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Uruguay 1930, à jamais la première

Par Chérif Ghemmour
Uruguay 1930, à jamais la première

Pour la première édition de la Coupe du monde organisée en Uruguay, le Mondial 1930 s’est résumé à une finale sans surprise entre les deux nations voisines et rivales.

« J’avais 20 ans, j’étais le plus jeune de la sélection argentine. Notre entraineur Francisco Olazar nous avait donné rendez-vous à Montevideo. Rien à voir avec l’organisation d’aujourd’hui. A peine le temps de se connaitre et la Coupe du monde commençait, contre la France. » L’attaquant Francisco Panchito Varallo résumait bien dans les années 2000 ce qu’avait été l’intendance argentine foutraque de cette première Coupe du monde, elle aussi organisée et disputée à l’arrache. L’immense Estadio Centenario de Montevideo (100 000 places) où devaient se dérouler tous les matchs du tournoi fixé du 13 au 30 juillet 1930 n’était même pas achevé pour le match d’ouverture, France-Mexique !

Uruguay, l’équipe en or… olympique !

Pays hôte, l’Uruguay avait décroché en 1928 l’attribution de ce Mondial dans la perspective de célébrer en même temps son centenaire (d’où le stade Centenario). Problème : les grandes fédés européennes, peu enclines à envoyer leurs professionnels et effrayées à l’idée d’entreprendre un long et coûteux périple outre-Atlantique, se sont toutes désistées. Pauvres figurants d’un plateau bancal à 13 équipes, les quatre représentants du Vieux Continent (France, Belgique, Roumanie, Yougoslavie) partent sur le paquebot SS Conte Verde se mesurer à l’armada des Amériques : USA, Mexique, Brésil, Chili, Bolivie, Paraguay, Pérou, Argentine et Uruguay. Dès le départ, tout suspense est éventé car on sait bien que ce sont ces deux dernières, l’Albiceleste et la Celeste, qui partent largement favoris. Et les autres équipes, hormis le Brésil, peut-être, ne seront que les faire-valoir des deux finalistes des JO d’Amsterdam 1928.

Aux Pays-Bas, l’Uruguay avait conservé son titre olympique de 1924 en battant l’Argentine 1-1 puis 2-1 en match rejoué. À travers le prestigieux tournoi olympique (Coupe du monde avant l’heure, de fait), l’Uruguay s’était révélée comme la plus « grande nation de football au monde » . Sa victoire finale de 1924 au stade de Colombes, contre la Suisse (3-0), avait soulevé un enthousiasme unanime. Journaliste et écrivain, Henry de Montherlant était tombé sur le charme des Uruguayens : « Nous avons ici le vrai football. En comparaison avec celui-ci, celui que nous connaissions avant, celui que nous jouions, n’était rien d’autre qu’un jeu de cours d’école » . Sacré Henry ! Il ignorait qu’en Amérique du sud, le style uruguayen se passait d’esthétisme en affirmant plutôt sa garra (ou garra charrúa), faite d’engagement très musclé et de force mentale hérités de la résistance acharnée des indiens charruas locaux face au colon espagnol. Et en 1930, le colosse et défenseur José Nasazzi au regard lourd de menace et capitaine de la Celeste, est le dépositaire de la niaque hyper virile de son très cher pays…

« Pas de sandwichs au salami avant les matchs ! »

Bien décidée à exalter la fierté nationale par une victoire sur son sol, la fédé uruguayenne ne rigole pas et ne lésine pas sur les moyens. Pendant les quatre semaines qui précèdent son entrée dans le tournoi, la Celeste se prépare dans un camp d’entraînement sous une discipline stricte. Le gardien Andrés Mazali est même exclu du groupe car il a enfreint un couvre-feu pour rendre visite à sa femme. « A une femme » , corrigeront les mauvaises langues… L’Uruguay est représentée majoritairement par les deux grands clubs de Montevideo, le Club Nacional et le CA Peñarol qui se partagent alors les titres de champion du pays. La Celeste se présente surtout avec six joueurs double champions olympiques en titre. Comme prévu, elle remporte au Centenario sa poule à trois en peinant un peu contre le Pérou (1-0), provoquant la fureur de la presse nationale, puis en expédiant la Roumanie (4-0). Tombeur des Péruviens et icône du Nacional, l’attaquant Hector Castro est surnommé El Manco (le manchot), car il a perdu un bras en maniant une tronçonneuse à l’âge de 13 ans…

Le 27 juillet, 80 000 spectateurs assistent à la demi-finale entre l’Uruguay et la Yougoslavie. Les « Yougos » ouvrent rapidement la marque avant de pendre trois buts. Le deuxième est contesté car un policier uruguayen a renvoyé au buteur Péregrino Anselmo le ballon qui venait de sortir des limites du terrain. A la stupeur générale, l’arbitre brésilien Gilberto Rêgo accorde ce but puis en refusera un aux Yougoslaves pour une position de hors-jeu controversée ! Brésiliens et Uruguayens : entre Sud-Américains, on se comprend… En seconde mi-temps, les Charruas empilent encore trois buts (6-1 au total) et se qualifient pour la finale. Contre l’Argentine, bien sûr ! Des gauchos moins cadrés que leurs voisins uruguayens, comme le racontera Panchito Varallo : « Avant, les entraîneurs ne s’exprimaient guère. C’était le joueur le plus expérimenté qui composait le onze de départ. Le jour de mon premier match contre la France, j’ai demandé au capitaine Ferreira le style de jeu à adopter et il m’a dit : ‘Joue comme tu sais le faire, fais ce que tu veux’. Et tout s’est bien passé » .

Et pour l’hygiène alimentaire ? « Notre coach Francisco Olazar nous rabâchait juste, ‘surtout, ne mangez pas de sandwichs au salami avant les matchs ! » . Les Argentins ont expédié leur poule de quatre en battant de peu (1-0) la France de Lucien Laurent (premier buteur de l’histoire de la Coupe du monde face au Mexique, 4-1) puis en terrassant le Mexique (6-1) et enfin le Chili (3-1). En demies, devant les 70 000 spectateurs du Centenario, sur une pelouse détrempée, l’Argentine a « détruit » les USA (6-1) et la jambe du pauvre Raphael Tracey, rendu inapte à reprendre le jeu en seconde mi-temps. Menés 1-0 à la pause, les Américains réduits à dix en prendront cinq de plus avant de sauver l’honneur : 6-1 pour l’Albiceleste, qui connaitra le lendemain son adversaire en finale, l’Uruguay, donc, vainqueur de la Yougoslavie.

Uruguay et Argentine en 2-3-5 !

« Le niveau général n’était pas extraordinaire, confirmera Francisco Varallo. On était vraiment en avance sur les autres nations. Contre le Mexique ou les USA, on avait la sensation qu’on pouvait marquer quand on voulait. Une seule équipe pouvait nous donner du fil à retordre : l’Uruguay ! » Les deux nations cousines, séparées par le Rio de la Plata, se connaissent par cœur. Depuis leur première rencontre du 16 mai 1901 soldée par victoire argentine à Montevideo (3-2), elles se sont affrontées exactement cent fois, en 30 ans seulement ! Le bilan général penche du côté de Buenos Aires, avec 40 victoire contre 35 pour la rive nord du Rio et 20 matchs nuls. Mais depuis 1916, leur écrasante domination du foot sud-américain en Copa America place l’Uruguay en tête avec six titres, pour quatre seulement pour l’Argentine. Le double-titre olympique de 1924 et de 1928 face aux Argentins, ainsi que le nul 1-1 décroché à Buenos Aires pour leur dernier match en date du 25 mai 1930 donnent un léger avantage aux locaux avant le clash du 30 juillet 1930 au Centenario.

La fédé uruguayenne a octroyé 10 00 places aux supporters argentins qui, dès la veille du match, se bousculent sur les quais de Buenos Aires afin d’embarquer dans les six paquebots qui traversent la Plata. Mais ils débarquent à Montevideo à 30 000 au milieu des pétards et aux cris tribaux « victoria o muerte » ( « la victoire ou la mort » ) et « Argentina, si ! Uruguay, no ! » Pour eux, la victoire ne faisait quasiment aucun doute, l’Albiceleste n’ayant perdu qu’une seule des neuf précédentes confrontations entre les deux équipes… À leur arrivée, le port de Montevideo est tellement débordé que beaucoup d’entre eux restés à quai manqueront le coup d’envoi prévu à 15h30. Les portes du stade ont ouvert à 8h et la fouille préalable des spectateurs a conduit à la saisie de quelques armes à feu… À midi, le Centenerio dominé par sa célèbre tour haute de 100 mètres (la Torre de los Homenajes) est bondé. Il y a officiellement 68 346 spectateurs selon la Fifa mais on évaluera leur nombre à 90 000 environ. Pour relater l’événement, 400 journalistes, pour la plupart sud-américains, assistent à la rencontre. Les deux équipes pénètrent sur la pelouse cabossée et pelée sous leurs couleurs déjà légendaires, bleu ciel complet pour l’Uruguay et rayures ciel et blanc pour l’Argentine. Les deux finalistes présentent le même schéma tactique, le 2-3-5 typique de l’époque.

Deux ballons pour la finale…

L’Uruguay a effectué un seul changement par rapport à son match précédent, au poste d’avant-centre, Héctor Castro prenant la place de Peregrino Anselmo, malade. La Celeste peut compter sur son rugueux défenseur et capitaine José Nasazzi, les attaquants Héctor Scarone et Pedro Cea, ainsi qu’un excellent milieu de terrain, José Andrade dit maravilla negra ( « la merveille noire » ). Par rapport à d’autres pays sud-américains comme le Brésil, le foot uruguayen a ouvert plus largement sa sélection aux joueurs noirs. Côté argentin, les stars s’appellent Luis Monti (milieu défenseur à la poésie très « frontale » ) et les avants Carlos Peucelle et Guillermo Stábile, déjà auteur de sept buts en trois matchs ! Francisco Varallo va jouer très diminué : « Je m’étais blessé au genou contre le Chili, donc je n’ai pas joué la demi-finale contre les États-Unis ; on me préservait pour la finale. Je ne pensais pas à ma jambe… Et puis quelle jambe ? Je voulais seulement gagner ! J’avais mal, je n’aurais pas dû jouer la finale, mais quand on veut tout donner pour son pays… » Pour cette première finale de l’histoire, les règles sont simples : 90 minutes de temps réglementaire, 30 minutes de prolongation si nécessaire avec match rejoué en cas de nul, et aucun remplacement autorisé.

Les tensions déjà vives dans les tribunes sont descendues sur la pelouse : en l’absence de ballon officiel, chacune des deux équipes exige de jouer avec sa propre boule de cuir ! L’arbitre belge John Langenus, déjà très stressé, doit trancher… Il avait accepté d’arbitrer la finale quelques heures avant le coup d’envoi, mais après avoir exigé des mesures de protection pour sa sécurité personnelle, en cas de débordements de supporteurs suite à d’éventuelles décisions arbitrales contestées. John Langenus pénètre alors sur le terrain avec un ballon sous chaque bras et départage les deux protagonistes à pile ou face : le ballon argentin gagne et est utilisé pour la première mi-temps, le ballon uruguayen l’étant pour la seconde ! Et c’est parti ! Très vite, les Bleu Ciel ouvrent la marque sur une frappe croisée de Pablo Dorado qui fait poteau entrant (1-0, 12ème). Mais l’Argentine bien organisée réagit vite et égalise par son ailier droit Peucelle d’un tir puissant à la 20ème. Les Gauchos prennent même l’avantage à la 37ème grâce à Stábile qui trompe Enrique Ballestero d’un tir décoché dans un angle très fermé. Furax, José Nasazzi réclame un hors-jeu. En vain : 2-1 à la mi-temps pour les visiteurs et stupeur dans le stade ! L’avant-centre Varallo et ses coéquipiers ne crient pourtant pas victoire : « L’atmosphère était électrique. Le vacarme était assourdissant. Ca a été une véritable guerre. A la fin de la première mi-temps, même si on menait et qu’on avait dominé les débats, on savait que la seconde allait être très dure. »

« Je vais te tuer ! »

Et c’est ce même Francisco Varallo qui passe à deux doigts de faire le break sur une frappe renvoyée par la barre transversale. Pire ! Sur ce tir, il aggrave sa blessure à la jambe… Les Uruguayens qui avaient déboulé en deuxième mi-temps sur le terrain avec une grinta décuplée accentuent alors leur pression sur une Argentine diminuée. Et la Celeste va renverser la vapeur en onze minutes : Cea égalise à la 57ème (2-2), puis Victoriano Iriarte marque à la 68ème, d’un shoot lointain d’une puissance inouïe (3-2). Le match vient de basculer, comme le racontera José Nasazzi : « Les jours avant la finale, on savait que le Centenario serait plein à craquer. On savait que c’était notre opportunité de battre l’Argentine, avec qui nous avions une grande rivalité. Et c’est ce que nous avons fait. Les Argentins ont été dépassés par l’atmosphère et notre fighting-spirit. Même Luis Monti, l’un de leur joueur clef, n’a frappé personne et a joué comme un gentleman » .

Son adversaire Varella donnera une version nettement moins idyllique de la rencontre. « En seconde période, les Uruguayens ont commencé à jouer très dur. Je me souviens que celui qui me marquait n’arrêtait pas de me dire ‘Je vais te tuer !’ On a eu deux blessés et on a terminé le match à neuf, puisqu’à l’époque il n’y avait pas de remplacements. J’étais blessé aussi, mais je suis resté sur le terrain : on n’allait tout de même pas terminer à huit ! » Et l’Argentine joue aussi de malchance. Un tir de Guillermo Stábile heurte la barre transversale, encore une fois ! Et sur l’action qui suit, l’avant-centre uruguayen Héctor Castro marque d’une tête à bout portant sur une extension splendide à la 89ème : 4-2 et victoire finale de l’Uruguay, premier vainqueur de la Coupe du monde !

A jamais les premiers… ou bien : Nasazzi, ce héros….

Jules Rimet remet le trophée portant son nom au président de la fédé uruguayenne Raúl Jude, et non au capitaine Nasazzi. Les joueurs entament ensuite un tour d’honneur qui deviendra la tradition. Les rues de Montevideo sont envahies par des dizaines de milliers de supporters. Le lendemain, le 31 juillet, étant même proclamé fête nationale.

Effondré, Francisco Varallo en devient inconsolable à vie, comme il le confessera en 2005, à 95 ans : « On a finalement perdu 4-2. Comme j’ai souffert quand les Uruguayens ont embrassé leur maillot… Comme j’ai pleuré au coup de sifflet final ! Ce match me reste en travers de la gorge. Jamais je ne me remettrai de cette défaite. C’est le souvenir le plus triste de ma carrière, car on était vraiment les meilleurs. Nous n’avons pas eu assez de culot. Aujourd’hui encore, je souffre d’avoir perdu ce match alors que la victoire nous tendait les bras. Parfois, en rêve, je nous vois champions du monde. »

Outre une place historique de premier grand finaliste, hélas vaincu, l’Argentine figurera quand même au tableau d’honneur grâce à Guillermo Stabile qui restera à jamais dans l’histoire comme le premier roi des buteurs de la Coupe du Monde avec huit buts en quatre matchs. Côté uruguayen, c’est évidemment José Nasazzi qui entrera dans la légende du foot national. Champion du monde après avoir été double champion olympique, il va inaugurer la grande lignée des capitaines charismatiques de la Celeste, tels les récents Diego Lugano ou Diego Godin. Après la Coupe du monde, son coéquipier Andrade dira de celui qu’on surnomme Mariscal ou Gran Capitán : « Aucun autre joueur n’avait une vision comme lui du match. Ce que disait José était sacré pour nous.‘Suis le joueur ! Va à droite, va à gauche !‘ Il passait les quatre-vingt-dix minutes à parler. Mais ses mots, ses paroles, faisaient de lui le meilleur coéquipier de tous » . Après une absence volontaire aux Coupe du monde 1934 et 1938, la Celeste triomphera à nouveau au Brésil en 1950. Elle brodera quatre étoiles sur sa tunique : les deux titres olympiques obtenus en 1924 et 1928, ainsi que les deux titres de champion du monde de 1950 et bien sûr de 1930.

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