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Une folie nommée Indonésie

Par Adrien Candau
12 minutes
Une folie nommée Indonésie

Ce dimanche, le Persija et le PSM Makassar vont se disputer la première manche de la finale de la coupe d'Indonésie, dans le stade Gelora-Bung-Karno de Jakarta. Un match qui va une fois de plus enflammer l'enthousiasme populaire. De fait, à des milliers de kilomètres des stars, des transferts inflationnistes et de l'hyper exposition médiatique des grands clubs européens, la Liga 1, le championnat indonésien de football, continue de tracer sa route tapageuse et sanglante. À coups de scandales de corruption, mais aussi d'ultras dont la passion flirte parfois avec un dangereux tribalisme régional, qui aurait conduit à la mort d’au moins 76 fans depuis 1995. Gros plan sur une immense dinguerie footballistique, portée par une fièvre collective aussi extraordinaire que tragique.

Il n’y pas de statistiques officielles. Mais ceux qui prennent la peine de compter disent qu’ils seraient soixante-seize : soixante-seize supporters tués à l’occasion d’événements liés à des matchs de football en Indonésie, depuis 1995. Haringga Sirla est l’un d’eux. Ce fan de 23 ans du Persija Jakarta, l’un des plus grands clubs indonésiens, est décédé le 23 septembre 2018 lors du derby qui opposait son club au Persib Bandung, battu à mort par des supporters adverses. Un meurtre aussi dramatique que banal en Indonésie : depuis 2012, Sirla serait le septième fan issu de l’un des deux clubs qui perd la vie à l’occasion du Old Indonesia derby, selon l’ONG Save Our Soccer, qui répertorie les décès liés au football en Indonésie. Symptomatique d’un pays absolument fou de football, avec tous les excès qui vont parfois avec.

Jakarta Mania

Pour tenter de comprendre cette passion, le mieux est encore de revenir à sa source : les fans eux-mêmes. Dans le pays, les plus célèbres sont encore ceux du Persija Jakarta, le club le plus titré d’Indonésie. Leur noyau de supporters, qu’on pourrait assimiler à nos franges ultras, s’est donné un nom qui en jette : Jakmania, contraction de Jakarta Mania. Aller voir un match du Persija au Gelora Bung Karno Stadium de Jakarta, c’est plonger en immersion dans un déluge de corps humains, de tifos incroyablement inventifs, de chants gueulés à tue-tête et de rouleaux de PQ lancés en l’air et qui finissent souvent leur vol plané sur la piste d’athlétisme. Au Persija, le supportérisme est une affaire sérieuse. Une question de vie ou de mort même. C’est ce qu’explique le secrétaire général de la Jakmania, Diky Soemarno, qui chapeaute les 59 000 fans qui sont officiellement membres de l’organisation. « Laisse-moi t’expliquer un truc tout de suite : le Persija, c’est une façon de vivre, OK ? Je ne pourrais pas vivre sans le Persija. Quand je suis allé la première fois à un match du club, j’avais autour de dix ans. Je suis tombé amoureux de l’atmosphère, de l’équipe, du stade, tout. »

Tifo made in Jakmania

Ce tout, c’est une passion collective et communautaire, qui a pour partie pioché à la fin des années 1990 ses inspirations en Europe

On peut chanter plus de 30 chansons par match et chacune d’entre elles a une chorégraphie spécifique.

: « On a structuré la Jakmania comme une vraie organisation. On est hiérarchisé et on met en place une stratégie d’ensemble pour la coordination de nos actions et la communication, confirme Soemarno. L’ère digitale, YouTube, nous ont permis d’observer ce que faisaient les ultras russes ou encore les fans de Dortmund en matière d’animation dans les stades… On peut chanter plus de 30 chansons par match et chacune d’entre elles a une chorégraphie spécifique. Sinon, la couleur historique du club, c’est le rouge, qui est celle de notre maillot aujourd’hui. Mais notre couleur totem, à nous les fans, c’est l’orange, car l’année où la Jakmania a été fondée, en 1997, le maillot domicile de l’équipe avait cette teinte-là. »

Vidéo

Football indigène

L’immense popularité du football en Indonésie remonte à beaucoup plus loin. Dès 1800, l’ensemble des îles de ce qui deviendra à partir de 1945 l’Indonésie indépendante passe sous domination néerlandaise. Au début du XXe siècle, le football s’exporte dans ce qu’on appelle alors les Indes orientales néerlandaises, et l’année 1905 voit la création de la WSVB (West Sumatra Voetbal Bond, soit Association de football de Sumatra occidental), qui dessine une première ébauche de championnat local. Rapidement, la popularité du ballon rond transcende une société éclatée géographiquement (l’archipel indonésien, le plus vaste du monde, compte autour de 17 000 îles) et ethniquement : aujourd’hui quatrième pays le plus peuplé au monde (260 millions d’habitants), l’Indonésie est un melting pot de populations javanaise, soundanaise, chinoise et d’une multitude d’autres minorités aux identités composites.

Très vite, le colonisateur batave se demande s’il faut laisser jouer ces populations indigènes dans le même championnat que les joueurs néerlandais. Lors d’une assemblée générale de la WSVB, les décideurs hollandais décrètent que les équipes de joueurs autochtones devront former leur propre ligue. Les formations indigènes réagissent aussitôt, en quittant la WSVB, puis en fondant leur propre association, la SVM (Sportvereeniging Minangkabau, soit Association sportive de Minangkabau) en août 1922. « Tout ça démontre bien que le football avait déjà une immense popularité à l’époque coloniale, qui s’est confirmée aujourd’hui » , avance Freek Colombijn, anthropologue à l’université d’Amsterdam et spécialiste de l’histoire de l’Indonésie.

« Il y a une forme de nationalisme urbain qui s’est construit autour de l’équipe de football »

Une popularité telle que le sport roi et l’équipe qu’on soutient font parfois figure de marqueur identitaire numéro 1 pour les fans indonésiens. « La Jakmania m’a tout donné, abonde Diky Soemarno. Elle m’a tout appris à propos des relations humaines, de l’amour, la solidarité, comment gérer une communauté… » « Certains clubs comme le Persebaya Surabaya, qui a été créé en 1927, ont valeur d’institution pour les populations locales, rebondit Colombijn.

Ça en devient presque intimidant de voir à quel point les gens sont attachés à leur ville… Il y a une forme de nationalisme urbain, puissant et durable, qui s’est construit autour de l’équipe de football.

Les gens se sentent identitairement liés à cette équipe. À Surabaya, (la deuxième plus grande ville d’Indonésie après Jakarta, N.D.L.R.) tous les dimanches matin, c’est une journée sans voiture, où on peut faire du jogging dans les rues principales, jouer de la musique, vendre des marchandises… Mais le truc qu’on voit vraiment tous les week-ends, c’est la parade des supporters des fans du Persebaya. Ça en devient presque intimidant de voir à quel point les gens sont attachés à leur ville… Il y a une forme de nationalisme urbain, puissant et durable, qui s’est construit autour de l’équipe de football. » Pourquoi vouloir à ce point-là affirmer son appartenance locale ? Sans doute parce que l’Indonésie, plus grand archipel du monde, avec ses plus de 700 dialectes locaux recensés, reste un pays extrêmement fragmenté. « En France, vous avez des fans du PSG dans tout le pays, c’est pareil avec la Juventus en Italie. C’est absolument impensable en Indonésie. On supporte le club de sa ville ou région, point » , confirme Colombijn.

A history of violence

Une division qui participe à exacerber les tensions entre les fans hardcore des clubs indonésiens, dont les bastons violentes, à l’intérieur comme en dehors des stades, rythment l’actualité du championnat. Une question d’identité locale donc, qui doit être défendue aux poings, quitte à trop souvent déboucher sur des morts dramatiques. « Mais vous devez bien comprendre que pour certains fans, c’est un truc normal en Indonésie, explique Diky Soemarno. Moi, par exemple, si je vois des fans du Persib Bandung, peut-être que je vais aller me battre avec eux parce qu’ils m’ont blessé intérieurement à cause de ce qu’ils ont déjà dit sur le Persija. Le Persija, c’est ma fierté, le nom du club est dans mon sang. Quand ils en parlent mal, on peut se mettre en colère. D’ailleurs, les fans indonésiens se battent dans la rue et le stade, mais pas seulement lors des jours de match. » La sous-culture ultra indonésienne a même produit ses propres vocabulaire, us et coutumes. « Par exemple, les fans du Persebaya Surabaya sont surnommés les Bonek, reprend Colombijn. On peut les assimiler à des hooligans. Sauf que les hooligans européens ne se revendiquent pas comme tels. Quand on est un Bonek, on le dit, c’est une partie intégrante de son identité. »

Un sentiment d’appartenance hyper prononcé, qui vient peut-être aussi combler d’autres carences, alors que le public des stades indonésiens reste très marqué sociologiquement. « Un nombre incroyable de personnes aime et suit le foot en Indonésie, mais seulement une minorité de gens va au stade, déroule Andy Fuller, chercheur à l’Asia Institute et spécialiste du sport indonésien. Les fans issus des classes les plus aisées tendent à plus s’intéresser aux grands championnats européens, sans trop porter d’attention à la ligue domestique, qui est tellement corrompue qu’elle perd en intérêt à leurs yeux. En revanche, les fans hardcore d’équipes indonésiennes sont généralement des urbains, pauvres, qui suivent assidûment leur équipe au stade. »

« Tu vas voir jouer le Persija et tu oublies ta vie de merde, que tu as faim, que demain ce sera la galère »

À la sixième place du classement des pays aux plus fortes inégalités dans le monde selon l’ONG britannique Oxfam,

À Jakarta, il n’y a qu’un seul divertissement réellement accessible économiquement pour les pauvres, et c’est le football. Les billets pour le match sont vendus à des prix raisonnables. Quand tu n’as pas d’argent, tu vas voir jouer le Persija. Tu oublies ta vie de merde, que tu as faim, que demain ce sera la galère.

l’Indonésie est le reflet d’une société à plusieurs vitesses, où le supportérisme des clubs locaux est l’apanage des classes populaires, majoritairement jeunes et paupérisées. « À Jakarta, il n’y a qu’un seul divertissement réellement accessible économiquement pour les pauvres et c’est le football, reprend Diky Soemarno. Les billets pour le match sont vendus à des prix raisonnables. Quand tu n’as pas d’argent, tu vas voir jouer le Persija. Tu oublies ta vie de merde, que tu as faim, que demain ce sera la galère. Tu laisses tout ça derrière et tu chantes, tu ries, tu danses au match du Persija. » Pour ceux qui n’ont ni les moyens, ni l’opportunité d’acquérir un billet, il reste toujours le fameux Jebolan. « Le Jebolan, c’est une pratique qui revient à pénétrer à l’intérieur d’une enceinte, poursuit Soemarno. Quand des fans n’ont pas de tickets et qu’ils veulent entrer dans le stade, ils poussent la police, les portes, et ils entrent. Quasiment à tous les matchs, il y a des supporters qui pratiquent le Jebolan, oui. »

Corruption, milices et bastons lycéennes

Une passion débordante qui laisse toujours une question en suspens : pourquoi le football indonésien empile-t-il donc les cadavres depuis le milieu des années 1990, sans que l’opinion publique, la Fédération ou le gouvernement n’agissent à grande échelle pour tenter de combattre la violence qui empoisonne le sport roi ? Pour Andy Fuller, la faiblesse structurelle de la Fédération indonésienne, ravagée par la corruption, est d’abord à blâmer : « Tout est corrompu, à tous les niveaux. Les dirigeants, les joueurs qui sont mal payés et ont des contrats précaires… » Dernier exemple en date, celui d’un certain Hidayat, un cadre de la Fédération indonésienne, forcé de démissionner après qu’un enregistrement diffusé à la TV l’a montré tentant de soudoyer l’entraîneur du Madura FC contre un pot-de-vin d’environ 14 000 dollars, pour truquer un match de deuxième division. Quant à canaliser les fans les plus bouillants des clubs indonésiens, c’est une mission qui ressemble à un exercice sécuritaire complexe. « Il ne faut pas généraliser, mais un nombre non négligeable de ces fans forment des sortes de gangs locaux, qui travaillent dans l’économie informelle, poursuit Fuller. Par exemple, une frange de supporters du club du PSIM Yogyakarta, une ville située sur l’île de Java, est affiliée à des milices musulmanes, une autre à des milices plus séculaires. En gros, ce sont des gangsters quoi ! »

Des fans du PSIM Jogjakarta.

Il serait cependant trop schématique de lier la violence des ultras indonésiens à leurs éventuelles connections avec les milieux criminels locaux. Diky Soemarno, par exemple, a la trentaine, est père de famille et a un job stable dans une entreprise sud-coréenne basée à Jakarta. Pour certains, l’ultra violence du football indonésien est ainsi avant tout liée à une composante culturelle. « C’est normal en Indonésie de se battre, si on se sent insulté, décrypte Soemarno. Ça se fait beaucoup dans les lycées par exemple. » Ces bastons entre étudiants, appelées Tawuran, provoquent plusieurs dizaines de décès par an dans le pays. En 2012, la Commission indonésienne pour la protection de l’enfance (KPAI) révélait par exemple qu’elle avait enregistré 339 cas de bagarres entre étudiants, qui avaient entraîné la mort de 82 d’entre eux.

État d’urgence

Façonnée par les trente-deux années de dictature du Nouvel Ordre imposé par Soeharto, un militaire qui s’était emparé du pouvoir en 1967 pour ne le céder qu’en 1998, l’Indonésie reste historiquement et culturellement marquée par plusieurs décennies de despotisme martial, où le pouvoir en place a coordonné l’assassinat de centaines de milliers d’opposants politiques. La plus célèbre de ces chasses aux sorcières étant l’annihilation complète des militants communistes de 1965 à 1967, un massacre organisé qui aurait fait au moins 400 000 morts. Pour le professeur de sciences politiques Jacques Bertrand, auteur de l’ouvrage Nationalisme et conflit ethnique en Indonésie, les institutions ultra autoritaires du Nouvel Ordre de Sohertao ont créé un sentiment d’exclusion sociale et politique chez de nombreux Indonésiens, accentué les tensions communautaires et religieuses entre les diverses ethnies du pays et produit une méfiance exacerbée à l’égard de l’État.

Pour certains observateurs locaux du football indonésien, cette méfiance à l’égard du pouvoir central pourrait théoriquement perdurer aujourd’hui, y compris dans les milieux ultras indonésiens, qui pourraient bien préférer régler leurs problèmes par la force, plutôt que de s’en remettre à la police d’état. « Il est également possible d’apporter une autre explication culturelle à la violence dans les stades, pointe Freek Colombijn. Le groupe ethnique numériquement dominant en Indonésie, les Javanais, a des idées strictes sur l’ordre : un conflit ouvert doit normalement être évité à tout prix, et ne pas perdre la face est absolument fondamental. La réaction normale lors d’un conflit est l’évitement et la médiation. » Deux choses inconciliables avec un match de football. « C’est un sport où le conflit est abordé ouvertement, où des insultes sont échangées, où il est facile de se sentir agressé, par exemple lorsqu’un des joueurs de son équipe est violemment taclé. »

De fait, la violence qui imprègne leur sport favori semble intégrée comme une fatalité structurelle par les fans de football indonésiens. Et par Diky Soemarno, qui n’a pas hésité à se rendre le mercredi 10 juillet dernier au Gelora Bung Karno Stadium, où le Persija Jakarta recevait le Persib Bandung pour le premier Old Indonesian derby de la saison 2019. Bilan ? Un partout. Plus de 70 000 spectateurs en fusion. Et zéro décès recensé. Le 25 septembre dernier, Edy Rahmayad, le président de la Fédération indonésienne de football, déclarait qu’Haringga Sirla, décédé lors du précédent derby de Jakarta deux jours plus tôt, serait la dernière victime. À peine quatre mois plus tard, le 20 janvier 2019, il démissionnait, ultime symbole de l’impuissance des cadres du football indonésien à combattre la corruption et la violence endémique qui plombent le football de leur pays.

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Par Adrien Candau

Tous propos recueillis par AC

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