mur. La fin tragique et précipitée d'une histoire d'amour toxique entamée il y a deux ans, un soir de mai 2018, avec un nouveau venu que personne n'attendait, mais qui a séduit tout le monde avant de tout faire exploser. Récit en dix étapes.
29 mai 2018 : Le séisme Mediapro secoue la Ligue 1
Il est un peu après 18h lorsque Didier Quillot, alors directeur général exécutif de la LFP, Nathalie Boy de la Tour, présidente de l’instance, et Mathieu Ficot, responsable des activités médias et marketing, se présentent face à la presse pour annoncer les résultats de l’appel d’offres des droits TV pour la période 2020-2024. Et un seul nom se pose alors sur toutes les lèvres : Mediapro. Ce groupe espagnol, connu notamment pour son travail sur la Liga, personne ne l’avait vraiment vu venir. C’est pourtant lui qui s’est offert huit des dix matchs hebdomadaires du championnat de France contre un chèque de près de 800 millions d’euros, permettant aux droits TV de la Ligue des talents dans son ensemble de passer la barre du milliard d’euros annuel. Alors que Canal +, qui diffuse la Ligue 1 depuis 35 ans, repart une main devant une main derrière, hourras et cocoricos se mêlent aux *pop* des bouteilles de champagne qui se débouchent : pour la Ligue comme pour les présidents de club, c’est un grand jour pour le football français, qui va enfin pouvoir rattraper son retard sur le Big Four européen. Il va désormais falloir apprendre à connaître Mediapro, qu’il ne faut pas attendre bien longtemps pour voir embêté : le 5 juin, le groupe espagnol se voit refuser l’acquisition des droits de diffusion de la Serie A pour la période 2018-2021, faute d’avoir pu présenter une garantie financière suffisante.
12 décembre 2019 : Mediapro présente son plan à la Ligue
Les mois qui suivent l’appel d’offres sont calmes. Aussi calmes que la curiosité grandissante autour de Mediapro, qui va devoir créer ex nihilo une chaîne pour diffuser la Ligue 1 et s’installer sur le marché français. Dès le 31 mai 2018, Jaume Roures évoquait la création d’une chaîne à 25 euros par mois et clamait son ambition d’atteindre entre 3 et 5 millions d’abonnés. Et puis, le calme plat. Quelques interviews soigneusement dispersées par Roures entretiennent une présence médiatique (légèrement) rassurante, mais 2019 se déroule en grande partie sans que l’on entende trop parler de Mediapro. Jusqu’au 12 décembre, date à laquelle Jaume Roures et Julien Bergeaud viennent faire un point d’étape et présenter leur business plan devant un conseil d’administration de la Ligue au grand complet. Entre autres choses (notamment le recrutement et la stratégie de diffusion), les chiffres de 25 euros mensuels et 3,5 millions d’abonnés sont répétés. Une seule voix s’élève alors pour remettre en question ces ambitions : celle de Vincent Labrune, ex-président de l’OM et futur président de la Ligue. À ce stade, Mediapro se construit doucement en coulisses et le plan que ses décideurs présentent à la LFP a tout l’air de lui convenir.
2 juin 2020 : Bienvenue au monde, « Téléfoot » !
Deux mois avant son lancement, en pleine folie liée à la Covid, la chaîne Mediapro sort enfin de terre. Et, surprise, elle prendra une identité bien connue du marché français : celle de Téléfoot, l’historique émission de TF1. « On a cherché pendant des mois comment on appellerait notre chaîne et on a décidé de se tourner vers la tradition, précise Jaume Roures. Il n’y a rien de plus traditionnel et identifié au foot que Téléfoot. » Le partenariat entre Mediapro et la première chaîne est annoncé le 2 juin et inclut, notamment, des matchs commentés par le duo attitré des Bleus, Grégoire Margotton-Bixente Lizarazu. Pour une chaîne dont l’architecture reste assez floue, c’est une première pierre importante qui est posée. Courant juin, toute une batterie de journalistes et consultants prennent le train en marche : Anne-Laure Bonnet, Smaïl Bouabdellah, Julien Brun, Saber Desfarges, Marina Lorenzo, Pierre Nigay, mais aussi Mathieu Bodmer, Christophe Jallet, Florent Balmont ou encore Loïc Perrin. Un mercato digne du Real Madrid en 2009.
6 août 2020 : Mediapro honore sa première échéance
Cela peut paraître surréaliste, dit comme ça, mais Mediapro a bien donné de l’argent à la LFP pour les droits de la Ligue 1 et de la Ligue 2. Le 6 août, la première échéance du contrat, d’un montant de 172 millions d’euros, est réglée avec un peu de retard rubis sur l’ongle par le groupe espagnol. Personne ne le sait encore, mais ce sont les derniers euros que la Ligue touchera de la part de Mediapro avant un bon moment.
19 août 2020 : « Téléfoot, la chaîne du foot » commence à émettre
Au lendemain de sa grande conférence de presse de présentation et au surlendemain de l’ouverture de ses abonnements, « Téléfoot, la chaîne du foot » commence donc à émettre le 19 août 2020. Des accords de distribution restent encore à négocier et à signer, notamment avec Orange (ce sera fait le 8 septembre 2020), et les premiers jours sont un peu bancals au niveau technique, mais voilà enfin cette chaîne en chair et en os dans les téléviseurs français. On n’y croyait presque plus. C’est la fin de deux ans de spéculations et d’incertitudes plus ou moins bien dissimulés autour de ce nouvel arrivant sur le marché français. Reste désormais à atteindre les chiffres annoncés : 25,90 euros par mois, malgré des offres groupées avec Netflix, RMC Sport ou autres pour charmer les téléspectateurs, ça reste une somme rondelette pour se taper de la Ligue 1 à huis clos.
24 septembre : le début de la fin
Très subitement, l’horizon de Mediapro s’obscurcit. Eux qui se disaient prêts à succéder à Canal et beIN au pied levé pour diffuser une éventuelle fin de saison 2019-2020 de la Ligue 1 ne transpirent plus la confiance. Le 24 septembre, ils font la demande à la LFP d’un délai de paiement pour leur échéance du 5 octobre, également chiffrée à 172 millions d’euros. Refus sec de la LFP, qui doit de son côté redistribuer cet argent aux clubs quelques jours après la date prévue du virement. Le 29, le groupe engage une procédure de médiation avec la Ligue auprès du tribunal de commerce de Nanterre pour geler cette dette.
14 octobre : la mise en demeure
Face à Mediapro, la Ligue durcit le ton. Le 14 octobre, Arnaud Rouger, qui a succédé à Didier Quillot au poste de directeur général exécutif de la Ligue, informe le conseil d’administration et les clubs que la riposte se prépare : Mediapro est mis en demeure de régler son échéance d’octobre. La Ligue active alors la caution solidaire prévue auprès de la maison mère de Mediapro, Joye Media, comme prévu dans le contrat qui lie les deux parties. Rouger pose les enjeux : « Soit une issue favorable est trouvée avec Mediapro, soit ce n’est pas le cas, et il faudra envisager la reprise du contrat par d’autres opérateurs. » Seul problème : les ordonnances Covid-19 prises par le gouvernement protègent les entreprises en difficulté de leurs engagements, y compris en ce qui concerne les garanties. Impossible, donc, pour la Ligue de récupérer cet argent à la source, et la situation commence à inquiéter l’ensemble des acteurs du football français, des présidents aux joueurs.
21 octobre : adios l’échéance de décembre
Alors que la LFP aurait refusé dans un premier temps de négocier avec Mediapro, Jaume Roures annonce le 21 octobre en conférence de presse que la procédure est bien lancée. Il fait une longue conférence de presse qui ressemble un peu à un grand procès, avec beaucoup d’accusations qui pèsent sur ses épaules. Les échéances ? Elles sont suspendues par la médiation engagée. Non seulement celle d’octobre, mais aussi celle de décembre, sur laquelle la Ligue peut déjà visiblement s’asseoir. Le but, clairement annoncé, est de renégocier le contrat en raison des conditions exceptionnelles liées à la Covid. Le nombre d’abonnés ? Il en avance 600 000, pour se défendre des environ 200 000 avancés par la presse les jours qui ont précédé. Encore loin des 3,5 millions espérés pour atteindre l’équilibre. Le 23 octobre, Mediapro et Joye Media sont lourdement décotés par l’agence de notation Moody’s.
5 novembre : les soldes d’hiver
Les pistes envisagées par Mediapro pour se dérober à ses obligations prennent forme. L’idée, ce serait de renégocier le contrat pour cette saison uniquement et de le réduire de 25%, soit un quart des quelque 800 millions d’euros que doit Mediapro à la Ligue. Une baisse de presque 200 millions d’euros qui rebattrait les cartes, forcément. Qui exposerait aussi la LFP au risque que les autres diffuseurs de la Ligue 1 en demandent de même, forcément. Lentement, mais sûrement, on commence à envisager une sortie de route totale pour Mediapro, alors que Canal+ pointe à nouveau le bout de son nez.
11 décembre : le clap de fin
C’était presque attendu, tant les négociations ont pataugé pendant des semaines. La procédure de médiation entre la LFP et Mediapro aura donc fait chou blanc. En l’absence d’accord trouvé pour poursuivre leur collaboration, les deux parties se sont au moins mis d’accord pour la terminer. L’Équipe révèle une rupture sèche et nette, dans laquelle Mediapro laisserait 100 millions d’euros de consolation à la Ligue et qui sonnerait, fatalement, la mort de Téléfoot, moins de quatre mois après sa venue au monde. Petit ange parti trop tôt.
Par Alexandre Aflalo