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Veuillez rendre l’âme… du Red Star à qui elle appartient !
Le retour du Red Star parmi l'élite professionnelle – en L2 - a suscité un regain d'intérêt pour cette vénérable institution, une des rares à pouvoir se revendiquer centenaire dans l'Hexagone. Seulement, cette délicieuse storytelling, sur fond de « vrai foot » et de « musée social » à ciel ouvert, se trouve désormais hantée d'un doute quasi ontologique. Et si l'enfant de Jules Rimet et l'autre petite fiancée de François Hollande y perdait son « âme », notamment en devant inévitablement quitter son antre de Bauer ? Car le club audonien a une âme, et cela n'a pas de prix de nos jours…
Depuis toujours, le foot essaie d’introduire un peu de philosophie et de spiritualité dans son existence. Comme si ce sport désirait donner tort aux sempiternelles accusations de futilité et de vacuité qui lui tombent régulièrement dessus. Bill Shankly, intronisé aujourd’hui Bob Dylan du ballon rond, l’avait fort bien résumé sans trop s’en rendre compte : « Le football, ce n’est pas une question de vie ou de mort. C’est bien plus important que cela. » Bel aphorisme qui révèle un besoin quasi nietzschéen de prouver qu’au-delà des gradins et des pelouses, quelque chose d’immatériel pouvait se cristalliser et d’un coup élever les affaires temporelles de ce banal amusement vers le sacré et donc l’essentiel, si ce n’est l’essence de la vie. Les clubs n’ont donc pas seulement des propriétaires et des problèmes avec l’arbitrage, ils ont une âme. Et cette dernière peut se perdre (en route ou lors d’un accident d’avion – le Torino en sait quelque chose), se vendre (au diable en général ou à la FIFA si l’on en croit les Anglais), voire migrer (chez les bouddhistes ou d’un Ajax à un Barça). Derrière cette affirmation jamais vérifiée, sinon invérifiable, mais qui réalise l’unanimité, de l’ultra aux dirigeants, se cache l’un des enjeux cruciaux pour l’avenir du ballon rond : comment conserver un peu de merveilleux dans une activité de plus en plus basiquement économique ?
Sartre contre Péguy
Car, tout comme le salut s’achetait au temps des indulgences, le bien le plus précieux que puisse posséder quiconque fait immédiatement monter les enchères du salut. Et si Aulas s’apparente dans cette perspective à un Luther mariant prédestination (de Champions League) et esprit protestant du capitalisme (et de son OL Land), le Red Star semble être resté fidèle aux convictions catho de gauche de son fondateur, ce brave Jules Rimet (mille pardons encore pour Depardieu). Car le sport est l’un des rares « produits » qui ne peut se passer d’un petit supplément mystique. En voici donc l’exemple parfait qui se profile sous nos yeux. Du côté du 9-3, tout le monde le pense, du kop aux bureaux de presse : le club est unique. Il a quelque chose d’inestimable à offrir au foot français, ou plutôt à ses clubs, qui de Lyon au PSG, fonctionnent plus sur l’existentialisme d’un Sartre – je suis car j’ai des titres – que sur la mystique républicaine de Péguy – la morale forge la grandeur d’âme. Or, sans insister de manière trop irrespectueuse, l’importance de l’âme d’un club est souvent inversement proportionnelle à son palmarès. La Juventus n’a pas besoin de le plastronner à quelques jours de son rendez-vous avec les Catalans. Les grands clubs peuvent ainsi quitter sans douleur leur stade d’origine – malgré quelques larmes compréhensibles – pour remplir l’armoire à trophées ailleurs. À Saint-Ouen, impossible de se payer un tel luxe. On ne possède que peu de choses, dont la plus belle ne se cote pas en bourse : son âme.
Et elle s’enracine dans son temple profane, tout comme les bourses du travail furent « les premières cathédrales ouvrières » dixit la grande historienne Madeleine Rébérioux. Le kop le chante, chacun le pense, si le club doit réaliser un exode vers un autre baptistère que Bauer, c’est-à-dire un autre environnement, il y gagnera peut-être une petite saison en L2, il y perdra sa substance, son corps, son souffle vital. Et Aristote avait prévenu : l’âme représente ce qui permet à quelque chose d’exister. Cette âme focalise tout ce qu’aime son actuel public, aussi bien les gamins de l’école de foot que les supporters avides de légendes populaires du foot, ou encore les hipsters, peu nombreux, qui viennent y goûter leur part de vertige. Sans cette patine inimitable, le Paris FC ou Créteil auraient eux aussi droit à cette gentille attention pleine de tendresse pour ce vieil oncle du foot tricolore qui revient promener l’an prochain ses souvenirs contre ETG ou Lens. En émigrant de cette incarnation de son histoire et de son manteau urbain de patrimoine banlieusard, et pour tout dire communiste – celui de l’époque de plein emploi et de Jacques Duclos -, le Red Star verrait s’évaporer son être profond pour devenir un « autre pensionnaire » ordinaire d’une L2 somme toute banale.
L’aimera-t-on encore ?
Voila peut-être le paradoxe insondable auquel se trouve confronté l’ambitieux projet porté par le président Haddad. La longue éclipse sportive du Red Star le prive des mêmes dynamiques financières et autres bricoles des marchands du temps dont s’abreuvent l’OL ou le PSG. D’ailleurs, au passage, même Sochaux, frère jumeau patronal, a rendu les armes et changé de main, preuve que les cycles se ferment aussi chez cet « ennemi de classe » un peu dépassé que demeure l’industrie automobile tricolore. S’il veut redevenir un grand club, le Red Star ne pourra donc se contenter de parier sur le recrutement d’intersaison. Faute de moyens, et aussi parce que simplement personne n’a besoin de lui ainsi en région parisienne sur ce plan, il s’imposera à lui de conserver absolument sa carte maîtresse. Car l’âme dans le foot n’est pas immortelle. À en croire certains, celle du foot anglais a par exemple succombé sous Thatcher. Même les « ados » du PSG affirment que l’arrivée des Qataris l’a assassinée dans la capitale. Le foot français est désormais surtout fils du plan Leproux et de la DNCG. Pour preuve, on ne parle aujourd’hui pour le Red Star pas de mercato, de transfert, mais de trahison, de valeurs et de la peur d’un destin à la Luzenac…
Et dans un étrange paradoxe dont notre pays a le secret, la direction du club fait mine d’épouser, à front renversé, un matérialisme historique de bon aloi qui ne croit que dans le dur et le concret ( « L’homme n’est rien d’autre que la série de ses actes » , disait Hegel, et le club celui de ses matchs), tandis que les supporters refusent d’oublier les vertus supérieures de leurs couleurs. Or, à l’instar des nations modernes, inventions contemporaines se réclamant de filiation millénaire (cf. Imagined Communities de Benedict Anderson), l’âme du Red star est une création pour le moins récente. Elle se bricole des rêves et des bribes d’histoires, en enjambant les mauvais souvenirs comme autant de légendes apocryphes (par exemple la période Doumeng, ce milliardaire rouge). Cette âme est surtout un instantané en creux de ce qui passe, ou ne se passe plus, dans le reste du pays. Le Red Star est ce qui reste de ce qui a été perdu ailleurs ou balancé en chemin sous la pression de la préfecture. Du musée de Saint-Étienne aux banderoles lensoises, chacun essaie effectivement de montrer que son club garde son « âme » , malgré la fuite en avant (ou vers l’Azerbaïdjan ou la Chine) du foot professionnel. Au Red Star, la quadrature du cercle a pris pour une fois une tournure très simple. Au moment de briller à nouveau, il est presque obligé de renoncer au parfum de béton et au charme anachronique de Bauer. La seule question qui vaille désormais est : « L’aimera-t-on encore ? » Car « il n’y a que les passions et les grandes passions qui puissent élever l’âme aux grandes choses » (Diderot).
Par Nicolas Kssis-Martov